Ne vous en déplaise, le "risque" par moi soulevé existe bel et bien. Pour que la messe rende présent le Sacrifice de la Croix, il faut que la messe soit elle-même un sacrifice. Certes la messe n'est pas un sacrifice indépendant du Sacrifice de la Croix. Le sacrifice de la messe est un vrai et propre sacrifice, mais un sacrifice relatif - vis-à-vis du sacrifice absolu qu'est le Sacrifice de la Croix.
Autrement dit, si à la messe il n'y a pas immolation et oblation (propitiatoire) alors il n'y a pas sacrifice et cette "messe" n'est pas l'"unique Sacrifice" de la Croix.
1) Et de ce point de vue, l'affreuse traduction française officielle de l'"orate fratres" dans le N.O.M., loin d'être en quoi que ce soit rassurante, est (au contraire) typiquement représentative de l'altération dont souffre la partie cérémoniale du N.O.M.
On sait en effet que l'édition latine typique du N.O.M. avait conservé l'"orate fratres". On pourrait d'ailleurs en tirer argument en faveur de la version latine du N.O.M. :
"Priez, mes frères, pour que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, puisse être agréé par Dieu le Père tout-puissant.
"- Que le Seigneur reçoive de vos mains le sacrifice, à la louange et à la gloire de son nom, et aussi pour notre bien et celui de toute sa sainte Eglise."
Donc on pourrait tirer argument du maintien de l'"orate fratres" (dans l'édition latine) : on y fait mention de l'offrande, à la messe, d'un sacrifice (et pas seulement de la mémoire du Sacrifice de la Croix) et l'on demande à Dieu, pour ce sacrifice, son agrément.
A cela je réponds que même les prières latines de la "présentation des dons" parlent d'une "offrande", donc d'une oblation. Mais que dans ces mêmes prières, si l'on fait exprime l'idée d'une oblation, il n'est plus exprimé et signifié (substitution et omission) que cette oblation est propitiatoire. La référence explicite à l'agrément divin dans l'"orate fratres" maintenu ne vient pas de soi palier cette omission parce que même un simple sacrifice d'adoration et d'action de grâces nécessite l'agrément divin.
Donc, de soi, dans l'édition latine du N.O.M., si l'on offre encore un sacrifice, on n'offre plus un sacrifice propitiatoire.
Dans la "présentation des dons" du N.O.M., l'omission de l'exacte dimension propitiatoire de l'oblation ("Suscipe sancte Pater"), en tant que les nouvelles prières se substituent aux anciennes sans plus signifier la fin propitiatoire du sacrifice, altère également la signification (et la portée) de l'"orate fratres" maintenu.
Avec l'affreuse traduction française officielle, c'est encore plus simple. Beaucoup plus radical.
"Prions ensemble, au moment d'offrir le sacrifice de toute l'Eglise.
"- Pour la gloire de Dieu et le salut du monde."
On ne demande même plus que le sacrifice soit agréé de Dieu. De quel sacrifice peut-il donc s'agir ?
On remarquera d'ailleurs que la même traduction vernaculaire officielle fait disparaître toute dimension oblative dans les prières de la "présentation des dons" : il ne s'agit plus d'offrir ("offerimus"), mais de présenter ("nous te le présentons").
Peut-on encore parler de sacrifice - cf. la traduction-trahison de l'"orate fratres" - lors même qu'il n'est plus fait mention de l'agrément divin et que l'oblation est passée aux oubliettes dans ce fantôme d'offertoire ?
2) L'adjonction du "quod pro vobis tradetur" aux paroles de la première consécration n'est pas non plus particulièrement rassurante.
Certes, on fait valoir que cette formule paulinienne (I Cor. XI, 24) se retrouve en de nombreux rites autres que le rite romain.
Sauf qu'il faut nuancer cette affirmation.
a) Tout d'abord "quod pro vobis tradetur" est propre à la Vulgate. Si l'on se penche sur les manuscrits grecs, il faut retenir avec le Père Allo (Commentaire sur la première épître aux Corinthiens) "Τό ύπερ ύμϖν", c'est-à-dire "Ceci est mon corps
qui est pour vous". La formule paulinienne est donc en fait elliptique.
b) Ensuite, si l'on s'intéresse aux paroles de la consécration dans d'autres rites (passés ou présents) que le rite romain, on se rendra compte que lorsque la formule paulinienne est reprise, le corps du Christ n'est généralement pas "livré", mais bien plutôt :
- "rompu" (canon d'Hippolyte, anaphore de Sérapion, Constitutions apostoliques, Testament de Notre-Seigneur, Ambrosiaster, anaphore de Théodore de Mopsueste, anaphore de Nestorius, anaphore de saint Jean Chrysostome, anaphore de saint Basile, rite arménien, rite abyssin)
- "donné" (anaphore de Balizeh)
- "brisé" (rite maronite antérieur au XVIIe siècle),
- "rompu et donné" (anaphore de saint Jacques et de saint Jean l'Evangéliste, anaphore des Douze Apôtres, anaphore de saint Marc, rite chaldéen restauré,
- "rompu et partagé" (anaphore de saint Basile du rite antiochien).
c) En revanche, le corps du Christ est "livré" :
- dans l'anaphore de saint Grégoire (rite alexandrin) et dans l'anaphore de saint Basile (du rite alexandrin), même si la formule exacte est : "Ceci est mon corps qui est rompu pour vous, et qui sera livré pour beaucoup en rémission des péchés",
- dans le rite mozarabe...
