Question 14 : Du blasphème contre l’Esprit-Saint
Après avoir parlé du blasphème en général, nous avons à parler du blasphème en particulier, de celui qui est contre l’Esprit-Saint. — Sur ce blasphème quatre questions se présentent : 1° Le blasphème ou le péché contre l’Esprit-Saint est-il le même que le péché que l’on commet avec une malice affectée ? — 2° Des espèces de ce blasphème. — 3° Est-il irrémissible ? (Cet article est l’explication théologique de ce passage de l’Evangile (Matth., 12, 32) : Si quelqu’un parle contre l’Esprit-Saint, il ne lui sera remise ni en ce siècle, ni dans l’autre.) — 4° Peut-on pécher contre l’Esprit-Saint dès le principe avant de commettre d’autres péchés ?
Article 1 : Le péché contre l’Esprit-Saint est-il le même que celui qu’on commet avec une malice affectée ?
Objection N°1. Il semble que le péché contre l’Esprit-Saint ne soit pas le même que celui qu’on commet avec une malice affectée. En effet, le péché contre l’Esprit-Saint est le péché de blasphème, comme on le voit (Matth., chap. 12). Or, tout péché que l’on fait avec une malice affectée n’est pas un péché de blasphème. Car il arrive que beaucoup d’autres genres de péché ont ce caractère. Donc le péché contre l’Esprit-Saint n’est pas le même que celui qu’on commet avec une malice affectée.
Réponse à l’objection N°1 : Comme la confession de la foi consiste non-seulement dans les paroles, mais encore dans les œuvres ; de même le blasphème contre l’Esprit-Saint peut se considérer dans la bouche, dans le cœur et les actions.
Objection N°2. Le péché par malice se distingue du péché par ignorance et du péché par infirmité. Or, le péché contre l’Esprit-Saint se distingue par opposition du péché contre le Fils de l’homme, comme on le voit (Matth., chap. 12). Donc le péché contre l’Esprit-Saint n’est pas le même que le péché par malice, parce que les choses dont les contraires sont divers, sont diverses elles-mêmes.
Réponse à l’objection N°2 : D’après la troisième acception, le blasphème contre l’Esprit-Saint se distingue du blasphème contre le Fils de l’homme, en ce sens que le Fils de l’homme est aussi le Fils de Dieu, c’est-à-dire la vertu de Dieu, sa sagesse. D’après cela le péché contre le Fils de l’homme serait le péché d’ignorance ou de faiblesse.
Objection N°3. Le péché contre l’Esprit-Saint est un genre de péché auquel on assigne des espèces particulières, tandis que le péché par malice n’est pas un genre spécial de péché, mais c’est une condition ou une circonstance générale qui peut se rencontrer dans tous les genres de faute. Donc le péché contre l’Esprit-Saint n’est pas le même que le péché par malice.
Réponse à l’objection N°3 : Le péché de malice, quand il provient de l’inclination de l’habitude n’est pas un péché spécial, mais une condition générale du péché. Mais quand il provient spécialement du mépris des effets que l’Esprit-Saint produit en nous, c’est un péché d’une espèce particulière. C’est en ce sens que le péché contre l’Esprit-Saint est un genre spécial de péché, et il en est de même suivant la première interprétation que nous avons donnée. D’après la seconde, ce n’est pas un genre spécial de péché, car l’impénitence finale peut être une circonstance d’un genre de péché quelconque.
Mais c’est le contraire. Le Maître des sentences dit (liv. 2, dist. 43) que celui qui pèche contre l’Esprit-Saint c’est celui qui aime la malice pour elle-même ; ce qui revient au même que pécher avec une malice affectée. II semble donc que le péché par malice soit le péché contre l’Esprit-Saint.
Conclusion. — Celui qui pèche contre l’Esprit-Saint, ce n’est pas seulement celui qui fait un blasphème contre les trois personnes divines ou contre la troisième personne de la Trinité, ou qui persévère dans le péché mortel jusqu’à la mort, mais c’est celui qui pèche avec une malice affectée en choisissant le mal, ou en empêchant et en repoussant loin de lui tout ce qui pourrait le retirer du péché.
