Avant toute chose, il faut rappeler qu'un simple discours n'a qu'une valeur magistérielle très faible voire nulle. Cela n'a rien à voir avec une quelconque supériorité du Concile sur le Pape. Les documents des papes qui ont une valeur magistérielle certaine et contraignante sont, dans l'ordre décroissant: 1) les déclarations solennelles ex cathedra, 2) les encycliques 3) les exhortations. Ce simple discours n'en fait évidemment pas partie. La constitution conciliaire sur la liturgie, en tout cas, a une valeur magistérielle bien plus grande que ce discours, d'autant plus qu'elle s'inscrit dans la grande Tradition liturgique de l'Eglise latine, contrairement à ce discours qui donne l'impression de vouloir une certaine forme (assez limitée d'ailleurs) de rupture.
Pour comprendre cet écart entre SC et ce discours (malheureux) de Paul VI, il faut prendre en compte le contexte de la deuxième moitié des années 1960: sur le terrain, un ultra-progressisme pastoraliste; au sommet de la hiérarchie, un optimisme largement excessif et un profond aveuglement, mais certainement pas le désir de démanteler la liturgie. L'état d'esprit général a très rapidement évolué entre 1963 et 1969. Il y a comme une sorte d'emballement, la hiérarchie essayant désespérément de suivre la course du jeune clergé vers toujours plus d'expérimentations liturgiques, tout en essayant de limiter et d'encadrer le mouvement. Le résultat a été la parution du NOM de 1969, qui en réalité a été une tentative romaine de reprise en main de la situation liturgique qui devenait littéralement incontrôlable... mais non sans faire de malheureuses concessions à l'esprit du temps.
En 1963, un profond désir de mettre la liturgie traditionnelle à la portée de tous; c'est ce qui explique la nature finalement très traditionnelle de SC; en 1969, une acceptation jusqu'aux plus hauts niveaux de l'idée d'une liturgie soumise au diktat de la pastorale. C'est ce qui explique les contradictions de Paul VI qui valide un enseignement en 1963 avant de dire presque l'inverse six ans plus tard. On voit donc bien que ce n'est pas le Concile qui est en cause, mais bien la situation sur le terrain caractérisée par une course en avant vers une modernisation toujours plus radicale et une rupture toujours plus grande avec la Tradition.
Il en est de même de la fameuse messe pour la première fois célébrée par Paul VI en italien et "face au peuple" en 1965: on est que deux ans après SC, mais déjà la tendance pastoralisante a pris le dessus dans les mentalités, contrairement à ce qu'enseigne SC qui rappelle explicitement que la contemplation doit primer sur l'action. Et pourtant, même cette messe correspond à peu près aux messes célébrées par la Communauté saint-Martin aujourd'hui, c'est à dire dans un respect strict du missel (qui est encore à l'époque celui de St-Pie V), sans fantaisies, avec toute la paramentique liturgique propre à la liturgie romaine. Cette messe a évidemment été une erreur, mais on est encore très loin du foutoir liturgique actuel.
Pour bien comprendre comment les choses se sont déroulées à l'époque, il faut relire les biographies de Dom Gérard et du P. Eugène de Villeurbanne écrites par Yves Chiron. L'ambiance survoltée de rébellion qui régnait dans les communautés religieuses et les séminaires à l'époque y est très bien décrite. Les enseignements du Concile et les directives romaines étaient refusés, ignorés, au nom de ce que l'on s'imaginait être "l'esprit du Concile" qui en réalité n'était que la mentalité de mai 1968 appliquée dans l'Eglise, une mentalité sans aucun rapport avec les enseignements réels du Concile. Le bénédictin et le capucin, qui seulement par la suite deviendront compagnons de route de Mgr Lefebvre, se sont d'ailleurs appuyés sur le Concile (en particulier Lumen Gentium et Perfectae caritatis) et même sur les discours de Paul VI pour refuser "l'aggiornamento" ultra-progressiste voulu par les responsables des ordres religieux. En effet, le Concile concevait bien la réforme des ordres religieux comme un retour aux sources des différents ordres accompagnée d'une adaptation à la marge aux conditions nouvelles de vie, et certainement pas comme un abandon total des observances, la relégation de la vie spirituelle au profit d'un activisme social ou politique, la modernisation à outrance du mode de vie religieux, etc. Paul VI, dans ses discours adressés aux religieux, a à plusieurs reprises mis en garde les responsables des grands ordres contre la tentation d'affadir les observances et d'abandonner, sous prétexte de "modernité", la radicalité évangélique propre à la vie religieuse traditionnelle. Il a même explicitement reproché à l'ordre bénédictin un aggiornamento par trop radical, et leur a demandé de conserver le chant de l'Office divin en latin et en grégorien, ce en quoi il ne fut pas suivi, excepté par Solesmes et une minorité d'abbayes.
Il est vrai qu'il n'a guère fait preuve de fermeté et n'a quasiment prononcé aucune sanction... qui de toute façon, étant donné le contexte de l'époque, auraient été probablement inefficaces.