Hécatée d'Abdère, Manethon, Diodore de sicile, Posidionos d’Apamée, Alexandre Polyhistor, Trogue Pompé, Plutarque, Lysimaque d’Alexandrie, Flavius Josèphe….
Nombreux sont les auteurs de l’antiquité tardive, qui dans leur écrits, ont parlé des juifs, du judaïsme ou d’événements à associer à la naissance de celui-ci. Latins, grecs et égyptiens, païens et juifs, entre le VIe av. JC. et le Ier ap., ayant visité l’Egypte ou non, ces auteurs forment un ensemble on-ne-peut-plus hétérogène, d’autant plus que ces textes ne sont, pour la plupart, connus que par des citations plus récentes et, souvent, inexactes.
Dans diverses discussions passées, j’ai souvent arbitrairement exclut les arguments basés sur les écrits grecs et latins. En effet, il est méthodologiquement critiquable de se baser sur des écrits issus d’une tradition en partie orale, écrits plus de mille ans après les faits par des hommes appartenant à un monde culturel différent pour prouver quelque chose. Ainsi, tous ceux qui se plongent dans les écrits grecs sur l’Egypte se rendent comptent qu’ils sont truffés d’erreurs, d’approximations, de contre-sens et d’héllénocentrismes.
Néanmoins, ces textes sont intéressants car ils nous renseignent sur la perception de faits passés à une certaine époque, ici, l’antiquité tardive. Je voudrais donc, par ce message, essayer de vous présenter la perception que pouvaient avoir le monde antique de la naissance du peuple hébreu. C’est donc la mémoire collective que je vous présenterai et non, les faits qui ont déjà amplement été discutés sur ce forum.
Cette réflexion intéressera, bien entendu, ceux qui ont suivit les débats sur la datation de l’Exode mais aussi, tous ceux qui voudront connaître davantage le contexte intellectuel et la perception du judaïsme dans le monde hellénistique.
Pour les questions de tradition, de transmission mémorielle et de mémoire, je ne peux que vous renvoyer vers les écrits de J. Assmann, égyptologue. Pour la réflexion sur Manéthon, je vous invite à lire le dernier livre de Servajean sur Merenptah, dont je m’inspire fortement. Malheureusement, j’ai été obligé de fortement résumer.
I Hécatée d’Abdère et l’antijudaïsme.
L’un des récits grecs les plus anciens des origines du judaïsme en Egypte est celui d’ Hécatée d'Abdère. Celui-ci aura une influence importante sur d’autres textes. Il est principalement cité, -mais remanié- par Diodore de Sicile (XL, 3, 1-3).
Je vous le cite : « 1. Comme une épidémie s’était déclarée en Égypte en des temps anciens, la plupart attribuèrent ce mal à une cause divine. En effet, une foule d’étrangers de toutes sortes vivait dans le pays, pratiquant des rites religieux et sacrificiels différents, et il s’en était suivi que les honneurs que les Égyptiens rendaient traditionnellement à leurs dieux étaient tombés en désuétude. 2. Les indigènes du pays en conclurent que leurs maux ne trouveraient de remède que s’ils renvoyaient les étrangers. Les étrangers furent donc chassés et les plus distingués et les plus actifs d’entre eux se rassemblèrent et, comme le disent certains, furent jetés en Grèce et en d’autres régions, ayant pour chefs des hommes dignes d’estime, parmi lesquels l’emportaient Danaos et Cadmos. Mais le plus grand nombre s’abattit sur le pays aujourd’hui appelé Judée, situé non loin de l’Égypte, et qui était totalement inhabité en ce temps-là. 3. Cette émigration avait pour chef le nommé Moïse, que distinguaient sa sagesse et sa vaillance. Ayant pris possession du pays, il y fonda diverses cités, dont celle qui est aujourd’hui la plus renommée, appelée Hiérosolyma. Il fonda aussi le sanctuaire qui est particulièrement vénéré d’eux et institua les cérémonies et les rites de leur culte et il légiféra pour tout ce qui constituait les règles de leurs institutions. Il divisa aussi le peuple en tribus, au nombre de douze, chiffre tenu pour parfait et conforme au nombre des mois qui forment une année.. Il n’institua cependant aucune image de dieux, convaincu que la divinité n’avait pas forme humaine, mais que seul le ciel qui enveloppe la terre est divin et maître de toutes choses. Il établit des sacrifices différents de ceux des autres peuples, comme est différent tout leur genre de vie : en effet, à cause de leur expulsion, il introduisit une sorte de mode de vie misanthrope et inhospitalier (…) » (Traduction d’après celle de C. Orrieux et É. Will dans Ioudaïsmos-Hellènismos. Essai sur le judaïsme judéen à l’époque hellénistique, Nancy, 1986, p. 83-88.)
