Concernant l’Eglise, nous savons quatre choses :
« 1° qu’il n’y a pas de salut sans appartenance au Christ et à son Église (c’est l’axiome « Hors de l’Eglise pas de salut »)
2° que certains pécheurs, privés de la charité, appartiennent au Christ et à l’Église mais d’une manière stérile, non salutaire
3° que certains justes, qui n’appartiennent pas encore corporellement au Christ et à l’Église, leur appartiennent pourtant spirituellement, d’une manière initiale, tendancielle, déjà salutaire: ils sont pareils à ces brebis de bonne volonté qui, entravées par quelqu’une des formes de l’ignorance invincible, sont en marche, sans toujours le savoir, vers le seul troupeau régi par le seul berger. » (Cardinal Journet) C’est le cas des hommes de bonne foi qui peuvent être sauvés bien que n’appartenant pas extérieurement à l’Eglise, même s’ils sont dans une situation indigente.
4° que certains hommes non seulement appartiennent au Christ à l’Eglise de façon visible (en professant la foi et en étant soumis au Pontife Romain), mais aussi et surtout, en étant en état de grâce.
Le mode d’appartenance à l’Eglise est analogique et non, univoque : il y a diverses façons plus ou moins parfaites d’appartenir à l’Eglise, la façon la plus parfaite, naturellement, étant d’y appartenir selon le quatrième mode.
La notion clef est le concept de participation. J’insiste sur ce point en me servant d’un article de la Somme qui raisonne de manière inductive à partir de la notion de quantité.
« dans l’ordre quantitatif des corps, on dit qu’une chose est grande lorsqu’elle est amenée à la parfaite quantité qu’elle doit avoir ; ainsi y a-t-il des dimensions qu’on estime grandes pour l’homme et qui ne le sont pas pour l’éléphant. De là dans l’ordre des formes, on dit que quelque chose est grand dès lors que c’est parfait » (I-II, 52, 1)
Saint Thomas passe ensuite aux accidents qualitatifs. Ainsi pour la science, on peut la considérer :
a) en elle-même comme quand on dit qu’une « science est plus ou moins grande selon qu’elle s’étend à plus ou moins de choses » (ibid.)
b) dans la participation du sujet : « cela veut dire qu’une science égale est reçue plus profondément chez un autre suivant une diversité de nature de la nature ou de l’habitus » (ibid)
Saint Thomas applique ensuite ce concept aux vertus surnaturelles : en I-II, 112, 4 (l'intensité de la grâce habituelle varie selon la participation subjective, mais non pas selon l'objet, qui est Dieu lui-même) et, surtout, II-II, 5, 4, c: la vertu de foi peut varier en intensité selon l'objet matériel (défini en II-II, 1, 1) et selon le sujet, mais non selon l'objet formel (c'est-à-dire la veritas prima, qui, étant Dieu lui-même, ne peut varier).
Pour en revenir à l'appartenance à l'Eglise, elle comprend deux grandes séries d'habitus et de puissances.
Il y a, d'une part, la grâce habituelle ou sanctifiante, et ses propriétés que sont les vertus théologales, les vertus morales infuses : c’est ce que Journet appelle la « deiconformation intérieure »
Il y a, d’autre part, les caractères sacramentels du baptême et de la confirmation, et, pour l'Eglise en tant que corps, celui du sacerdoce; il y a l'adhésion au magistère (vivant...) de l'Eglise; et il y a la soumission à ses directives ministérielles (notamment pour les clercs et les religieux, mais pas uniquement): voilà ce qu'on pourrait appeler la "christoconformation extérieure".
Dans une ecclésiologie trop juridique, on ne verrait que la deiconformation extérieure, au risque d'oublier que tout homme peut être en état de grâce; à l'opposé, dans une ecclésiologie trop "pneumatique", on ne tiendrait compte que de la christoconformation intérieure, au risque d'oublier le mystère de l'Incarnation.
Il faut donc impérativement harmoniser ces deux dimensions.
C'est ce qu'a tenté de faire le cardinal Journet, en disant que l'appartenance à l’Église procédait de la "charité en tant que cultuelle, sacramentelle et orientée": la charité, qui présuppose la grâce, la foi et l'espérance théologales; la charité en tant que cultuelle, c'est-à-dire en tant qu'elle offre à Dieu son amour à travers le culte de latrie qu'elle lui rend (la messe et l'office divin); la charité en tant que sacramentelle, c'est-à-dire en tant qu'elle est engendrée et fortifiée par les sacrements; la charité en tant qu'orientée, c'est-à-dire en tant que son exercice, et celui de toutes les vertus dont elle est la forme, est réglé par le pouvoir d'enseigner et de gouvernement que le Christ a donné à son Église. Tous ces dons, grâce, vertus théologales et infuses, caractères sacramentels, institutions ecclésiastiques dérivent, pour nous thomistes, de la grâce capitale du Christ.
L'appartenance à l’Église est, ainsi, à l'état parfait dans le catholique en état de grâce et entré dans la voie unitive, comme le furent sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus ou saint Maximilien Kolbe. A l'ombre des cloîtres, il y a certainement, de nos jours, des âmes qui vivent de cette façon le mystère de l’Église. On peut ensuite appartenir à l’Église de manière moins parfaite, ou même imparfaite, par une moindre participation aux dons déiconformants, que ce soit de manière salutaire (le catholique en état de grâce, mais qui se trouve seulement dans la voie purgative, comme la plupart des fidèles), ou de manière non salutaire (le catholique qui adhère pleinement au magistère, accepte les décisions de l'autorité ecclésiastique, et participe au culte divin selon que le prescrit son devoir d'état) lorsque, privé de la grâce, de la charité et des dons du Saint Esprit par le péché mortel, il conserve la foi et l'espérance: tout cela ne pose, je pense aucune problème pour un catholique "traditionnel".
La "nouveauté" (homogène) proposée par un Journet, puis, surtout, enseignée par le concile Vatican II et le magistère postérieur, c'est que l'on peut aussi appartenir imparfaitement à l’Église en raison d'une moindre participation aux dons extérieurement christoconformants, que ce soit de manière salutaire ou non salutaire, selon que le sujet est, ou non, en état de grâce. Je réponds là à votre objection : car même si quelqu'un n'est pas en état de grâce, il participe de l’Église en raison de son caractère baptismal.
L'orthodoxe aura ainsi une charité (ou une foi, s'il est pécheur) non pleinement "orientée", par défaut du magistère romain; l'anglican ou le protestant aura cette même charité d'une manière non orientée (à cause du libre examen) et non pleinement sacramentelle (il n'a que le baptême et le mariage). Ensuite, le juif, le musulman, le païen ou, cas extrême, l'agnostique de bonne foi (je dis l'agnostique, pas l'athée) pourront avoir une charité qui ne sera ni sacramentelle, ni orientée, c'est-à-dire qu'elle n'aura pas de christoconformation extérieure. Ceux-ci pourront être aussi, évidemment et fréquemment, pécheurs, n'ayant, alors, qu'une foi très implicite, et une espérance peu consciente. En dessous, à la limite inférieure, en quelque sorte, il y a le non-baptisé qui a refusé consciemment la foi, de quelque façon qu'elle lui ait été proposée: il ne sera alors membre de l'Eglise que d'une manière purement potentielle, puisqu'il n'y aura aucun élément d'appartenance actuelle en lui: aucun caractère sacramentel, aucune orientation magistérielle ou jurisdictionnelle, pas de grâce ni de charité, et, en raison de son péché personnel d'infidélité, pas de foi, même implicite.