Cher Signo,
Je vous réponds, un peu tardivement : vous avez tendance à écrire trop vite et trop abondamment pour que je réussisse à vous répondre adéquatement (j’écris cela sans ironie ni agressivité ; mais comme vous soulevez simultanément beaucoup de problèmes différents, j’ai tout simplement quelque peine à formuler des réponses qui ne se dispersent pas à l’excès).
Je me concentrerai ici sur quelques aspects seulement, sans nécessairement suivre l’ordre de votre message, par souci de concision, et en insistant nécessairement sur les points sur lesquels je me sépare de vous. Je risque de paraître un peu cuistre, mais c’est peut-être inévitable.
1° Je pense que certains grands concepts (modernité, post-modernité etc.) doivent être utilisés avec précautions, sans quoi ils risquent d’obscurcir davantage les problèmes qu’ils n’apporteront de lumières pour les résoudre. Ce point me paraît important. Les époques, mais aussi les processus historiques, ne sont pas univoques (pour être un peu cuistre, mais on ne se refait pas, c’est le problème des épistémès à la Foucauld). Vous semblez vous-même le sentir en distinguant Trente du tridentinisme, en quelque sorte. Mais il me semble qu’il faut aller plus loin. Un processus historique peut être considérablement infléchi par un contexte nouveau qui n’existait pas au moment où il s’est mis en branle.
Le système tridentin, par exemple, a été très sensiblement altéré par l’interminable et désastreuse controverse janséniste, qui aurait pu être évitée, et a d’ailleurs failli l’être. Il l’a été encore plus profondément par la fin brutale du monde qui l’avait vu naître, celui des monarchies catholiques et des États confessionnels, au cours de la période révolutionnaire et napoléonienne. Vous voyez dans l’évolution de l’Église du XVIe au XXe siècle les étapes quasiment inéluctables et logiques d’une tridentinisation conçue comme triomphe graduel d’un ultramontanisme autoritaire, alors qu’il me semble qu’il faudrait au contraire s’intéresser aux causes qui ont produit des étapes qui ne vous paraissent infaillibles que parce que vous en jugez a posteriori. Or, si la téléologie est vraie du point de vue de la science de Dieu, qui est cause des choses et par conséquent maîtresse de l’histoire, que la Providence conduit où elle veut la conduire, elle est fausse du point de vue de notre science partielle et bornée.
Il faut donc accorder davantage d’importance aux tensions internes d’un processus ou d’un système pour comprendre pourquoi tel pôle l’a emporté à un moment donné : pourquoi, par exemple, l’ultramontanisme le plus effréné s’est imposé alors que la réforme tridentine comportait une tendance très épiscopale, en France et en Espagne notamment. Cela suppose de restituer aux phénomènes et aux acteurs eux-mêmes leur complexité et leurs paradoxes.
Je ne vous en donnerai qu’un exemple. Vous aimez Dom Guéranger (pas moi, mais c’est une autre question). Dom Guéranger a pourtant été l’un des plus efficaces promoteurs de l’ultramontanisme autoritaire que vous récusez. Distinguerez-vous le Guéranger liturgiste du Guéranger ultramontain ? Lui-même n’aurait pas voulu d’une telle distinction : si le jeune abbé Guéranger, disciple de Lamennais, s’est intéressé à la liturgie, c’est certes parce qu’il avait un goût sincère et authentique de la prière liturgique, mais aussi pour mettre en difficulté l’ « establishment gallican » (Austin Gough) de l’Église de France du temps. Chez Dom Guéranger, la question liturgique est absolument indissociable de préoccupations ecclésiologiques ultramontaines, voire de pures préoccupations de politique ecclésiale antigallicane : il s’agit d’écraser l’épiscopat. Vous séparez donc ce qui était pour lui inséparable : c’est donc que vous voyez dans son œuvre deux logiques distinctes là où lui n’en voyait qu’une. Peut-être avez-vous raison, peut-être avez-vous tort : dans tous les cas, et même surtout si vous avez raison, cela montre que les processus sont complexes et ambivalents.
Je pense donc que certains de vos schémas interprétatifs sont excessivement réducteurs et tendent à fausser l’analyse.
2° À propos des Pères, je ne sais pas si vous vouliez sur ce point me répondre, puisque je ne crois pas en avoir parlé dans ce fil.
Je ne suis pas du tout hostile aux études patristiques, c’est pourquoi je ne répondrai que sur un point : le « thomisme desséché ». Il me semble que c’est une sorte de lieu commun qui n’apporte rien à l’analyse. Pour les raisons mentionnées en 1°, le thomisme du XXe siècle ne peut pas être envisagé comme quelque chose de monolithique. Il faut préciser de quoi et de qui l’on parle au lieu d’en parler abstraitement et dans le vide. La sécheresse, la sclérose, ce sont des métaphores dont j’ai toujours autant de mal à percevoir la pertinence interprétative.
L’un des auteurs les plus souvent visés par les auteurs qui se réclament du « renouveau » est Réginald Garrigou-Lagrange O.P. Or Garrigou-Lagrange donne précisément l’exemple d’un thomisme irrigué par la contemplation à laquelle il tend de toutes ses forces. Et surtout, l’illustre dominicain avait une préoccupation qui vous est chère à juste titre : celle de ne jamais séparer ascétique et mystique. Garrigou-Lagrange est précisément un auteur qui a insisté, et dans votre sens, sur un problème que vous identifiez comme l’une des causes du désastre actuel.
3° Là aussi, je m’intéresserai à un seul point : le rosaire. Si l’on a tant insisté sur cette dévotion (parfois maladroitement, peut-être), c’est parce qu’étant en quelque sorte indéfiniment modulable tout en fournissant un cadre fixe et sûr, elle convient à tous les publics, aux plus simples comme aux plus instruits. Le rosaire est à cet égard une sorte d’abrégé marial de notre religion chrétienne et c’est empiriquement l’un des moyens les plus efficaces de faire passer l’Évangile dans la prière et dans la vie chrétienne. Même si je suis d’accord pour dire qu’il est regrettable que certains fassent de sa récitation un huitième sacrement, quelque chose de magique ou une sorte d’absolue nécessité pour le salut, ce qui est absurde, faux et dangereux, il ne me paraît pas choquant qu’il occupe parfois la première place dans la piété de certaines âmes chrétiennes. La prière liturgique – je ne parle pas du saint sacrifice de la messe, mais de la liturgie comme liturgie – est d’abord celle des ministres de l’Église : c’est d’ailleurs l’une des définitions possibles de la liturgie.
En vous souhaitant un saint dimanche (et en espérant que vous comme moi pourrons bientôt nous associer plus directement aux cérémonies liturgiques),
Peregrinus