Diodore, dans son livre I (28, 1-4), donne une autre version : « (…) les Égyptiens déclarent (fasi) encore que c’est à la suite de ces événements que de très nombreuses colonies, parties d’Égypte, se sont répandues dans toute la terre habitée. À Babylone, par exemple, c’est Bélos, tenu pour le fils de Poséidon et de Libye, qui était à la tête des colons. (…) 2. Ils disent (levgousi) aussi que c’est Danaos, parti également de cette contrée, qui fonda la ville d’Argos, la plus ancienne peut-être de la Grèce. Quant au peuple des Colques, qui vivent au bord du Pont-Euxin, et des Juifs, placés entre l’Arabie et la Syrie, ils devraient également leur origine à des colons venus de chez eux. 3. C’est ce qui expliquerait que chez ces deux peuples une tradition fort ancienne établit la circoncision des jeunes garçons, usage qui vient d’Égypte. 4. Même les Athéniens, à les entendre (fasin), seraient une colonie de Saïs en Égypte, et de cette parenté ils tentent de fournir les preuves suivantes (…) . »
(Bibliothèque historique I.28.1-4, traduction d’Y. Vernière, éd. C.U.F., p. 66.)
Les incohérences entre ces deux passages s’expliquent par les différences entre les points de vue égyptiens et grecs. Eschyle dans « les suppliantes » présente les filles de Danaos défendant l’origine grecque de leur père (descendant d’Io et de Zeus). (Les Suppliantes 40-48 ; 277-323 ; 329-331;) Faire des grecs des descendants des égyptiens ne semble pas avoir été apprécié par les grecs. Cette idée se retrouve dans le texte De la malignité d’Hérodote (857 e) de Plutarque,
Le premier texte est particulièrement intéressant puisque Moïse est présenté de manière plutôt positive (sagesse et sa vaillance). Néanmoins, il évoque le « mode de vie misanthrope et inhospitalier » des juifs. Ce texte est le reflet d’un antijudaïsme fort par les lettrés de l’antiquité, principalement à partir du IIIe siècle. L’une des causes de cet antijudaïsme antique est le monothéisme qui remettait en cause l’ordre divin établis par les autres cultures et par cela, l’ordre social. Ces cultures polythéistes auraient accueillit le dieu d’Israël comme un dieu parmi d’autre mais ne pouvaient accepter ceux qui le considère comme l’unique Dieu.
Après une phase de critiques et d’attaques écrites et verbales, on observe justement, à partir du Ier siècle avant J.-C.. l’apparition de violences intercommunautaires fortes et de persécutions (Préfet Flaccus, en Egypte, Tiberius Julius Alexander….).
Les auteurs de cultures grecques des deniers siècles avant J-C et des premiers siècles de notre ère sont, pour la plupart, influencés par ce courant anti-judaïque. Ils utilisent leur textes pour critiquer l’origine du peuple hébreux. L’antijudaïsme est un fait parfaitement attesté et étudié pour ces périodes. Je vous renvois donc vers les multiples articles écrits sur le sujet. Cette attitude critique de ces auteurs doit donc gardé à l’esprit dés que nous étudions ces textes.
En conséquence, il est bon de s’interroger sur la perception de la naissance des Hébreux en Egypte même. Mais, à cette époque, l’Egypte est fortement hellénisée et comme nombre des violences anti-juives ont eu lieu en Egypte, nous devons nous demander quelle forme prend l’antijudaïsme dans la tradition égyptienne.
II Manéthon et la tradition égyptienne des impurs
A) Manéthon
Au IIIe siècle avant J.C, Manéthon de Sebennytos, prêtre égyptien, a écrit, en grec une histoire de l’Egypte. Celle-ci est à l’origine de la division de l’histoire en dynastie et a servit aux premiers égyptologues dans l’établissement de leurs chronologies. Aujourd’hui, il est admis que celle-ci contient de nombreuses erreurs (env. 50-55ans de règne pour Séthi Ier au lieu des 15 attestés). Egyptien de culture grec, ayant eu accès à des sources anciennes, Manéthon est l’un des seuls égyptiens de l’époque pharaonique à parler de l’Exode.
