Je comprends qu’un pauvre enseignant du Secondaire, même s’il a soutenu deux mémoires de Maîtrise, quand bien même encore aurait-il travaillé sur les relations de l’Eglise et de l’Etat et se serait-il intéressé à l’enseignement politique de Léon XIII, ne puisse pas vraiment faire le poids avec un professeur aussi éminent que vous. Vos qualifications me mettent d’emblée hors-jeu…
C’est sûr, je n’ai pas la chance d’enseigner en Faculté, d’être Docteur en Histoire contemporaine ; en ce qui concerne l’histoire de l’Eglise au XIXe siècle, je n’ai pas vos compétences. Comment ai-je pu avoir l’impudence d’aller vous défier sur votre terrain.
Crime de lèse-majesté…
Car, voyez-vous, vous pouvez vous prévaloir, du haut de votre chaire, d’une quasi-infaillibilité pour me disqualifier ainsi que tous ceux qui doutent des bienfaits et des délicates attentions de la Révolution française pour l’Eglise, l’argument d’autorité « Lucas dixit » n’a sur nous aucune influence, pas plus d’ailleurs que l’enseignement caduc de Léon XIII sur le pouvoir ou encore sa politique du Ralliement.
C’est que, voyez-vous, vous voulez nous faire passer cet enseignement pour infaillible, du moins nous le présenter comme possédant une quelconque autorité. Depuis quand, dans le domaine politique, un pape peut-il imposer ses directives aux Français ? Car, en discréditant à l’avance les catholiques qui auraient voulu mener un combat en dehors des directives de Rome, il avait l’intention de mener lui seul, la chaire de vérité, ce combat. Avec le succès que l’on sait d’ailleurs… 1892, l’Encyclique sur le Ralliement à la République, moins de 15 ans après, la République anticléricale décrète unilatéralement la Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Veuillez m’excuser pour ces truismes. C’était bien la peine de faire tant d’histoires pour anathémiser les catholiques désobéissants, coupables, à ses yeux, de semer la division au sein de ce qu’il aurait voulu être un troupeau docile, troupeau auquel, a posteriori, vous vous faites une gloire d’appartenir.
Quelle est la valeur, quelle est l’autorité de cette politique de ralliement en France alors qu’il préconise des directives inverses en Italie ? « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », me répondrez-vous. Tout le monde ne s’appelle pas Pascal, vous n’êtes pas, et je le regrette bien, philosophe… Il est regrettable aussi que le dogme de l’Infaillibilité pontificale, défini dans les conditions que l’on sait, ait pu être parasité quasi immédiatement, dès le début des années 1888, dès les premiers documents de Léon XIII, par un enseignement politique, pour ne pas dire politicien. Oui, Léon XIII et ses hérauts ont profité du prestige tout nouveau du magistère pontifical pour imposer des directives qui ne relevaient pas de sa compétence : il s’est tout simplement pris pour un chef de parti. Il y a beaucoup trop de catholiques, et vous en faites partie, des catholiques qui ont, sinon exagéré l’infaillibilité pontificale, du moins étendu son champ d’application. Dogmatique et politique ne se recoupent pas.
Par ailleurs, j’ai lu dans Dom Besse, je ne plus exactement où, que le Concordat n’avait pas contribué à christianiser la France. C’est peut-être une perspective que vous pourriez envisager…
Voilà pour le côté bassement polémique de la question. Voilà pour les propos d’un pauvre titulaire d’une maîtrise d’Histoire, bien indigents, je le concède. Sont-ils d’ailleurs plus indigents que ceux de Léon XIII ? Pas sûr, Môssieur le professeur.
Permettez à présent que le titulaire d’un DEA de Philosophie sur le discours social de Pie XI prenne le relais sur le fond, sur les propos ô combien éternels de ce cher Léon XIII.
Reprenons les propos du magistère pontifiant, si vous le voulez bien.
« Divers gouvernements politiques se sont succédé en France dans le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques. En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ses formes, considérées en elles-mêmes ».
Il semble que le pape éprouve quelques difficultés pour appréhender la typologie des différents régimes politiques. Là où on attendrait la notion de régime, il est question de gouvernement ; Léon XIII se permet, ne vous en déplaise, de donner dans le b-a-ba : « divers gouvernements politiques se sont succédé en France » dans le courant du XIXe siècle. Pourquoi préciser « politiques » à propos des gouvernements ? Cela paraît évident. A moins qu’on tienne déjà là une distinction entre politique d’une part et social ou civil d’autre part. Et la suite du texte fait revenir à deux reprises le vocable « social » : « autorité sociale » à la place d’autorité politique, « formes sociales ». Précisons qu’il ne s’agit pas d’une erreur de traduction, puisque le texte fut rédigé directement en français. … il s’agit peut-être d’un détail, mais, comme le fossé ne cessera de se creuser entre politique et social, on peut s’étonner de cet emploi de l’adjectif « social » en concurrence avec l’adjectif « politique », emploi déjà fréquent dans Immorale Dei (1885). Peut-être conviendrait-il de s’intéresser aux textes de Taparelli pour rendre compte de cet infléchissement de la pensée pontificale sous Léon XIII.
