Messages récents | Retour à la liste des messages | Rechercher
Afficher la discussion

Sur les limbes comme exemple de théologie-fiction
par Denis SUREAU 2018-01-27 18:28:36
Imprimer Imprimer

Voici le texte de ma conférence donnée au Centre Saint-Paul :

Mon exposé est en trois parties :
D’abord je vais rappeler que l’homme n’a qu’une fin, qui est la fin surnaturelle.
Ensuite, je rappellerait très rapidement le sens de la critique développée le Père de Lubac ;
Enfin, je montrerai comment tout ceci constitue un argument sérieux contre la thèse des limbes.

L’homme n’a qu’une seule fin : la fin surnaturelle

Pour faire vite, quitte à être brutal, je dirai que l’état de nature pure est une fiction intellectuelle.
Toutefois Henri de Lubac a fini par reconnaître qu’elle est formellement possible.
La nature pure relève de la théologie-fiction. En effet le premier homme n’a pas été créé dans un tel état : Dieu a accordé sa grâce en créant Adam. Saint Thomas ajoute que les enfants qui devaient naître, devaient naître aussi avec la grâce.

Dieu a créé l’homme dans la justice et la sainteté, pour reprendre les mots de saint Paul (Ep 4,24) en lui donnant à la fois la nature et la grâce sanctifiante – et cela dans l’instant même de la création, au moment même de sa création. Comme aux anges d’ailleurs.
C’est l’enseignement unanime des Pères de l’Eglise et la thèse commune des théologiens.
Adam a été créé dans la grâce et avec les dons secondaires que sont l’immortalité, l’impassibilité, l’intégrité. Et ces dons originels n’étaient pas seulement pour le premier homme : ils étaient aussi pour sa postérité.
Comme vous le savez, la grâce sanctifiante est vraiment la clé de voûte de l’homme : c’est par elle que l’âme est soumise à Dieu, la sensibilité à la raison, et le corps maintenu dans l’harmonie et l’immortalité.
Et c’est en perdant la grâce que la nature a été corrompue, blessée.

Et si dès la création de l’homme Dieu lui a offert la grâce, expliquait saint Thomas, c’est bien pour inviter l’homme à partager sa communion. La grâce sanctifiante prépare la nature humaine à la vision béatifique.

Car l’homme n’a qu’une seule fin : la fin surnaturelle. Le frustrer cette fin entraînerait une immense détresse spirituelle.

Je voudrais ici prévenir une objection que l’on a beaucoup entendu dans la polémique antilubacienne. Dire que l’homme a été créé avec la grâce ne signifie pas que tout cela était du à sa nature : tout était absolument gratuit. C’est en cela que ces dons étaient sur-naturels.
Vous connaissez la fameuse phrase de Pie XII dans l’encyclique Humani Generis (1950) :
« D’autres déforment la vraie notion de la gratuité de l’ordre surnaturel, quand ils prétendent que Dieu ne peut créer des êtres doués d’intelligence, sans les ordonner et les appeler à la vision béatifique. »
Le Père de Lubac a toujours prétendu que cette phrase ne le visait pas, et qu’il ne la contestait pas.

La difficulté pour le théologien est la suivante :
d’une part tenir à cette gratuité de l’ordre surnaturel : la Bonté de Dieu et sa justice n’impliquent pas nécessairement que la grâce soit automatiquement donnée ;
et d’autre part de ne jamais perdre de vue la vocation surnaturelle de l’homme, l’ordination de l’humanité entière au Christ.

Ce qui m’emmène au deuxième point de mon exposé :

