Trois limites cependant à Pastor aeternus:
- l'une de fond: le Pape ne peut faire connaitre une nouvelle doctrine : cette infaillibilité ne vaut que pour garder saintement et exposer fidèlement la révélation transmise par les apôtres (Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est);
- l'autre de matière : en matière de Foi et moeurs
- la dernière de forme : la proclamation doit être faite ex cathedra
Ce que vous présentez comme troisième limite est souvent, à dessein ou par mégarde, Dieu en est juge, mal perçu ou mal interprété.
Il convient de préciser.
J'avais essayé de le faire dans ce message antérieur (
ICI), en précisant que ce n'est pas seulement dans
Pastor Aeternus (D 1839) qu'il est question de l'infaillibilité, mais aussi, quoique plus implicitement, dans
Dei Filius (D 1792), et qu'il faut prendre ces deux textes ensemble pour comprendre correctement la portée de l'infaillibilité de l'Église et du Pape, comme l'ont fait dès 1870 les premiers commentaires catholiques du Concile du Vatican, explicitement confirmés et faits siens dans certains cas par le pape Pie IX, et les manuels d'ecclésiologie non encore infectés par les crises du XXe s. (ou les manuels du XXe s., plus rares, qui s'en défendent vigoureusement).
En revanche, dans la littérature la plus récente, j'entends : depuis les années 30 ou la dernière guerre passée, donc sous l'influence à nouveau croissante du modernisme les dernières années du pontificat du pape Pie XI, notamment après le décès du cardinal Merry del Val, et sous l'influence du catholicisme libéral renaissant, et, depuis le désastre conciliaire, aussi de la littérature "tradie" souvent française et gallicanisante (et souvent nos "tradis" actuels n'ont rien lu d'autre et le prennent pour "la Tradition"), le terme "ex cathedra" est souvent interprété comme s'il était l'équivalent de "solennellement", "expressément", alors qu'il signifie simplement "dans l'exercice de sa fonction", comme l'explicitent par ailleurs le texte même de la définition (
id est, cum ... munere fungens ...) et les commentaires.
Ainsi il n'est pas rare de lire, et c'est une sottise théologique de première ordre, de laquelle une lecture un peu sérieuse de la littérature aurait pu préserver, que le Pape ne s'exprimerait infailliblement "qu'une ou deux fois par siècle".
Ce n'est pas le cas. Faut-il le dire ? On se passerait bien d'un tel Pape, appelé à "confirmer ses frères dans la foi" (donc forcément sans pouvoir se tromper et tromper les fidèles, sinon ce ne serait pas la peine), s'il fallait attendre chaque fois à peu près 100 ans.
(Et par ailleurs, mais c'est encore un autre point, "ne pas s'exprimer de façon infaillible" n'équivaut nullement à "pouvoir débiter impunément des hérésies", comme certains paraissent le penser ; l'hérésie manifeste et publique, même sans l'appel à l'infaillibilité, étant (depuis au moins Saint Thomas) incompatible avec l'exercice légitime de la juridiction ordinaire.)
Non, le Pape n'est nullement lié à une forme spécifique pour s'exprimer infailliblement. Il peut le faire dans une lettre ou un autre texte (adressé à l'Église universelle), un sermon ou un discours. Et il le fait souvent, de fait plusieurs fois par an. Dans tous ces cas, il est assis, pour ainsi dire, sur sa Chaire, celle de Saint Pierre, puisqu'il enseigne
ex officio.
De telles déclarations ordinaires, non solennelles, mais suffisamment péremptoires, sont légion, même si elles ne se retrouvent pas à toutes les pages de toutes les encycliques, mais assez souvent. Le P. Cartechini donne des exemples tirés des encycliques du pape Léon XIII (
Dal opinione al domma : valore delle note teologiche, Rome 1953, p. 43). Voir aussi M.J. Scheeben,
Handbuch der katholischen Dogmatik I, Freiburg 1873, pp. 228-229. Ces déclarations ordinaires sont également
fide divina et catholica credendae dans les conditions mentionnées. Cela serait impossible (et c'est bien sûr la condition préalable) si le point en question n'était pas (ou étroitement lié à) un point de la Révélation (votre première limite) et s'il n'était pas présenté comme tel. Mais ça suffit.
Le Pape enseigne donc infailliblement chaque fois qu'il enseigne à l'Église universelle (de quelque façon que ce soit) de tenir un point comme une vérité révélée (ou comme étroitement liée à la Révélation) ou de rejeter les erreurs contraires. Une formule spéciale n'est pas requise pour cela, une formulation suffisamment péremptoire suffit.
Peut-être que le terme
definit dans D 1839 (
Pastor aeternus, cap. 4) – Marco Antonio l'a fait remarquer – contribue au malentendu. Cependant,
definit ne doit pas être pris dans un sens strictement juridique, tel que "définir", mais a un sens plus général, tel que "déclarer", "clarifier". Nous le savons avec certitude par les actes du Concile (Mgr Vinzenz Gasser comme Relateur de la
Deputatio de fide le 11 juillet 1870, source Mansi et continuateurs,
Conciliorum collectio tom. 52, p. 1316):
Vox definit significat quod papa suam sententiam circa doctrinam, quae est de rebus fidei et morum, directe et terminative proferat, ita ut iam unusquisque fidelium certus esse possit de mente sedis apostolicae, de mente Romani Pontificis.("définit" veut dire que le Pape exprime sa position sur une doctrine de foi et de moeurs de façon directe et péremptoire, de telle façon que tout fidèle peut être certain du sens voulu par le siège apostolique et le pontife romain.)
Cependant, je suis d'accord (mais cela est dû à l'interruption du Concile et au fait qu'une autre constitution n'a pas pu être votée) que la relation précise entre les passages parallèles D 1792 et D 1839, et en particulier la portée précise du magistère ordinaire et universel de l'Église avec le Pape ou du Pape seul (non abordée explicitement par
Dei Filius) pourrait et devrait probablement être établie plus clairement. Malheureusement, une deuxième constitution
De Ecclesia n'a jamais abouti, avant que le Concile ne soit reporté
sine die (deux constitutions votées et promulguées par le Pape, mais 51 schémas encore à discuter et restés en suspens depuis).
On n'avancera probablement plus sur ce point ici-bas, après que la Nouvelle Pentecôte, au nom usurpé de "Vatican II" est venu obnubiler les esprits encore davantage.
Et cette imprécision relative convient très bien aux néo-conservateurs et aux semi-traditionalistes d'aujourd'hui, car elle leur permet une théologie à la carte, soit "to have their Pope and eat him", voire d'ignorer complètement le prétendu "Pape", si ce qu'il dit n'a pas l'heur de plaire à leur interprétation de "la Tradition" ou ne leur convient pas pour une autre raison. Ce n'est pas (plus) catholique.