... même si Dom Cabrol (dans le Dictionnaire de Théologie catholique) s'interroge sur la forme du rite mozarabe et rappelle que lorsque le rite mozarabe fut restauré à l'initiative du Cardinal Cisneros en 1500, Rome imposa les paroles de la consécration du rite romain.
Cela étant dit, et en admettant que les paroles "quod pro vobis tradetur" puissent avoir leur place dans la consécration - mais pas au titre de "paroles essentielles" - cela ne veut pas dire qu'il soit légitime de les adopter dans le rite romain et dans un contexte donné.
Tout d'abord, le sacrifice de la messe est accompli avec la deuxième consécration et pas avant (la première consécration réalise "seulement" la Présence Réelle sous les espèces du pain) :
"La fonction essentielle du sacrifice consiste seulement dans la consécration. Sententia communis.
"La consécration a été instituée par le Christ, elle est accomplie par le prêtre au nom du Christ sur la victime proprement dite et représente le sacrifice de la croix. Pour réaliser le sacrifice, la double consécration est nécessaire, parce que le Christ l'a faite à la dernière Cène. Sans compter l'exemple du Christ, la double consécration est nécessaire pour représenter sacramentellement la séparation réelle du corps et du sang du Christ.
"Selon saint Grégoire de Nazianze, le prêtre, en prononçant les paroles de la consécration sépare "par une coupure non sanglante le corps et le sang du Seigneur, en employant sa voix comme glaive" (Ep. 171). D'accord avec le langage des Pères, les théologiens parlent d'une immolation non sanglante ou mystique (immolatio incruenta, mactatio mystica) du divin Agneau. [...]
"L'oblation extérieure consiste dans la séparation sacramentelle mystique du corps et du sang du Christ, qui est réalisée ex vi verborum par la double consécration, et qui est une représentation objective de la séparation historique réelle réalisée sur la croix."
Louis Ott, Précis de Théologie dogmatique, 2e éd. fr., pp. 563-564.
Donc on comprend très bien pourquoi le rite romain traditionnel fait mention du sacrifice dans la deuxième consécration ("qui pro vobis et pro multis
effundetur in remissionem peccatorum") - soulignant qu'est là (à ce moment-même) réalisé le "mysterium fidei" - lors même qu'à la première consécration il n'est fait mention que de la Présence Réelle ("Hoc est enim corpus meum" et c'est tout).
Par conséquent, loin d'être un développement liturgique et dogmatique (comme il se doit en toute réforme liturgique vraie et fructifiante) l'adjonction des paroles "quod pro vobis tradetur" opérée par le N.O.M. vient - censément dans le rite romain - parasiter la double consécration dans son expression la plus exacte, et dans son exacte compréhension.
Elle est donc, dans ce qui est
censé être le rite romain (et donc par rapport au rite romain traditionnel), pour le moins inopportune.
Mais si l'on considère les autres changements apportés aux paroles de la consécration, l'ensemble desdits changements, et notamment le changement considéré deviennent encore plus préoccupants :
- Déplacement du "mysterium fidei" (qui indiquait si bien que l'immolation était réalisée à la deuxième consécration), et lien opéré par la deuxième Prière eucharistique non plus entre le "mysterium fidei" et la double consécration, mais entre le "mysterium fidei" et la communion (ce qui semble très malsonnant au regard du canon 1 du décret tridentin sur le sacrifice de la messe) ;
- Adjonction des paroles de l'anamnèse ("vous ferez cela en mémoire de moi") qui selon le canon 2 du décret tridentin sur le sacrifice de la messe sont les paroles par lesquels les apôtres ont été ordonnés prêtres - et donc ne ressortissent pas directement de la consécration eucharistique elle-même - est-on en train de consacrer ou de faire un récit ?
- Adjonction des paroles "prenez et mangez[buvez]-en tous", qui ressortissent plus à la dimension "banquet eucharistique" de la messe (la communion) qu'à l'immolation réalisée par la double consécration ;
- Intégration des paroles consécratoires au sein du récit de l'Institution (là où la tradition liturgique romaine avait bien isolé les paroles consécratoires du récit proprement dit) et la tendance marquée à prononcer les paroles de la consécration sur un mode récitatif et non pas intimatif ;
- Et sans compter les traductions officielles du "pro multis" : l'inacceptable "pour tous" ; l'ambigu "pour la multitude"...
Evidemment, on pourra toujours aller voir dans les rites autres que le rite romain, rites anciens ou présents, et trouver des similitudes avec tel ou tel de ces changements... sauf que dans une économie d’ensemble, dans un contexte donné, ces différents changements peuvent avoir une signification conforme ou contraire à la substance du sacrement.
Et, par rapport au rite romain traditionnel (j'insiste), tous ces changements vont dans le sens d'une régression, d'une déconstruction, d'une perte de signification.
Le récit-mémorial qui rend présent le Sacrifice de la Croix se substitue au sacrifice vrai et propre signe et réalité du Sacrifice de la Croix.