Oui, heureusement que nous avons les textes authentiques. Toutefois les "pieuses coupures" n'empêchaient pas d'apprécier l'apport de sainte Thérèse.
Il n'y eut pas que des coupures. Au début d'un article pour Una Voce, j'avais évoqué la transformation par Pauline de l'apparition de la "Vierge au sourire":
« Mon plaisir était de travailler pour Pauline, je lui faisais des petits ouvrages en papier bristol et ma plus grande occupation était de faire des couronnes de pâquerettes et de myosotis pour la Sainte Vierge, nous étions au beau mois de mai, toute la nature se parait de fleurs et respirait la gaieté, seule la “petite fleur” languissait et paraissait à jamais flétrie… »
C’est ainsi que Thérèse Martin, devenue sœur Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, parle du mois de mai 1883. Elle était alors gravement malade, d’une étrange maladie nerveuse qui a commencé le soir de Pâques, le 25 mars, et dont elle guérira subitement le 13 mai, dimanche de la Pentecôte.
Pauline est sa grande sœur, et elle a rempli le rôle de la mère après la mort prématurée de Zélie. Elle vient d’entrer au Carmel, et pour Thérèse c’est un énorme choc psychologique et affectif. L’entrée de Pauline au Carmel a sans aucun doute déclenché la maladie de Thérèse, qui demeure mystérieuse, mais qui se manifestait par de véritables crises de démence.
Le 13 mai, alors que Thérèse, en prière devant la statue de la Sainte Vierge qui était sur la commode de sa chambre, lui demandait de venir à son aide… « Tout à coup la Sainte Vierge me parut belle, si belle que jamais je n’avais rien vu de si beau, son visage respirait une bonté et une tendresse ineffable, mais ce qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme ce fut le ravissant sourire de la Sainte Vierge. Alors toutes mes peines s’évanouirent, deux grosses larmes jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement sur mes joues, mais c’était des larmes d’une joie sans mélange… »
Et Thérèse était guérie.
Il convient de préciser que son père avait demandé des messes à Notre-Dame des Victoires, à Paris, pour la guérison de sa fille, et que Thérèse attribuera toujours sa guérison à Notre Dame des Victoires, particulièrement après être passée dans cette église lors du voyage à Rome, et y avoir reçu de grandes grâces.
On remarque que lorsque Thérèse fera la liste des grandes grâces qu’elle a reçues, elle ne se souviendra pas du jour exact du « sourire de la Vierge ». Lors du procès de béatification, Pauline (mère Agnès de Jésus) dira que c’était le 10 mai. Comme Thérèse elle-même dit que c’était un dimanche, il ne peut s’agir que du 13 mai. Impossible de ne pas faire le rapprochement avec un autre 13 mai, à Fatima, trente-quatre ans plus tard.
Cet épisode est intéressant également en ce qu’il révèle de la genèse des hagiographies. Dans le récit que fait Thérèse (Manuscrit A), à la demande de Pauline qui est alors la prieure du Carmel, on comprend que la statue de la Sainte Vierge s’est en quelque sorte transfigurée, que le visage si banal de la statue de plâtre est devenu d’une extraordinaire beauté, et qu’il a souri d’un sourire qui était un rayon de grâce céleste (et de guérison temporelle). Mais quand Pauline récrira le récit dans ce qui deviendra Histoire d’une âme, elle enjolive. « Tout à coup la statue s’anima », lit-on, alors que Thérèse n’a jamais rien dit de la sorte. Et peu après : « La sainte Vierge s'est avancée vers moi ! elle m'a souri. » C’est ce texte, publié à partir de 1898, qui sera lu dans le monde entier. Pourtant, son autre sœur Marie, qui veillait Thérèse et avait assisté à la scène, n’ajoutera pas le mouvement de la Sainte Vierge quand elle témoignera au procès : « Je vis Thérèse fixer la statue de la Sainte Vierge; son regard était irradié, comme en extase. Je compris qu’elle voyait, non la statue, mais la Sainte Vierge elle-même. Cette vision me parut durer quatre ou cinq minutes, puis deux grosses larmes tombèrent de ses yeux, et son regard doux et limpide se fixa sur moi avec tendresse. Je ne m’étais pas trompée, Thérèse était guérie. » C’est ensuite que le témoignage de Marie diverge de celui de Thérèse (qu’elle a pourtant certainement lu) : Thérèse écrit qu’elle a pleuré de joie ; Marie dit : « Quand je fus seule avec elle, je lui demandai pourquoi elle avait pleuré. Elle hésita à me confier son secret, mais, s’apercevant que je l’avais deviné, elle me dit: “C’est parce que je ne la voyais plus.” » Mais les deux sentiments pouvaient être mêlés.
Non seulement ce fut un événement capital dans la vie de Thérèse, mais la statue (« qui avait parlé deux fois à Maman », signale aussi Thérèse, sans autre précision) allait la suivre jusqu’à sa mort.
Cette statue était une copie en plâtre d’une statue en argent qui était elle-même une copie d’une plus grande statue en argent commandée en 1734 par le curé de Saint-Sulpice à Edme Bouchardon (et qui sera fondue à la Révolution). Les deux statues les plus connues de Bouchardon sont « L’Amour se taillant un arc dans la massue d’Hercule », représentant un Cupidon adolescent ailé et androgyne, et un « Faune endormi », alangui et les jambes écartées, ne cachant rien de son anatomie… Par miracle sans doute, la Sainte Vierge que fera Bouchardon est non seulement habillée mais dans une pose correcte. Elle est banale, mais d’une admirable sobriété pour du « saint-sulpice » (d’avant la grande ère sulpicienne il est vrai).
La statue suivra en effet Thérèse au Carmel. Elle sera installée dans l’antichambre de sa cellule, là où notamment elle recevra les novices pour les écouter et les conseiller. Lorsque Thérèse commencera à écrire ses souvenirs, elle dira (à la première page du Manuscrit A) qu’avant de prendre la plume elle s’est agenouillée devant la statue de Marie.
Puis, lorsqu’il faudra descendre Thérèse à l’infirmerie, où elle va passer les derniers mois de sa vie, la statue l’y suivra aussi. Thérèse priera devant la « Vierge du sourire » jusqu’à son dernier souffle. Elle est aujourd’hui au-dessus de son tombeau.