Il faut répondre qu’à l’égard du péché ou du blasphème contre l’Esprit-Saint, il y a trois opinions. Les anciens Pères, c’est-à-dire saint Athanase, saint Hilaire, saint Ambroise, saint Jérôme et saint Chrysostome (Saint Athanase (in tract. partic. super. illud Matth., chap. 12 : Qui dixerit verbum contrà Filium hominis.), saint Hilaire (can. 12 in Matth.), saint Ambroise (in Luc. Super illud cap. 12 : Qui verbum in Spiritum sanctum dixerit), saint Chrysostome (Hom. 42), saint Jérôme (in Matth. 12).), disent que l’on pèche contre l’Esprit-Saint, quand on prononce un blasphème qui s’adresse littéralement à l’Esprit-Saint lui-même ; soit qu’on prenne le mot Esprit-Saint comme un nom essentiel qui convient à la Trinité entière dont chaque personne est esprit et sainteté ; soit qu’on le prenne pour le nom personnel de l’une des personnes de la Trinité. C’est en ce sens que saint Matthieu distingue (chap. 12) le blasphème contre l’Esprit-Saint du blasphème contre le Fils de l’homme. Car le Christ agissait comme homme, en mangeant, en buvant et en faisant d’autres actions semblables, et il agissait comme Dieu en chassant les démons et en ressuscitant les morts, et en faisant d’autres prodiges, qu’il opérait par la vertu de sa propre divinité et par l’opération de l’Esprit-Saint, dont il avait été rempli comme homme. Les Juifs avaient d’abord blasphémé contre le Fils de l’homme, en disant qu’il était un homme de bonne chère, qu’il aimait à boire, qu’il était l’ami des publicains et des gens de mauvaise vie (Matth., 11, 19). Ils blasphémèrent ensuite contre l’Esprit-Saint, en attribuant au prince des démons les prodiges que le Christ opérait par la vertu de sa propre divinité et par l’opération de l’Esprit-Saint. — Saint Augustin, dans son livre (De Verb. Dom. serm. 11, chap. 14, 15 et 21), dit que le blasphème ou le péché contre l’Esprit-Saint est l’impénitence finale ; c’est-à-dire, quand on persévère dans le péché mortel jusqu’à la mort. Ce blasphème ne se produit pas seulement de bouche, mais il est encore exprimé par le verbe du cœur et de l’action, non une fois, mais une infinité de fois. On dit que ce verbe ainsi entendu est contre l’Esprit-Saint, parce qu’il est contre la rémission des péchés que produit l’Esprit-Saint qui est la charité du Père et du Fils. Le Seigneur ne dit pas aux Juifs qu’ils pèchent contre l’Esprit-Saint, parce qu’ils n’étaient pas encore dans l’impénitence finale, mais il les avertit de prendre garde qu’en parlant ainsi ils n’arrivent à pécher contre l’Esprit-Saint. C’est ainsi qu’il faut entendre ces paroles de l’Evangéliste (Marc, 3, 29) : Celui qui aura blasphémé contre l’Esprit-Saint n’en recevra jamais le pardon… Et il leur disait ces choses parce qu’ils l’accusaient d’être possédé de l’esprit impur. — D’autres disent (Ce sentiment est celui de Pierre Lombard, que saint Thomas préfère.) que l’on pèche ou que l’on blasphème contre l’Esprit-Saint, quand on pèche contre un bien qui se rapporte par appropriation à l’Esprit-Saint. Ainsi on approprie la bonté à l’Esprit-Saint, comme on approprie la puissance au Père et la sagesse au Fils. Par conséquent ils prétendent que l’on pèche contre le Père quand on pèche par faiblesse ; on pèche contre le Fils quand on pèche par ignorance ; on pèche contre l’Esprit-Saint quand on pèche par malice, c’est-à-dire en choisissant le mal pour lui-même, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 78, art. 1 et 3). Ce qui a lieu de deux manières : 1° par suite de l’inclination de l’habitude vicieuse qu’on appelle malice ; en ce sens, pécher par malice, ce n’est pas la même chose que pécher contre l’Esprit-Saint ; 2° on pèche par malice quand on rejette et qu’on écarte avec mépris ce qui pouvait empêcher qu’on ne choisît le mal ; comme quand on rejette l’espérance par le désespoir, la crainte par la présomption et autres choses semblables, comme nous le verrons (art. suiv. et quest. 20 et 21). Or, tout ce qui nous empêche de choisir le péché est un effet de l’Esprit-Saint en nous ; par conséquent, pécher de la sorte par malice, c’est pécher contre l’Esprit-Saint (Les commentateurs modernes disent que le péché contre l’Esprit-Saint c’est le péché contre l’amour. Leur interprétation ne paraît pas éloignée de celle du grand docteur.).
