Il y a dans l'Eglise d'Occident un réel problème avec la spiritualité en général et la liturgie en particulier. Un problème peut-être difficilement identifiable, mais qui n'en est pas moins profond et très ancien.
Dans les paroisses NOM, le chaos liturgique le plus complet, une liturgie totalement effondrée.
Dans les paroisses VOM, le plus souvent, une liturgie mécanique, rigide, formaliste, dans laquelle la Tradition ne subsiste plus qu'à l'état de vestige.
Il n'y a guère que dans quelques monastères (Barroux, Fontgombault...) et quelques paroisses (NOM et VOM) qui se comptent sur les doigts de la main que l'on a à peu près une liturgie digne de ce nom, vraiment fidèle à la Tradition.
A Evron, la communauté Saint-Martin a repris une bonne partie des excellentes intuitions du mouvement liturgique de sorte qu'il me semble qu'elle est sur la bonne voie, mais les choses sont encore loin d'être parfaites et les excellentes choses que l'on peut voir dans la chapelle de leur séminaire se retrouvent rarement dans les paroisses qui leur sont confiées.
En fait, le vrai problème est qu'en Occident, et contrairement à l'Orient, la Tradition s'est interrompue ou du moins s'est viciée à un point tel qu'elle en devient méconnaissable. Dès lors, tout ce que l'on tente pour faire revivre ce corps en état de coma avancé qu'est la liturgie romaine latine semble inévitablement marqué du sceau de l'artificiel, de l'inauthentique.
J'ose me lancer dans une tentative de chronologie de ce processus de décadence:
XVIe siècle:
- on commence tout doucement à perdre le sens de ce qu'est un chant sacré.
- on introduit (en copiant les protestants?) les bancs dans les églises, ce qui est une nouveauté inconnue au Moyen-Age; l'introduction des bancs enferme les fidèles dans une posture figée et, en quelque sorte, scolaire (en plus de défigurer les sanctuaires). Cela a à mon avis des conséquences non négligeables sur le culte en lui-même.
- comme on commence à perdre le sens de la liturgie, on la codifie (missel de st-Pie V) pour l'empêcher de s'effondrer, c'est à dire qu'on prescrit de manière contraignante des gestes et tout un ethos liturgique qui aurait dût rester naturel. Dans la même optique, on commence à perdre de vue cette réalité qui est que toute tradition liturgique est et doit rester une tradition essentiellement orale pour être vivante. On la met par écrit parce que l'on sent confusément qu'elle est en train de mourir, et l'on veut la maintenir artificiellement en vie.
- l'orientation des églises n'est plus systématique, ce qui montre que l'on est en train de perdre la conscience que la liturgie est un acte cosmique qui doit nécessairement s'inscrire dans le cosmos. La rupture entre le culte et le cosmos est le pendant liturgique de la rupture entre la foi et la science, plus généralement la raison.
- en réaction au protestantisme, la question de la liturgie en elle-même passe au second plan. La seule chose qui compte désormais, c'est la question de la validité de la messe. La liturgie se résume à cette seule question: valide/pas valide. Toujours en réaction au protestantisme, on commence à occulter le lien entre liturgie et Ecriture sainte.
XVII-XVIIIe siècles:
- la rupture est consommée, la liturgie plonge dans la décadence. La messe n'est plus qu'un spectacle dont la musique est copiée sur les airs d'opéra et les ornements sur le decorum des cours princières. Les princes assistent à l'office comme ils assistent à une pièce de théâtre: depuis une loge.
- la liturgie devient un ésotérisme rituel et se coupe du peuple, qui s'occupe dans la nef comme il peut (dévotions privées, etc). D'une réalité mystique, elle se transforme en réalité juridique. On ne parle plus de célébration mais de "cérémonie", c'est à dire une sorte de ballet réglé comme du papier à musique.
XIXe siècle:
- à la dérive juridicisante se superpose une dérive sentimentaliste: le romantisme ambiant déteint sur la tonalité des cantiques. La rupture de la Révolution aggrave la situation en provoquant la perte des savoirs-faire (en particuliers les chantres).
XXe siècle:
-le mouvement liturgique (de Dom Guéranger à Sacrosanctum Concilium en passant par S. Pie X) est la réaction de l'Eglise au processus de décadence de la liturgie. Ses intuitions excellentes resteront cantonnées à quelques cercles d'intellectuels et ne seront jamais comprises par le clergé de terrain.
- la seconde moitié du siècle voit l'effondrement final de la liturgie. La rupture avec la Tradition est complète. La liturgie n'aura pas survécu à la suppression du "corset" que constituaient les rubriques de la messe de S.Pie V. La signification de l'orientation n'étant plus comprise (on dit que le prêtre "tourne le dos aux fidèles"), on retourne les autels systématiquement, souvent au mépris, non seulement du sens liturgique, mais même du bon sens esthétique le plus élémentaire. L'introduction des micros bouleverse la manière de célébrer, de chanter les prières et la Parole de Dieu. Remplacé par des célébrations inodores et incolores complètement sécularisées, le rite romain disparaît de régions entières tout comme le répertoire grégorien et plus généralement le chant sacré traditionnel. La notion traditionnelle de "lex orandi, lex credendi" disparaît totalement des esprits. Le relativisme liturgique et le sentimentalisme règnent. La liturgie n'est plus le culte officiel de l'Eglise exprimant la foi chrétienne objective, elle n'est qu'une affaire de "sensibilité", une oeuvre humaine et non plus une oeuvre divine dont on devrait respecter l'intégralité et l'identité.