Le pape recense en outre deux empires (celui de Napoléon Ier et celui de Napoléon III), des monarchies (règnes de Louis XVIII, Charles X d’une part et règne de Louis –Philippe, le roi des Français, d’autre part) et deux républiques (Seconde et Troisième). Rien n’est plus conforme à l’histoire ; en revanche, quelle est la différence spécifique, si l’on se place au niveau de la philosophie politique, entre l’empire et la monarchie (le terme de royauté répugnerait-il au successeur de saint Pierre ?), entre la république et l’empire.
Et moi, pauvre philosophe, qui pensait, en suivant Platon, Aristote ou bien encore saint Thomas, que les régimes se différenciaient entre régimes justes et injustes selon que leur(s) dirigeant(s) poursuivait (ent) ou non le bien commun. Royauté, aristocratie, politia ou politeia du côté des régimes justes, tyrannie, oligarchie et démocratie pour les régimes injustes. Oui, comme vous pouvez le constater, les Anciens n’éprouvaient pas la moindre difficulté pour distinguer les bons des mauvais régimes. Inutile donc d’avoir recours au conditionnel (« on arriverait ») pour définir chacun des régimes et le qualifier ainsi de bon ou de mauvais.
Le hic, en particulier, avec ce recensement génial de Léon XIII, c’est que l’essence de l’empire et de la république est difficilement perceptible. L’histoire, l’Histoire du Droit en particulier, nous éclaire sur le sens de ces deux derniers mots, et cela nous évite de tomber dans une sociologie descriptive de bas étage, chère à vos prédécesseurs Mayeur et Rémond. Vous semblez en effet préférer l'eau tiède de ces derniers à la pensée plus dérangeante de Jacqueline Lalouettte -ça aurait pu être intéressant d'avoir votre avis sur l'article que je vous soumettais, beaucoup plus intéressant en tout cas que de vous focaliser sur mes médiocres propos.
Chez les Romains, la Respublica n’est pas tant une constitution que l’expression même du bien commun : la chose commune, les affaires publiques. L’empire est selon les empereurs eux-mêmes la continuité de la Respublica, ce régime qui avait succédé à la tyrannie des premiers siècles de Rome. L’empereur ne se fait pas appeler « imperator » (vocable qui convient au général en chef victorieux) mais « princeps ». L’imperium renvoie d’ailleurs à une forme de gouvernement militaire ou à un pouvoir contraignant. Les Romains, bien avant Gélase, se situent dans un contexte où l’on appréhende clairement les notions de « potestas » et d’ « auctoritas ». Sous la Républica, c’est le Sénat qui est détenteur de la seconde, sous l’Empire, le « Princeps » ou « Augustus », cumule les deux pouvoirs. Ces mots ont un sens précis, ils n’ont pas besoin d’être galvaudés, surtout pas par un successeur de Gélase.
Celui qui est familier des documents antérieurs de Léon XIII n’est d’ailleurs pas surpris de cette imprécision dans les termes ; déjà, dans Immortale Dei, Léon XIII ou l’un de ses rédacteurs pouvait écrire :
« Du reste, la souveraineté n'est en soi nécessairement liée à aucune forme politique; elle peut fort bien s'adapter à celle-ci ou à celle-là, pourvu qu'elle soit de fait apte à l'utilité et au bien commun. »
Ce qui censé rendre le latin :
« Jus autem imperii per se non est cum ulla reipublicae forma necessario copula tum : aliam sibi vel aliam assumere recte potest, modo utilitatis bonique communis reapse efficientem. »
Comment peut-on faire intervenir ici un « jus imperiii » et le traduire par la notion de « souveraineté » ? Les mystères d’une terminologie nouvelle -à moins qu’elle ne soit à dessein confuse. Pourquoi ne pas parler tout simplement de pouvoir ? le pouvoir (potestas) pouvant être exercé alors par un ou plusieurs dirigeants s’ancrant dans des formes de régimes bien spécifiques : un roi (rector, rex) dans le cadre de la royauté, les meilleurs dans un régime aristocratique, le peuple ou l’ensemble des citoyens pour une « politeia » ou une « politia ». Et on entretient à dessein la confusion entre cette dernière forme et la démocratie, troisième type de régime injuste. Pour faire passer le ralliement à la démocratie, car c’est cela dont il s’agit, on préfère parler de reconnaissance des autorités républicaines. Respublica = Démocratia.
Voilà quelques considérations, cher maître, des considérations évidemment trop longues, parce que, nous l’espérons, nuancées, pour vous faire savoir que nous ne pouvons pas gober vos bobards et encore moins supporter vos airs supérieurs.
Vive l’impertinence.