Article 2 : Est-il convenable de distinguer six espèces de péché contre l’Esprit-Saint ?
Objection N°1. Il semble qu’on ait tort de distinguer, comme le fait le Maître des sentences (liv. 2, dist. 43), six espèces de péché contre l’Esprit-Saint : le désespoir, la présomption, l’impénitence, l’obstination, la résistance à la vérité connue, et l’envie des grâces que Dieu accorde à nos frères. Car la négation de la justice ou de la miséricorde divine se rapporte à l’infidélité. Or, par le désespoir on rejette la miséricorde de Dieu, et par la présomption sa justice. Donc ces deux fautes sont plutôt une espèce d’infidélité qu’une espèce de péché contre l’Esprit-Saint.
Réponse à l’objection N°1 : Le péché de désespoir ou de présomption ne consiste pas en ce qu’on ne croit pas à la justice de Dieu ou à sa miséricorde, mais en ce qu’on les méprise.
Objection N°2. L’impénitence paraît se rapporter au péché passé et l’obstination au péché à venir. Or, le passé ou l’avenir ne changent pas l’espèce d’une vertu ou d’un vice ; car c’est d’après la même foi que les anciens ont cru que le Christ naîtrait, et que nous croyons qu’il est né. On ne doit donc pas faire de l’obstination et de l’impénitence deux espèces de péché contre l’Esprit-Saint.
Réponse à l’objection N°2 : L’obstination et l’impénitence ne diffèrent pas seulement en ce que l’une se rapporte au passé et l’autre à l’avenir, mais elles diffèrent encore selon leurs raisons formelles d’après les différents aspects sous lesquels on peut considérer le péché (Ainsi l’obstination est en opposition avec la conversion du pécheur, et l’impénitence est contraire au repentir du péché.), comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection N°3. La grâce et la vérité nous sont venues par Jésus-Christ, comme le dit l’Evangile (Jean, 1, 17). Il semble donc que combattre la vérité connue et porter envie aux grâces que les autres reçoivent soient un blasphème contre le Fils plutôt qu’un blasphème contre l’Esprit-Saint.
Réponse à l’objection N°3 : Le Christ a produit la grâce et la vérité au moyen des dons de l’Esprit-Saint qu’il a accordés aux hommes (Par conséquent le blasphème contre la grâce et la vérité regarde le Saint-Esprit, et ne s’adresse pas proprement à la personne du Fils.).
Objection N°4. Saint Bernard dit (Lib. de dispens. et præc.) que refuser d’obéir c’est résister à l’Esprit-Saint. La glose dit aussi (Lév., chap. 10) qu’une pénitence simulée est un blasphème contre l’Esprit-Saint. Le schisme paraît donc également directement opposé à l’Esprit-Saint qui est le lien par lequel l’Eglise est unie. Par conséquent il semble que les différentes espèces de péché contre l’Esprit-Saint n’aient pas été suffisamment énumérées.
Réponse à l’objection N°4 : Refuser d’obéir c’est de l’obstination, feindre le repentir c’est de l’impénitence ; le schisme se rapporte à l’envie de la grâce fraternelle qui unit ensemble les membres de l’Eglise.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De fid. ad Pet., chap. 3) : « Que ceux qui désespèrent du pardon de leurs péchés, ou qui sans mérites présument de la miséricorde de Dieu, pèchent contre l’Esprit-Saint (Ce livre est de saint Fulgence.). » Et ailleurs (Ench., chap. 83) : « Que celui qui s’obstine jusqu’à la fin est coupable du péché contre l’Esprit-Saint. » Dans un autre endroit (De verb. Dom., serm. 11, chap. 14) : « Que l’impénitence est un péché contre l’Esprit-Saint. » Dans son livre sur le Sermon de la montagne (liv. 1, chap. 22), il ajoute « que porter envie à ses frères c’est pécher contre l’Esprit-Saint. » Enfin (De Bapt. cont. Donat., liv. 6, chap. 35) il dit « que celui qui méprise la vérité, en veut à ses frères, auxquels la vérité est révélée, ou qu’il est un ingrat envers Dieu, dont l’inspiration instruit l’Eglise. » Il semble qu’il pèche ainsi contre l’Esprit-Saint.
Conclusion. — Il y a six espèces de péché contre l’Esprit-Saint : le désespoir, la présomption, l’impénitence, l’obstination, l’attaque de la vérité connue, et l’envie qu’on porte à la grâce dont jouit le prochain.
