Autant j’aurais tendance à être plutôt d’accord avec vous sur un certain nombre de diagnostics que vous posez (pour dire les choses brutalement, nous avons en commun un certain nombre d’aversions), autant il me semble que votre propos pose des problèmes de terminologie et de chronologie qu’il gagnerait à résoudre pour gagner en pertinence. Il faudrait en effet procéder à un certain nombre de distinctions.
Le concept de « système tridentin » tel que vous l’employez ne me paraît pas entièrement heureux. Sur le plan dévotionnel, par exemple, il me semble que la rupture se situe plutôt au XIXe siècle, après que le choc de la Révolution et de la sécularisation a entraîné une modification très nette du système ecclésial hérité de Trente et de la Contre-Réforme. Les effets différés de cette rupture provoquée un demi-siècle plus tôt par l’explosion révolutionnaire arrivent à mon avis à maturité sous le pontificat de Pie IX, alors qu’à bien des égards Grégoire XVI était encore un pape de l’ancien monde. Yvon Tranvouez parlait de paradigme mennaisien : ce concept, s’il concerne surtout le mouvement catholique et a par conséquent des limites, me paraît à bien des égards plus juste.
On pourrait toujours dire qu’il ne s’agit que d’une nouvelle étape dans l’évolution du « système tridentin » : pourquoi pas, mais il me semble que la mutation est plus radicale, de nature et non seulement de degré.
De plus, il me semble qu’il faut formuler quelques autres distinctions.
Il faut distinguer ce qui est en soi un dévoiement, et ce qui le devient par l’abus qu’on en fait ou par le changement des circonstances. Il me semble que c’est particulièrement vrai en ce qui concerne le système dévotionnel dont vous soulignez avec raison les limites et les dangers. Après tout, ce système a pour fond originel les formes traditionnelles de la religion populaire, de très loin antérieures à la « révolution dévotionnelle » du XIXe siècle et même à la Réforme tridentine ; et du reste les fruits de la révolution dévotionnelle sont bien loin d’être entièrement mauvais : la révolution dévotionnelle a recatholicisé l’Irlande et contribué de manière décisive à la structuration de la nouvelle catholicité américaine. Si les fruits sont aujourd’hui en grande partie pourris, cela n’est pas nécessairement parce que l’arbre est mauvais, mais parce qu’ils se sont gâtés par l’effet du temps ou des circonstances. On a pu, par exemple, s’enfermer dans des dévotions particulières, comme certains s’enferment doctrinalement dans des controverses particulières : c’est ce que j’appelle la religion des premiers vendredis du mois, et il en résulte une perte de la doctrine ou de la dévotion tout court parce que la religion cesse alors d’avoir Dieu pour centre : ce qui ne signifie pourtant pas qu’il ne soit pas nécessaire de soutenir ces controverses particulières lorsque la doctrine est attaquée, ou que telle dévotion ne puisse être utile pour l’avancement dans la vie intérieure. Tout est question d’équilibre.
C’est ici que le changement des temps joue un rôle décisif. Prenez par exemple le catholicisme dévotionnel tel qu’il s’est installé en France au XIXe siècle, c’est-à-dire dans une version particulièrement caricaturale de sentimentalisme sucré. Ma sensibilité de vieux gallican de l’ancienne France se cabre devant cette piété ultramontaine et dégoulinante. Pour autant, cette forme de religion est-elle la cause de la déchristianisation ou de l’effondrement intérieur de la foi ? Non, ou alors secondairement, par l’abus qu’on en a fait. Cette forme de piété s’explique, elle était même à bien des égards inévitable, dans le contexte sociologique du catholicisme français du temps. Dans nombre de diocèses, dès la monarchie de Juillet, la pratique masculine dans les campagnes ne dépasse pas 5 à 10% (3% dans le diocèse d’Orléans au minimum du siècle, d’après Christiane Marcilhacy). La grande masse des pratiquants est alors formée d’enfants et surtout de femmes. On a donc inévitablement favorisé des formes de dévotion conformes à la sensibilité féminine du temps. Mais c’est un effet plutôt qu’une cause de la déchristianisation masculine, à mon sens. Il y a du reste très longtemps que le problème a été identifié (Mgr Dupanloup en parle, par exemple), et très souvent les remèdes ont été pires que le mal : l’Action catholique, par exemple, s’était fait dès les années 1920 une spécialité de la dénonciation des dévotions « féminines ». On a vu les résultats.
J’ai déjà été trop long et je vous prie de m’en excuser ; mais je pense que l’examen de ces problèmes réclame aujourd’hui comme hier beaucoup de nuances.
Peregrinus
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