Cher Ion, puisque vous proposez cet exercice à moi-même et d'autres liseurs, voilà, j'essaye. Juste avant : saint Jean-Paul II a donné un statut pontifical en 1988 aux séminaires traditionnels, pas seulement celui de la Fraternité saint Pierre mais aussi ICRSP etc. Avec statuts ad experimentum d'abord, puis approuvés définitivement ensuite. Ces statuts prévoient évidemment la célébration de la liturgie traditionnelle.
Saint Jean-Paul II a donc prévu un statut protecteur pour que de nouveaux séminaristes puissent rentrer en première année, chaque année, pour être ordonnés selon et pour la liturgie traditionnelle. C'est exactement ce qui se passe depuis 1988 sous saint Jean-Paul II, Benoît XVI et même François. C'est totalement incohérent, ou pour mieux dire capricieux, de dire aujourd'hui que cette liturgie traditionnelle multiséculaire, qui fait de si nombreux convertis depuis 1988, en fait ne serait pas l'expression de la lex orandi. Ce serait même comique si ce n'était pas tragique.
Passons donc à ce que peut penser un évêque - je me mets donc à sa place en me prêtant à votre exercice.
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Je regarde le nombre de mes paroisses. Je regarde le nombre de mes fidèles pratiquants tous les dimanche : 2, contre 100 en 1965. Une division par cinquante.
Je regarde le nombre de mes prêtres, le nombre des baptêmes, des confirmations, des mariages aujourd'hui et en 1965. C'est pareil : on s'approche de zéro.
Je regarde l'état des fidèles : âgés. Les jeunes ? Totalement absents des messes, même en appelant "jeune" un moins de cinquante ans.
Je regarde l'état du presbyterium actif, une quarantaine de prêtres : âgé, souvent malade ou affaibli pour diverses raisons, deux ou trois pédos pas encore démasqués ou déjà condamnés avec une petite peine et que mon prédécesseur a remis en service, deux ou trois qui concubinent, un qui a escroqué l'héritage d'une vieille dame mais ça ne s'est pas trop ébruité, un prêtre africain avec enfants au pays, le plus jeune prêtre diocésain de quarante ans qui couche avec une étudiante. Bon, il y a aussi un ou deux prêtres tradis FSSP ou ICRSP que j'ai été obligé d'appeler, jeunes et en pleine santé ils me gonflent, parce qu'il suffit de les voir en soutane à côté de mes prêtres diocésains pour que je pense malgré moi qu'ils incarnent de vrais prêtres et les miens sans col romain, des faux.
Je regarde le catéchisme: il n'existe pour ainsi dire plus. Je demande à un enfant de quatrième année de catéchisme de me dire ce qu'est la messe, il n'en sait rien - il n'y va jamais. Je lui demande s'il sait réciter le Je vous salue Marie, réponse non. Il ne connaît pas davantage le Notre-Père ou le Credo. Je lui demande de faire un signe de croix : il touche son front de la main, et c'est tout. Je lui demande ce qu'est la foi. Là j'ai une réponse, enfin, et même détaillée : c'est aider sa mère à mettre le couvert, aider son petit frère à faire ses devoirs, bien ranger sa chambre, être gentil avec ses camarades etc.
Je regarde les forces vives du diocèse. Un bataillon de boomers qui veulent le mariage des prêtres, la bénédiction des couples homos, la communion pour tous ceux qui la demandent, et que la messe soit sympa, qu'on accueille les gens, qu'on simplifie, qu'on se parle pendant la messe, vraiment que ça soit plus sympa, c'est le mot clef.
Et j'ai aussi quelques classiques et quelques tradis. Ce sont des emmerdeurs. Ils attendent de moi que je sois savant en liturgie, je n'y connais rien ; que je sois savant en théologie, je n'y connais rien ; que je sois un grand spirituel, je ne sais pas de quoi ils parlent. Ce n'est pas que je sois complètement idiot, je pourrais me former, mais ça ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse, c'est de discuter de la Parole, en petit groupe, où chacun dit ce qu'il en pense ; ce qui m'intéresse, c'est la charité en actes, que je puisse exhiber un peu, et avec cette populations âgée de fidèles et de prêtres il y a sans arrêt des décès et donc des personnes à consoler. J'ai des homélies toutes prêtes pour l'enterrement : soyez dans la joie, Machin est face à face avec Dieu.
Quand un tradi ou un classique m'écrit ou que je le rencontre, je n'ai rien à lui dire, on ne s'intéresse pas aux mêmes choses. Ils font une fixette sur la messe. Pour moi c'est un moment convivial, le moment de la fraternité par excellence. Pour eux c'est un truc magique, avec un prêtre alter Christus et tout, un sacrifice sur un autel, ça m'est totalement étranger. Je pourrais remonter les effectifs du diocèse en les appelant, en les favorisant, en parlant d'eux. Mais ça ne m'intéresse pas. Oui, je préfère une église vide plutôt que remplie de ces jeunes familles qui chantent à pleine voix des chants en latin que je ne connais pas ou des cantiques en français d'avant-hier que je ne connais pas davantage.
Alors quand Traditionis custodes arrive, je me dis que bon, ça devait arriver, on ne peut pas rester ensemble, c'est eux ou nous. Et comme je n'ai pas envie que dans mon diocèse ils nous virent dans quelques années vu leur expansion fulgurante si on leur lâche la bride, je les vire aujourd'hui. Après tout je suis évêque, il faut bien que je montre mon autorité. Et puis je m'ennuie toute la journée. Mon vicaire général gère l'essentiel, il ne me reste pas grand chose. Je déprime, pour tout dire. Alors faire réagir les tradis en leur coupant les ailes petit à petit, c'est un jeu de sale gosse, mais si les tradis ne me filent pas une grosse beigne comme quelques-uns de mes confrères en ont reçu, eh bien je vais continuer, ça pimente ma vie. Je suis un peu méchant certes, mais au fond je suis plus bête que méchant.
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