Nous n’avons pas retrouvé d’originaux de son texte et il nous est principalement connu par des citations de Flavius Josephe, Sextus Julius Africanus (repris par Georges le Syncelle) et Eusèbe. Les trois sont soit juifs, soit chrétiens. Sur l’origine du peuple juif, ils sont donc aussi influencés par le texte de l’Exode biblique, qu’ils défendent (Flavius Josephe, Contre Apion) : « La preuve est assez claire, je pense : tant que Manéthôs suivait les antiques annales, il ne s’écartait guère de la vérité ; mais lorsqu’il s’est tourné vers les légendes sans autorité, il les a combinées sans vraisemblance ou il a cru des propos dictés par la haine. »
Ces différentes citations se contredisent régulièrement et un règne comme celui de Mérenptah se voit créditer de 40ans, de 20, de 19 ou de 8 ans selon l’auteur qui nous rapporte le texte original. Néanmoins, certains règnes coïncident bien, comme celui de Ramses II. De même, nous y reviendrons, il existe plusieurs passages contradictoires sur la fuite des Hébreux.
Bien qu’ayant travaillé sur des documents déjà modifiés, la version de Flavius Josèphe semble la plus complète. Joseph fils de Matthias le Prêtre/ Flavius Josèphe est un auteur d'origine juive et de langue grecque du Ier siècle. Il est connu pour ses « Antiquités judaïques », proche du texte de l’Exode Biblique, et son « contre Apion » dans lequel il défend ses « Antiquités judaïques » contre ses détracteurs. Critiquant Manéthon, il en cite de nombreux passages.
B) Tradition des impurs.
Tous les fragments de Manéthon relatent la fuite des hébreux de manière très différentes de l’Exode biblique. Les points communs permettent de distinguer ce qui est, sans conteste, provient de Manéthon : Les Hébreux auraient été des lépreux et autres malades chassés d'Égypte.
Cette idée de l’étranger impur provient, probablement, de la tradition égyptienne qui associe l’étranger au mal Isefet et à ses conséquences : maladie, danger….
Cette idée sera reprise par de nombreux auteurs. Posidionos d’Apamée s’inscrit dans la tradition manéthonienne des impurs : "les Juifs impies et haïs ont été chassés d’ Egypte couverts de lèpre et de dartres, puis ils avaient conquis Jérusalem et avaient perpétué la haine des hommes".
Ce thème est courant et se retrouve aussi chez Lysimaque d’Alexandrie, Apion, Tacite... On observe le surnom d’Alpha donné par trois auteurs à Moise, ce qui signifie le dartreux, l’assimilant aux impurs.
Le texte d’Hécatée est à part. Ici, ce sont les égyptiens qui sont malades et qui, ayant abandonné les rites, sont la cause de la colère divine. Chasser les étrangers n’est qu’un remède à la maladie. Plus ancien que Manéthon, il ne s’en ai pas inspiré comme les autres auteurs.
Cela implique soit qu’il existe plusieurs sources reliant les hébreux aux impurs (tradition orale ?), soit Hécatée et Manéthon aient eu accès à la même mais que Manéthon en ai eu une meilleure connaissance soit, encore, que Manéthon a développé le thème d’Hécatée et ne s’appuie pas sur des sources égyptiennes pour ce point. C’est ce que pense Flavius Josèphe dans l’extrait cité plus haut.
C) Question de la datation de l’Exode chez Manéthon
La mémoire d’un événement n’est pas une preuve en soi pour une datation (Sinon, nous pourrions dater la ville d’Ys). Une mémoire peut fournir des éléments véridiques (Troie), comme des éléments rajoutés ultérieurement. Ici, nous nous interrogeons uniquement sur la vision de Manethon vers cet événement du passé.
Contre Apion I, XV, 94 : « Après que le peuple des Pasteurs [Hyksos] fut parti d’Egypte vers Jérusalem, le roi qui les avait chassé Tethmosis[/Ahmosis] régna vingt-cinq ans et quatre mois puis mourut. »
Suite à ce passage, Flavius Josephe donne une liste de 12 rois allant jusqu’à Horemheb, puis évoque le début de la XIXe dynastie : Ramsès Ier, Ramsès II. (On observe que les différentes versions de Manéthon sont contradictoires sur la présence de Sethi Ier).
Vient ensuite Aménophis/ammenephtis/Amenephtis, qui correspond à Merenptah puis Sethos/Aegyptos (Séthi II) qui a un frère Harmaïs/Danaos (Amménémès dans d’autres fragments).
L’association entre Sethos/Harmaïs et Aegyptos/Danaos, en tant que frères ennemis, est intéressante. En effet, il est fort probable que Sethi II soit le demi-frère d’Amenmesses, son ennemi. Ce souvenir s’est donc gardé dans la mémoire égyptienne. Cela semble correspondre à la mémoire d’un épisode précis de l’Histoire égyptienne.