Il faut répondre que, selon la troisième acception que l’on donne au péché contre l’Esprit-Saint, on distingue avec raison les six espèces de péché que nous avons énumérées. On les distingue d’après l’éloignement ou le mépris des choses qui peuvent empêcher l’homme de choisir le péché. En effet, ces choses se considèrent, soit par rapport au jugement de Dieu, soit par rapport à ses dons, soit par rapport au péché lui-même. Car l’homme est éloigné du péché par la considération du jugement de Dieu, qui réunit la justice à la miséricorde, et par l’espérance, qui est le fruit de la contemplation de la miséricorde qui remet les péchés et qui récompense les vertus. Cette espérance est détruite par le désespoir (Le désespoir nous fait croire qu’il y a impossibilité absolue d’être pardonné.). Il en est encore détourné par la crainte qui naît de la considération de la justice divine, et qui est détruite par la présomption ; quand on présume, par exemple, qu’on peut obtenir la gloire sans les mérites, ou le pardon sans le repentir. — Les dons de Dieu qui nous retirent du péché sont au nombre de deux ; l’un est la connaissance de la vérité qui a pour contraire l’attaque de la vérité connue, comme quand quelqu’un attaque la vérité de la foi qu’il connaît, afin de pécher plus librement ; l’autre est le secours de la grâce intérieure qui a pour contraire l’envie qu’on porte à la grâce fraternelle ; comme quand on jalouse non seulement la personne de son frère, mais encore le progrès de la grâce de Dieu qui se développe en lui. — Relativement au péché, il y a deux choses qui peuvent engager l’homme à en sortir ; l’une est le dérèglement et le désordre de l’acte dont la considération (En considérant l’acte du péché, on peut être frappé de ce qu’il a de bas et de honteux, et cette considération doit engager le pêcheur à s’en éloigner.) peut porter l’homme à se repentir du péché qu’il a commis. Elle a pour contraire l’impénitence, non pas celle qui consiste à rester dans le péché jusqu’à la mort, comme on l’entendait plus haut (Saint Thomas fait ici allusion au sentiment de saint Augustin qu’il a rapporté dans l’article précédent.) (car alors ce ne serait pas un péché spécial, mais une circonstance du péché), mais on entend ici par impénitence cette disposition du cœur qui implique la résolution de ne pas se repentir. L’autre chose est la vanité et la faiblesse du bien (La joie qu’il procure n’est qu’une joie très vaine et très passagère, et cette considération est encore un des motifs qui en détournent.) que le péché produit, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 6, 21) : Quel fruit avez-vous retiré alors des choses dont vous rougissez maintenant ? Cette considération empêche ordinairement la volonté de l’homme de s’affermir dans le péché. Mais elle est détruite par l’obstination, c’est-à-dire quand l’homme s’affermit dans la résolution de s’attacher au mal. Le prophète (Jérem., 8, 6) parle du premier de ces crimes quand il dit : Il n’y en a point qui fasse pénitence de leur péché en disant : Qu’ai-je fait ? Et il parle du second, en disant : Ils courent tous où leur passion les emporte, comme un cheval qui court avec impétuosité au combat.
Article 3 : Le péché contre l’Esprit-Saint est-il irrémissible ?
Objection N°1. Il semble que le péché contre l’Esprit-Saint ne soit pas irrémissible. Car saint Augustin dit (Lib. de verbis Dom., serm. 11, chap. 13), qu’il ne faut désespérer de personne tant que la patience du Seigneur l’appelle à la pénitence. Or, s’il y avait un péché irrémissible, on devrait désespérer de certain pécheur. Donc le péché contre l’Esprit-Saint n’est pas irrémissible.
Réponse à l’objection N°1 : Il ne faut désespérer de personne en cette vie, quand on considère la toute-puissance et la miséricorde de Dieu (Car il n’y a rien qui puisse résister à sa grâce, et il peut, quand il le veut, changer les lions en agneaux, selon l’expression de l’Ecriture.) ; mais quand on considère la nature du péché, il y en a qu’on appelle des enfants de défiance, selon l’expression de l’Apôtre (Eph., chap. 2).
Objection N°2. On ne remet aucun péché à moins que l’âme ne soit guérie par Dieu. Or, pour un médecin tout-puissant il n’y a pas de maladie incurable, comme le dit la glose sur ces paroles du Psalmiste (Ps., 102, 3) : Qui guérit toutes tes maladies. Le péché contre l’Esprit-Saint n’est donc pas irrémissible.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur la toute-puissance de Dieu, mais non sur la nature du péché.