Le sens de la critique du cardinal de Lubac

Le Père de Lubac critiquait non pas saint Thomas mais certains de ses commentateurs, des théologiens du XVIe siècle (Cajetan et plus encore Suarez) et certains de leurs héritiers néothomistes du XXe. Pour eux, sans doute par un aristotélisme accentué, l’homme a une finalité purement naturelle, mais Dieu « surajoute » une autre fin à sa nature, une finalité surnaturelle. La grâce n’est plus « une sorte de complément intrinsèque » (Milbank) de la nature mais une chose extrinsèque. On en arrive ainsi à concevoir
deux ordres séparés, un ordre naturel et un ordre surnaturel ;
deux fins dernières,
deux béatitudes.
C’est une sorte de dualisme. Je vais citer ici le théologien anglo-catholique John Milbank dans son livre sur le Père de Lubac :
« Contrairement à saint Thomas, Cajetan affirme donc que la nature humaine est définissable en termes purement naturels. Pour lui, une éthique, une politique et une philosophie purement naturelles sont possibles, tout comme il est possible à l’homme de désobéir à la loi morale sans commettre de péché pour autant. » (John Milbank, Le milieu suspendu, Cerf – Ad Solem, 2006, p. 49)
Selon les néo-scolastiques, ajoute Milbank
« Pour la première fois, à les en croire, saint Thomas et ses contemporains avaient admis l'existence d'une sphère naturelle autonome couvrant la totalité des activités humaines, indépendante de l'ordre du salut : d'un côté l'autonomie de la dignité humaine, de l'autre la gratuité manifestée par les oeuvres de miséricorde que nous inspire notre gracieuse admission dans l'amitié de Dieu. » (Id. p.51)
D’un côté le domaine séculier autonome, de l’autre les œuvres divines et leur libre gratuité extrinsèque. Dans un tel schéma, on envisage la réalité d’une fin purement naturelle des créatures.

Pour le Père Garrigou-Lagrange, illustre dominicain néothomiste qui a fortement bataillé contre le Père de Lubac et ce qu’il appelait la « nouvelle théologie », l’ouverture de la nature à la grâce n’est qu’une simple « non-répugnance ». Dieu, auteur de la nature, n’a pu donner à l’homme le désir d’une fin qui le dépasse.

Mais, répliquait le Père de Lubac, tel n’était pas l’enseignement de saint Thomas. Vous avez chez saint Thomas, en particulier dans la Somme contre les Gentils, de nombreuses formules comme celle-ci : « tout intellect désire naturellement la vision de la substance divine. Or un désir naturel ne peut être vain. » (CG III 57) Dieu surélève la nature pour la rendre capable de voir Dieu.
Il y a bien un désir naturel de voir Dieu, un désir naturel inné d’une fin surnaturelle, disproportionnée par rapport à notre nature.
Désir que seul un don peut combler mais qui est déjà lui-même un don : « don de l’anticipation du don », disait Lubac.

C’est au fond le sens de la célèbre exclamation de saint Augustin au début des Confessions : « Vous nous avez fait pour vous, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en vous ».

Pour Lubac, le « paradoxe » fondamental de la condition humaine est bien le suivant : l’homme, créature spirituelle mais finie, a pour unique finalité une finalité surnaturelle.

Application à l’hypothèse des limbes

Je pense qu’ayant très sommairement rappelé cela, vous comprendrez où je veux en finir quant au problème qui nous occupe aujourd’hui : les limbes.
C’est mon troisième point.

Les limbes ont été imaginées comme un état définitif où l’homme est privé de sa fin dernière qui est surnaturelle (voir l’essence divine) sans pourtant en souffrir, du moins dans la version de saint Thomas. Comme le dit avec humour John Milbank,
« chez Thomas, admirablement humain et compatissant, les âmes des bébés morts restent éternellement des bébé-âmes, heureuses de leur bébé-paradis » (Le milieu suspendu, p. 109).

D’où cette première objection, que l’on retrouve d’ailleurs dans le rapport de la Commission internationale de théologie sur L’espoir de salut pour les enfants qui meurent sans être baptisés. C’est au paragraphe 95, je cite :
« Bien qu’un ordre purement naturel soit concevable, aucun être humain ne vit véritablement dans un tel ordre. L’ordre actuel est surnaturel ; les voies de la grâce sont ouvertes dès les premiers instants de chaque vie humaine. Tous sont nés avec cette humanité que le Christ lui-même a assumé et tous vivent en quelque sorte en relation avec Lui, selon différents degrés d’explicitation (cf. LG 16) et d’acceptation, à chaque instant. Il n’y a que deux fins possibles pour un être humain dans un tel ordre : soit la vision de Dieu soit l’enfer (cf. GS 22). Quoique certains théologiens médiévaux maintenaient la possibilité d’une destinée intermédiaire, naturelle, obtenue par la grâce du Christ, appelée limbes, nous estimons une telle solution problématique… »

La Commission de théologie développe une seconde objection, qui est un peu le corollaire de la précédente.
Elle rappelle le rôle central de Notre Seigneur Jésus Christ dans toute l’histoire du salut, Lui qui est Principe et Fin, Alpha et Oméga, comme dit le prêtre lors de la bénédiction du cierge pascal.
Notre Rédempteur est l’unique médiateur. Je cite le rapport au paragraphe 90 :