Dans un autre passage cité (Contre Apion I, XXVI, 231), Manéthon dit qu’il s’est passé 393 ans entre le départ des Hyksos et les deux frères. Ici, Sethos est considéré comme le père de Ramsès II (Sethi Ier). Il existe chez ceux qui cite Manethon une confusion entre les deux Séthi.
C’est donc dans ce contexte de la XIXe dynastie que se produit les faits suivants :
(Contre Apion I, XXVI, 232-235) : […] Le prince Amenophis [ Merenptah] désira contempler les dieux […]Amenophis, fils de Paapis [Réminiscence d’Amenhotep, fils de Hapou de la XVIIIe] lui dit qu’il pourrait réaliser son désir s’il nettoyait le pays entier des lépreux er des autres impurs. Le roi se réjouit, réunit tous les infirmes d’Egypte […] et les envoya dans les carrières à l’est du Nil travailler à l’écart des autres Egyptiens. Il y avait parmi eux, suivant Manethos, quelques prêtres savants atteints de la lèpres.
…
(Contre Apion I, XXVI, 237-238) : Les hommes, enfermés dans les carrières souffraient depuis longtemps. […][le roi leur concède la ville d’Avaris, alors abandonnée] Il y allèrent et, faisant de ce lieu la base d’opération d’une révolte, ils prirent pour chef un des prêtres d’Héliopolis nommé Osarseph et lui jurèrent d’obéir à tous ses ordres
…
(Contre Apion I, XXVI, 250)
On dit que le prêtre d’origine héliopolitaine qui leur donné une constitution et des lois, appelé Osarseph, du nom du dieu Osiris adoré à Héliopolis, en passant chez ce peuple changea de nom et pris celui de Moïse.
…
Manéthon explique alors que Moïse devient chef de guerre et appelle les Hyksos (à Jérusalem) pour faire une alliance contre le roi d’Egypte.
Manéthon, cité par Flavius Josèphe, fait clairement la distinction entre la fuite des hébreux et l’expulsion des Hyksos.
Le lien entre les deux semble pourtant appuyé par Flavius Josephe (I, XXVII, 253-255) -il fait des hébreux malades (dirigés par Moïse) les descendants des Hyksos- afin de prouver l’ancienneté du peuple hébreux et nier le lien avec les impurs. Flavius Josephe unit ces deux histoires pour en faire une seule partant de la fondation de Jérusalem par les Hyksos [Fait historiquement faux] jusqu’à l’Exode de Moïse comme un voyage initiatique du peuple vers le Dieu Unique.
Les fragments permettent donc d’affirmer que dans les écrits originaux de Manéthon, les deux histoires étaient bien séparées. Pour citer Servajean, « pour les intellectuels de ce temps, le personnage de Moïse était contemporain de Merenptah ».
Cela correspond à la datation la plus probable de l’Exode pour les égyptologues, c'est-à-dire la XIXe dynastie. Même si je maintiens que la tradition n’est pas une preuve en soi, fascinante mémoire !
Conclusion :
De cette reflexion, je ferais quatre conclusions.
1. L’anti-judaïsme est un fait avéré à cette époque. Il s’appuie sur de nombreux textes critiquant et les origines des hébreux et leurs rites (chose que je n’ai pas beaucoup développé ici). Il semble être lié à l’opposition essentielle entre le polythéisme et le monothéisme juif. Ce principe se retrouvera dans les persécutions des premiers chrétiens.
Les « pogroms » du Ier siècle avant JC. prouvent que ce n’est pas qu’un courant chez les intellectuels de l’époque.
2. Unanimement, le monde intellectuel associe l’expulsion/fuite des hébreux avec les impurs. Mémoire du passée ? Invention anti juive ? Incompréhension des « plaies d’Egypte » bibliques ? Réutilisation aggravant le texte d’Hécatée inventé ?
3. Les intellectuels de l’époque associent Moïse au règne de Merenptah. Tradition conservée en Egypte ? Oralement ? Dans les bibliothèques/temples ? Redécouverte égyptienne à partir de la tradition juive ou du texte biblique ?
Il reste visiblement des points que nous ne pouvons pas résoudre avec les sources actuelles. Espérons que de nouvelles découvertes éclairciront un jour ces questions.
4.Le texte de Flavius Josephe apporte un point de vue différent. Néanmoins, à la lecture de ses « antiquités juives », on se rend compte qu’il s’agit d’un texte plaquant le texte biblique (en tout cas, pour ce passage) pour le défendre. L’utiliser comme source historique pour dater l’Exode reviendrait à se mordre la queue et tourner en rond.