La crise qui prend de l'ampleur au XVIe siècle (et qui commence à couver dès le XIVe s., avec le nominalisme de Guillaume d'Occam) n'est pas qu'une simple vague diffusion d'hérésies comme par le passé (arianisme, monophysisme, catharisme, etc), c'est une très profonde dégradation spirituelle et philosophique. Pour faire simple, c'est l'avènement de la modernité (le "projet moderne" comme dirait Rémi Brague) qui consiste pour l'ensemble des sociétés européennes à se détacher à la fois du réel (rupture avec le thomisme), et du primat divin (autonomisation de la société par rapport au spirituel, l'humanisme néo-païen étant la première phase d'un processus qui conduira au laïcisme et à la sécularisation complète des sociétés). C'est donc plus qu'une hérésie, c'est une crise anthropologique très profonde qui se manifeste par un rejet de plus en plus radical du sacré et de la Tradition, par le culte d'une science exclusivement tournée vers des applications utilitaires et matérielles, etc.
Face à cette crise, l'attitude de l'Eglise a toujours été ambivalente (et pas seulement avec Vatican II). D'un côté, on condamne fermement les idées de la modernité, et on tente d'en conjurer l'influence avec ce corset juridico-disciplinaire dont j'ai parlé dans mon message précédent. Le problème, c'est que cette réaction de l'Eglise se contente de maintenir artificiellement des formes par une multitude de règlements qui imposent des attitudes et des comportements qui jusqu'au Moyen-Age (et aujourd'hui encore chez les chrétiens orientaux) auraient dû rester naturelles. A aucun moment on essaie de régler le fond du problème, qui est la perte de la mentalité traditionnelle, pourtant indispensable à une juste compréhension des vérités de la Foi. Par exemple, on continue jusqu'au milieu du XXe siècle de célébrer la liturgie vers l'Orient mais on ne comprend plus la signification de cette posture (comme par hasard, il me semble que c'est à partir du XVIe siècle que l'orientation des églises cesse d'être systématique). Du coup, petit à petit, les gens (et le clergé lui-même) en arrivent à penser, non pas que le célébrant célèbre vers l'Orient, mais qu'il "tourne le dos au peuple". Le retournement des autels qui a eu lieu dans les années 1960 est donc l'aboutissement logique de la crise qui commence à la "Renaissance".
Attitude ambivalente de l'Eglise face à cette modernité car l'Eglise tridentine, tout en s'opposant aux conséquences ultimes de la crise moderne (le protestantisme), épouse sous bien des aspects la nouvelle culture néo-paienne propre à la Renaissance: l'art sacré est désormais envahi par cet état d'esprit nouveau (fresques de la chapelle Sixtine, Messes de Haydn et de Mozart, diffusion du style baroque qui, contrairement au roman et au chant grégorien, n'est pas un style issu du Sacré chrétien, mais est un style profane que l'on introduit dans le culte divin. Même chose pour le style classique, etc). Il ne faut pas oublier que ce n'est pas un hasard si c'est l'ordre religieux qui incarne le plus la Réforme catholique, à savoir la Compagnie de Jésus, qui se voudra toujours plus moderne que les modernes, et ce jusqu'à aujourd'hui.
Or, perdre le sens de l'orientation de la liturgie vers une réalité cosmique concrète, le soleil levant, rompre avec l'adhésion au réel prônée par le thomisme et la remplacer par des constructions abstraites (idées des Lumières, "valeurs de la République", etc) qui dégénèrent bien vite en idéologies qui nous coupent du réel, c'est provoquer inévitablement une décadence de la religion elle-même, la foi se dégradant en un vulgaire "sentiment religieux" pétri de bons sentiments naïfs et iréniques (post ou néo-catholicisme qui triomphe actuellement).
Quelques précisions:
- on voit que, mis à part quelques passages très limités (et déjà périmés), trop teintés d'un certain optimisme niais dans Gaudium et Spes, Vatican II réaffirme l'essentiel de la foi traditionnelle et remet même en lumière des réalités ecclésiologiques et mystiques traditionnelles quelque peu oubliées depuis le XVIe siècle.
- on ne saurait reprocher quoique ce soit à S. Pie V, S. Pie X, etc. Ils ont fait ce qu'ils ont pu dans le contexte qui était le leur. Il est probable que la "politique du corset" était la seule politique possible pour limiter les dégâts, même si avec le recul des siècles et sachant ce qui est advenu par la suite, on voit désormais clairement les limites de cette politique;
- il ne s'agit pas non plus de condamner les fastes des églises et de la musique baroques. A titre personnel, je sais les apprécier et en reconnaître la splendeur, mais cela ne change rien au fait qu'ils constituent le symptôme d'une perte du sens de la liturgie sacrée par l'invasion du culte par un art qui ne relève pas spécifiquement du sacré mais de la mondanité profane;
- le fait que malgré cette très profonde et très grave crise de la spiritualité qui touche l'Occident depuis le XVIe siècle l'Eglise ait continué de susciter des saints, des martyrs et des docteurs (et au passage ait pu continuer de contribuer au salut de millions d'âmes) est bien la preuve qu'elle est restée l'Eglise du Christ et qu'elle bénéficie toujours de l'Esprit Saint, malgré cette crise épouvantable;
- Enfin, cette analyse confirme que le traditionalisme est une impasse, puisqu'il consiste simplement à rétablir tels quels les usages tridentins en vigueur avant le Concile, sans jamais s'interroger sur les causes profondes et anciennes qui nous ont mené au désastre, se contentant de l'analyse superficielle du "c'est la faute au Concile", "c'est à cause de la nouvelle messe". Comme à aucun moment les traditionalistes ne remettent en cause les excès rubricistes tridentins (qui sont le symptôme d'un esprit traditionnel que l'on a perdu mais que dont on s'acharne à maintenir artificiellement la forme), ils sont incapables pour la plupart de poser le bon diagnostic et donc d'apporter le bon remède.