« Les Ecritures mettent en relation l’humanité sans exception et le Christ. Une faiblesse majeure de la conception traditionnelle des limbes est qu’elle ne dit pas clairement si les âmes qui y demeurent ont la moindre relation avec le Christ ; le caractère christocentrique de cette doctrine semble déficient. En quelque sorte, les âmes des limbes semblent avoir un bonheur naturel qui appartient à un ordre différent de l’ordre surnaturel où les gens doivent choisir pour ou contre le Christ. Cela semble une particularité de la conception de saint Thomas d’Aquin, quoique Suarez et les scolastiques tardifs soulignèrent que Christ restaure la nature humaine (sa grâce est gratia sanans, guérissant la nature humaine) et de ce fait rend possible le bonheur pleinement naturel que saint Thomas attribue aux âmes des limbes. La grâce du Christ était cependant implicite dans la conception de saint Thomas, bien que non développée. C’est ainsi que la scolastique tardive envisagea trois destinées possibles (au moins en pratique, bien qu’en principe deux seules destinées n’étaient acceptables : le Ciel et l’Enfer), et comprit, contre saint Augustin, que c’était par la grâce du Christ que les nombreux enfants des limbes y étaient plutôt qu’en enfer ! »

On voit encore ici ce que la thèse des limbes présente un je-ne-sais-quoi d’inconvenant par rapport au sens de toute l’histoire humaine, cet exitus puis reditus, retour à Dieu par le Christ et dans l’Esprit.

En guise de conclusion

Puisque je suis devant un auditoire largement composé, je suppose, de catholiques dits de tradition, je concluerai en disant que finalement, les limbes, c’est une hypothèse bien peu traditionnelle.

Je dirais même plus : c’est une hypothèse très moderne, très naturaliste. Une hypothèse qui va de pair avec le dualisme fondateur de la modernité. Car enfin, la modernité repose sur la séparation de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel. La modernité est cette tentative de créer un monde où la nature serait séparée de la grâce, le naturel du surnaturel, et par voie de conséquence le culturel du religieux, le spirituel du temporel, la spiritualité de la théologie, la philosophie de la théologie, l’éthique de la révélation, et l’Eglise de l’autorité politique.

L’affirmation d’un ordre purement naturel conduit ainsi à l’émancipation de la cité séculière, à la sécularisation et au laïcisme.

C’est sur cette réflexion de théologie politique que mon exposé se termine.

     

Soutenir le Forum Catholique dans son entretien, c'est possible. Soit à l'aide d'un virement mensuel soit par le biais d'un soutien ponctuel. Rendez-vous sur la page dédiée en cliquant ici. D'avance, merci !


