Dans son ouvrage "Y a-t-il une vérité ?" Daujat se revendique de saint Thomas:
"Ceci précisé, revenons à la philosophie de saint Thomas d'Aquin dont ce livre exposera les affirmations fondamentales. On y verra pourquoi cette philosophie constitue la véritable science philosophique et n'est pas un système mais accueille en elle et y intègre toutes les vérités partielles et complémentaires les unes des autres reconnues par les différents systèmes opposés entre eux de sorte que cette philosophie n'exclut rien, elle reconnaît tout ce qui a été vu de vrai en toute philosophie en le faisant sien et l'illuminant sous une lumière supérieure et le reliant à tout le reste, c'est par là qu'elle est vraiment « catholique », ce qui veut dire universelle : pour ne rejeter l'apport authentique d'aucune philosophie, il faut cette puissance universelle d'accueil qui ne se trouve que dans la philosophie de saint Thomas d'Aquin car dès qu'on entre dans un système on rejette l'apport du système opposé ou complémentaire. C'est dire aussi que cette authentique science philosophique que saint Thomas d'Aquin a fondée ne se termine pas plus avec ce qu'il a pu penser et écrire de son vivant que la chimie ne s'est terminée avec l'oeuvre de Lavoisier ou la physiologie avec celle de Claude Bernard : ouverte à tout accueillir en elle, elle demeure toujours ouverte à tous les développements, à tous les accroissements et enrichissements qui lui viendront au cours des siècles de tous les progrès de la pensée humaine en tous ordres et notamment dans les domaines divers de toutes les sciences. Par là cette philosophie de saint Thomas d'Aquin n'est pas plus du XIIIe siècle que la chimie fondée par Lavoisier n'est du XVIIIe ou la physiologie fondée par Claude Bernard du XIXe, elle n'est pas plus européenne que la chimie ou la physiologie, elle vaut pour toute l'histoire, pour tous les temps, pour toutes les civilisations (l'homme qui a le mieux su comprendre, accueillir, faire sien, éclairer toutes les richesses des philosophies de l'Inde
n'est-il pas le fidèle disciple de saint Thomas d'Aquin qu'est Olivier Lacombe ?). Nous aurons l'occasion de donner des exemples de la manière dont la philosophie de saint Thomas d’Aquin peut s’enrichir de tout l’apport des prodigieux progrès contemporains des sciences physiques et naturelles en même temps que les éclairer (citons
seulement ici l'exemple de Roland Dalbiez, fidèle disciple de saint Thomas d'Aquin, qui fut le premier catholique à comprendre, accueillir, assimiler, faire sien tout l'apport scientifique authentique de l'oeuvre de Freud) et s'ouvrir à toutes les richesses de civilisation du monde contemporain (Jacques Maritain, fidèle disciple de saint Thomas d'Aquin, n'est-il pas l'homme qui a le mieux compris, expliqué, éclairé, aimé et fait aimer les formes les plus
d'avant-garde de la poésie et de l'art contemporains ?)"
Mais déja, à la lecture de ces quelques lignes, on perçoit les limites de l'esprit qui proclame, un peu trop bruyamment à mon goût, sa fidélité à saint Thomas.
1/ Une bienveillance pour les sciences physiques et naturelles:
" Contester qu'il y a une vérité dans les sciences, c'est tarir le développement de ces sciences : Meyerson a définitivement montré par le témoignage quasi unanime des savants que ceux-ci ne cherchent rien
d'autre que la connaissance de la vérité et que toutes les sciences supposent cette connaissance effectivement possible (cf. nos ouvrages L'oeuvre de l'intelligence en physique et Physique moderne et philosophie traditionnelle). C'est d'ailleurs cette préoccupation de vérité qui fait que l'unanimité des savants n'a pas toujours été
réalisée d'emblée : la connaissance de l'histoire des sciences nous montre ce qu'ont été les longues discussions et oppositions entre eux."(p. 9)
La lecture de Pierre Duhem (La théorie physique, 1914), d'Emile Simard (La nature et la portée de la méthode scientifique, 1958) ou bien encore le regard au scalpel de Marcel de Corte dans l'Intelligence en péril de mort (Le romantisme de la science) contribuent, de manière salutaire, à nous mettre en garde contre cet optimisme béat de Daujat vis-à-vis de la science moderne. Non, les scientifiques depuis Descartes ne sont pas à la recherche d'une quelconque vérité, ce qui les intéresse, ce qui les motive, c'est un résultat, un succès. En un mot: une vérité opératoire. Je cite les propos de Descartes lorsqu'il entend fonder une nouvelle science de type mathématique:
" et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature."
Qu'est devenue la science désintéressée ?
2/ Lorsqu'il évoque l'ouvrage de Roland Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne (1936), il ne réalise pas à quel point celui qui gravitait dans l'entourage de Maritain, Mounier et Merleau-Ponty, et que l'on présente comme le maître de Paul Ricoeur, n'avait rien en commun avec saint Thomas dans le domaine de la Psychologie: saint Thomas expose une science du vivant, de l'être animé, du sensible et de l'être raisonnable; quant à Freud, avec la Psychanalyse, vision mythologique des pulsions, l'homme est ramené à l'animal, l'adulte à l'enfant et la vie à la mort: Freud n'écrit-il pas que le but - but et non terme - de la vie c'est la mort; d'où l'omnipotence du Thanatos. "La vie, écrit-il encore, est un accident de la matière." A l'origine, pourrait-on résumer, était le minéral. Tout retourne à la matière." Une autre manière, me direz-vous, d'envisager la formule qui accompagne la distribution des Cendres: " Tu es poussière et tu retourneras en poussière." Avec la psychanalyse, il n'existe pas de vision plus pessimiste, plus matérialiste.