Dans ce message, je dis des choses assez semblables à ce que vous exposez dans le vôtre.
A mon avis il faut remonter au-delà d'Occam. Je pense que l'évolution dont vous parlez vient de l'adoption des chiffres arabes au XIIIème siècle. Ils sont utiles dans leur ordre, celui de la mesure, mais comme ils sont fascinants, on adopte le mode de raisonnement qu'ils entraînent pour l'appliquer à tout.
En effet, les chiffres arabes permettent de parler de 1,7 enfants par femme. "1,7 enfants" n'est pas un être réel. Avant on raisonnait par fractions. On aurait dit par exemple "dix femmes ont en moyenne 17 enfants. L'abstraction mathématique a comme changé de nature. Et non seulement on a des expressions comme "1,7 enfants" qui ne désignent pas d'être réels, mais qui permettent seulement de compter les êtres réels, mais en plus on a de nouveaux concepts, comme le zéro et l'infini qui explicitement ne désignent aucune réalité.
On voit dans Joinville que Saint Louis a demandé un jour à ses proches s'ils savaient ce que signifie que Dieu est infini : l'idée est totalement nouvelle à cette époque. D'ailleurs dans la liturgie on ne parle pas à "Dieu infini" : à la rigueur on peut trouver des expressions comme "Dieu d'infinie bonté", mais j'aimerais savoir à quelle époque ont été rédigées les formules qui les contiennent.
Donc on a au XIIIème siècle l'apparition d'un mode de raisonnement qui se sert de concepts qui ne désignent rien de réel, et au XIVème siècle Guillaume d'Occam développe son nominalisme qui affirme que nos mots ne désignent rien de réel.
Vous connaissez l'histoire de la philosophie ensuite, avec l'idéalisme, etc.
Ce que je constate aujourd'hui c'est qu'on raisonne avec des concepts mathématiques sur des réalités qui ne devraient pas relever de ce raisonnement.
Distinguons par exemple le nombre nombrant et le nombre nombré, comme on dit en philosophie traditionnelle. Dans l'expression "trois verres", le nombre nombrant est "trois", le nombre nombré est "trois verres" (peut-être devrait-on dire "réalité mesurée", plutôt que "nombre nombré"). Cela permet d'y voir clair dans la question : le monde est-il infini ? Beaucoup répondent "oui", mais la question est mal posée. Car l'infini est de l'ordre du nombre nombrant, tandis que le monde est de l'ordre de la réalité à mesurer. La bonne réponse est que l'espace, concept qui est un être de raison (un être qui relève de l'abstraction mathématique), est effectivement infini, mais que le monde, lui, ne l'est pas. De même pour le rapport du monde avec le temps... Et les gens qui font ces confusions ont bien du mal avec le dogme de la création, car quand on dit que Dieu est le Créateur de l'univers visible (des êtres visibles, dit le texte latin - c'est à dire sensibles), cela signifie qu'il est le Créateur de tout de que nous pouvons mesurer dans l'espace et le temps.
Autre exemple : la façon dont nos dirigeants pensent aux personnes qu'ils gouvernent. Leur approche économique (dans laquelle les mathématiques ont une grande part) leur fait envisager l'homme comme on considère un point : par un point on peut faire passer une infinité de droites, et ainsi on pense que l'homme est capable d'avoir un nombre illimité de relations, ce qui est faux. Par exemple les relations d'amitié : elles ne peuvent être qu'en nombre restreint, à tel point que le mot "ami" change de sens quand on le met au pluriel. Cela fait que nos dirigeants agissent comme si l'on pouvait déraciner l'homme à l'infini pour les besoins de l'économie. Or on a besoin de relations stables avec les gens qu'on aime, avec les lieux qui sont familiers, etc.
Un autre exemple est celui de l'emploi du mot "hasard" : je crois que lui aussi relève de l'abstraction mathématique, en tout cas ce concept me paraît apparenté au zéro et à l'infini, et lui aussi nous vient de l'arabe. On entend dire parfois que le monde s'est fait par hasard. Mais le hasard n'est pas un être réel, il ne peut être cause de rien !
Que ceux qui aiment les mathématiques ne m'en veuillent pas. Pour leur part ils contemplent la création d'une certaine façon. En effet c'est Dieu qui a créé la matière comme mesurable, on peut donc dire que du même coup il a créé les êtres mathématiques qui servent à mesurer cette matière. Ce que je critique c'est l'application du raisonnement mathématique à l'examen de réalités qui relèvent d'un autre type d'approche. C'est pourquoi je souhaite que dans toutes les écoles où l'on a encore un peu de liberté d'enseignement, on fasse, dès la troisième ou la seconde, des cours d'initiation à la philosophie : à ce qu'est une abstraction, à ce qu'est un nombre, etc. Je dis souvent à des jeunes de ces âges-là "Si tu sais ce qu'est un nombre, tu domineras les mathématiques, sinon ce sont eux qui te domineront."
Pardonnez-moi, je suis plus long que je le pensais. Pour en revenir à un autre aspect de votre message concernant le symbole de l'orientation de la liturgie, il s'agit de ce que j'appelle dans mon autre message un symbolisme de comportement. "Quand tu pries à la messe, tu t'adresses à Dieu le Père (car on a assez généralement oublié que le prêtre, dans la liturgie eucharistique, parle à Dieu le Père) pour hâter le retour de son Fils : alors tourne-toi dans la direction d'où Il reviendra d'auprès du Père, Lui qui est Oriens ex alto".
Et il est clair que ce type de raisonnement n'a rien à voir avec ce qui se mesure.
Bref nous sommes à une époque dominée par des barbares ("il n'y a pas de civilisation française", disent-ils et effectivement ils sont incapables de saisir cette civilisation) qui ont des tentations de démiurges. Et ce type d'hommes se trouve aussi dans l'Eglise, jusqu'aux plus hauts rangs, ce qui explique que certains puissent estimer qu'on doive bazarder un tas de choses qu'on ne comprend plus, en liturgie ou en morale et même en dogme.
Votre dévoué Paterculus