  Envoyer ce message à un ami


 A propos du récent débat sur les limbes par Abbé Jacques Olivier  (2018-01-27 17:46:53)
      Sur les limbes comme exemple de théologie-fiction par Denis SUREAU  (2018-01-27 18:28:36)
          [réponse] par Turlure  (2018-01-28 21:24:43)
      Merci beaucoup par Peregrinus  (2018-01-27 18:35:54)
          Texte qui répond fort bien à D.Sureau d'ailleurs par Meneau  (2018-01-28 16:05:28)
              Pour ma part par Turlure  (2018-01-28 20:58:05)
                  Voui... par Meneau  (2018-01-28 21:13:57)
      Très bon texte par Semetipsum  (2018-01-28 18:27:12)
      Une question par Turlure  (2018-01-28 21:20:15)
      Une des questions de fond : comment la mort peut-elle devenir une suppléance un [...] par Abbé Claude Barthe  (2018-01-29 10:54:41)
          Et pour le martyre par BK  (2018-01-29 10:58:22)
              Les Saints Innocents par Abbé Jacques Olivier  (2018-01-29 12:11:13)
                  Merci par BK  (2018-01-29 12:18:34)
          Monsieur l'Abbé par Turlure  (2018-01-29 12:29:43)
              Re par Abbé Jacques Olivier  (2018-01-29 13:01:48)
                  Si je peux me permettre Monsieur l'Abbé par Turlure  (2018-01-29 14:16:58)
                      Si je peux me permettre par Vincent F  (2018-01-29 14:43:18)
                          Non par Turlure  (2018-01-29 15:38:17)
                              C’est un peu court jeune homme par Vincent F  (2018-01-29 15:44:52)
                                  La question était courte... par Turlure  (2018-01-29 16:07:08)
                                      Ca reste léger par Vincent F  (2018-01-29 18:32:51)
                                          Reste un curieux penchant des frères de Chéméré par BK  (2018-01-29 18:39:26)
                                              Absence de preuve et preuve de l’absence par Vincent F  (2018-01-29 22:55:40)
                      Mais ceux qui se trouvent dans les limbes sont bien sauvés... par Mboo  (2018-01-29 14:55:08)
                          Si on vous le propose, avez-vous envie d'en être assez content ? par Glycéra  (2018-01-29 15:01:41)
                              En effet... naturel ou surnaturel ? par BK  (2018-01-29 20:43:38)
      Une différence majeure par Vincent F  (2018-01-29 14:51:22)
          Que le débat sorte maintenant me fait penser à une calotte de volcan qui se so [...] par Glycéra  (2018-01-29 15:13:00)
              Tout-à-fait par Turlure  (2018-01-29 16:12:29)
              Vous opposez ce qui n’a aucune raisonde l’être par Vincent F  (2018-01-29 18:30:30)
          Si les limbes ne sont qu'une hypothèse par BK  (2018-01-29 16:20:54)
              Fausse question par Vincent F  (2018-01-29 18:27:02)
                  Fausse réponse par BK  (2018-01-29 18:35:35)
                      Oui! par Miserere  (2018-01-29 19:37:44)
                          Tout à fait par BK  (2018-01-29 20:10:48)
                      In dubiis libertas par Vincent F  (2018-01-29 23:00:14)
                      Question subsidiaire par Vincent F  (2018-01-29 23:03:07)
                          Oui par Turlure  (2018-01-29 23:13:08)
                              Vous savez bien par Vincent F  (2018-01-30 07:21:06)
                          Le meurtre est une abomination... par Glycéra  (2018-01-29 23:13:30)
                          Réponse anecdotique par BK  (2018-01-30 12:46:34)
                  Au passage, Vincent, par respect pour la mémoire de Pie IX par BK  (2018-01-29 20:54:13)
                      Je persiste et je signe par Vincent F  (2018-01-29 22:42:34)
                          Je suis navré pour vous si en lisant par BK  (2018-01-30 12:48:39)
                              Il vient de dire… par Luc de Montalte  (2018-01-30 13:12:10)
                              Justement par Vincent F  (2018-01-30 19:28:21)
                                  Alors je précise par BK  (2018-01-30 20:12:10)
                                      Ça tombe bien par Vincent F  (2018-01-30 23:04:08)
                                          Et quanb bien même je le ferais par Vincent F  (2018-01-30 23:08:00)
                                              Je vous laisse le mot de la fin par BK  (2018-01-31 10:39:51)
                                                  Et vous espérez demontrer quoi ? par Vincent F  (2018-01-31 11:40:30)
                                                      Vous oubliez par BK  (2018-01-31 11:44:25)
                                                          La parole au bienheureux : par Rémi  (2018-01-31 12:06:39)
                                                              Une lecture de Pie IX à la manière de... par BK  (2018-01-31 12:15:58)
                                                              Lecture de Pie IX selon une autre manière par BK  (2018-01-31 12:23:40)
                                                              Lecture de Pie XII selon une troisième et une quatrième manière par BK  (2018-01-31 12:29:18)
                                                              Une lecture papolâtre et mariolâtre de Pie IX par BK  (2018-01-31 12:42:37)
                                                              Une lecture daoudalesque de Pie IX par BK  (2018-01-31 12:50:45)
                                                                  Ce qui est bien triste, cher BK par Marquandier  (2018-01-31 13:12:30)
                                                                  Vous ne croyez pas… par Luc de Montalte  (2018-01-31 13:27:49)
                                                                  Je me demande par Yves Daoudal  (2018-01-31 15:24:21)
                                                                      Vous êtes trop bon, Yves par BK  (2018-01-31 15:35:21)
                                                          La phrase que vous citez par Vincent F  (2018-02-01 19:01:14)
                      Que vient faire saint Joseph là-dedans ? par Yves Daoudal  (2018-01-30 12:40:52)
                          Pour information, Joseph est l'Époux de Marie par BK  (2018-01-30 12:44:47)
                              Classique. par Yves Daoudal  (2018-01-30 14:49:50)
                                  Merci pour vos étiquettes et injures par BK  (2018-01-30 15:23:07)
                                  Mais rendez-moi service, Yves, je vous prie par BK  (2018-01-30 15:28:38)
                                      [réponse] par Yves Daoudal  (2018-01-30 15:43:15)


154 liseurs actuellement sur le forum
[Valid RSS]