1. Il y a «la réalité de la nature», nous sommes d'accord.
2. Une «réalité que l'on constate en quelque sorte», nous sommes presque d'accord.
3. Il faut l'«expliquer du point de vue chrétien», nous sommes à nouveau d'accord. Mais quelle explication? «le Mal (avec un grand "M"), au sens chrétien du terme, c'est essentiellement le Mal moral, ou uniquement lui»; «ce qui dans la nature nous semble : mal, cruel, sauvage, féroce, n'est pas mal du point de vue de Dieu»: nous ne sommes plus du tout d'accord (je me suis permis de mettre en gras ce qui nous oppose).
Pour le point 1, mettons-nous d'accord. Nous parlons du monde animal où règne ‘la faim sacrée’, pour emprunter l'expression à un poète que l'on ne lit plus guère (Leconte de Lisle). Dans un poème intitulé justement Sacra fames, il met en scène un requin en quête d'une proie.
[…]
Cependant, plein de faim dans sa peau flasque et rude,
Le sinistre Rôdeur des steppes de la mer
Vient, va, tourne, et, flairant au loin la solitude,
Entre-bâille d’ennui ses mâchoires de fer.
[…]
Il ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce,
Et, toujours absorbé dans son désir sanglant,
Au fond des masses d’eau lourdes d’une ombre épaisse
Il laisse errer son œil terne, impassible et lent.
[…]
Va, monstre ! tu n’es pas autre que nous ne sommes,
Plus hideux, plus féroce, ou plus désespéré.
Console-toi ! demain tu mangeras des hommes,
Demain par l’homme aussi tu seras dévoré.
La Faim sacrée est un long meurtre légitime
Des profondeurs de l’ombre aux cieux resplendissants,
Et l’homme et le requin, égorgeur ou victime,
Devant ta face, ô Mort, sont tous deux innocents.
Comme tous ses frères prédateurs, «Il ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce». C'est sa nature, c'est son besoin, son besoin vital. S'il ne dévore pas, il meurt et tout vivant a la mort en horreur.
Voilà pour «la réalité de la nature».
Pour le point 2. «[R]éalité que l'on constate», dites-vous, en ajoutant aussitôt «en quelque sorte» et vous faites bien, parce qu'on ne peut constater cette faim sacrée, le long meurtre qu'elle est, sans se demander immédiatement si cette faim sacrée, ce long meurtre, est légitime ou non. Au cœur même de l'appréhension de cette réalité, il y a forcément, concomitamment, sinon un jugement, du moins une interrogation. Vous ne pouvez pas «constater» une lionne qui tue et dévore un impala de la même manière que, bien à l'abri, vous «constatez» une chute de pierre. Je pense que chez bien des hommes, en fonction bien sûr de leur sensibilité, il y a obscurément le jugement implicite que «ce n'est pas bien», qu'il faudrait que les lions puissent assouvir leur faim sans tuer ces magnifiques bêtes, que la souffrance qui leur est infligée et que elles ressentent en une terrible douleur, est un mal: “Dans un monde bon, songent-ils, cela ne devrait pas être!” Entendons-nous également ici.
C'est un mal objectif, non pas subjectif: le lion a le ‘droit’ de vivre et donc le ‘droit’ de tuer les proies nécessaires à sa survie. “Subjectivement”, dans le monde animal, ‘La Faim sacrée est’ bel et bien ‘un long meurtre légitime’: la question est de savoir si, objectivement, elle l'est.
Pour le point 3, je vous concède donc très volontiers que, subjectivement, le mal, «avec un grand "M", au sens chrétien du terme, c'est essentiellement le Mal moral», mais je ne vous concède nullement votre ajout «ou
uniquement lui» (le gras est de mon fait).
Non, il n'y a pas que le mal moral, subjectif – le mal que cause un sujet intelligent et volontaire et dont il est responsable –,
il y a aussi le mal objectif, celui dont nous parlons. Et c'est lui qu'à défaut de pouvoir le nier, vous voulez écarter en le réduisant à une simple
apparence – «ce qui dans la nature nous
semble […] mal» (le gras etc.) – liée au fond à la sensibilité (la sensiblerie?) humaine. Vous allez jusqu'à prétendre que ce mal apparent du point de vue de l'homme «n'est pas mal du point de vue de Dieu»: il me semble toujours délicat de se placer du point de vue de Dieu et, pour trouver ‘l'explication chrétienne’ du mal objectif, je préfère me tourner vers Sa Parole et je maintiens donc,
en conclusion, que les versets 29 et 30 de Genèse 1 parlent bien,
a contrario, du mal objectif qu'est le long meurtre légitime de la faim sacrée, que
aussi de ce mal dont nous délivreront les temps messianiques (Isaïe, ch. 11, 6-8) et, enfin, que c'est de lui que parle saint Paul dans son épître aux Romains (ch. 8, 19-21).
19 En effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu.
20 Car la création a été soumise au pouvoir du néant, non pas de son plein gré, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir. Pourtant, elle a gardé l’espérance
21 d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la dégradation, pour connaître la liberté de la gloire donnée aux enfants de Dieu.
Cordialement.
Pacem tuam da nobis, Domine