Objection N°3. Le libre arbitre se rapporte au bien et au mal. Or, tant que cette vie dure, on peut s’écarter de la vertu, puisque l’ange lui-même est tombé du ciel. C’est ce qui fait dire à Job (4, 18) : Il a trouvé du dérèglement dans ses anges, à plus forte raison dans ceux qui habitent des maisons de boue. Donc pour le même motif on peut passer du péché à l’état de justice, et par conséquent le péché contre l’Esprit-Saint n’est pas irrémissible.
Réponse à l’objection N°3 : Le libre arbitre est toujours ici-bas susceptible de changer, mais néanmoins quelquefois il éloigne de lui, autant qu’il le peut, ce qui serait de nature à le tourner au bien. Par conséquent son péché est alors irrémissible en lui-même, quoique Dieu puisse le remettre.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Matth., 12, 32) : Si quelqu’un parle contre l’Esprit-Saint, il ne lui sera remis ni en ce siècle, ni dans l’autre. Et saint Augustin dit (Lib. in serm. Dom., chap. 22) que l’infamie de ce péché est si grave qu’elle est inconciliable avec l’humilité nécessaire à la prière.
Conclusion. — Le péché contre l’Esprit-Saint est irrémissible, soit parce qu’après cette vie il n’y a plus lieu de se repentir, soit parce qu’il éloigne ce qui peut nous faire obtenir le pardon de nos fautes, soit parce que de lui-même il mérite d’être sans rémission, puisque pécher par malice, c’est ce qu’il y a de plus grave.
Il faut répondre que suivant les diverses acceptions qu’on donne au péché contre l’Esprit-Saint, il y a différentes manières d’expliquer comment il est irrémissible. En effet, si on entend par le péché contre l’Esprit-Saint l’impénitence finale, on dit alors qu’il est irrémissible, parce qu’il n’est remis d’aucune manière. Car le péché mortel dans lequel l’homme persévère jusqu’à la mort n’est pas remis en cette vie par la pénitence, et il ne le sera pas dans l’autre. — Dans les deux autres acceptions, on le dit irrémissible, non parce qu’on ne le remet d’aucune manière (On ne pourrait avancer qu’il y a des fautes absolument sans être hérétique. Ce serait l’erreur des novatiens, qui prétendaient que l’Eglise n’avait pas le pouvoir de remettre les grands crimes par l’absolution.), mais parce qu’autant qu’il est en lui il mérite d’être sans rémission. Et cela de deux manières : 1° quant à la peine ; car celui qui pèche par ignorance ou par infirmité mérite un châtiment moindre, tandis que celui qui pèche par malice n’a pas d’excuse qui puisse diminuer son châtiment. De même celui qui blasphémait contre le Fils de l’homme, lorsque sa divinité n’était pas encore révélée, pouvait s’excuser sur l’infirmité de la chair qu’il voyait en lui, et méritait par conséquent une moindre peine. Mais celui qui blasphémait la Divinité elle-même, en attribuant au diable les œuvres de l’Esprit-Saint, n’avait pas d’excuse qui pût diminuer son châtiment. C’est pourquoi d’après saint Jean Chrysostome (Hom. 42 in Matth.) ce péché n’a été remis aux juifs ni en cette vie, ni en l’autre ; car ils ont souffert pour son expiation les châtiments que leur ont infligés les Romains ici-bas, et les peines de l’enfer dans l’autre vie. Saint Athanase (Tract. super illud Matth. 12 : Quicumque dixerit verbum) cite pour exemple leurs ancêtres qui se sont d’abord élevés contre Moïse, parce qu’ils manquaient d’eau et de pain, ce que Dieu a supporté patiemment, parce qu’ils avaient pour excuse l’infirmité de la chair ; mais ensuite ils ont péché plus grièvement en blasphémant contre l’Esprit-Saint, lorsqu’ils ont attribué à une idole les bienfaits de Dieu qui les avait tirés de l’Egypte, et qu’ils ont dit : Voilà, Israël, vos dieux qui vous ont tiré de la terre d’Egypte. C’est pourquoi le Seigneur les a fait punir temporellement, puisque dans ce jour vingt-trois mille d’entre eux périrent, et il les a menacés en même temps des peines futures, en disant : Au jour de la vengeance je visiterai ce péché qu’ils ont commis (Ex., chap. 32). — 2° On peut entendre que ce péché est irrémissible quant à la faute. Ainsi on dit qu’une maladie est incurable quand par sa nature elle détruit ce qui pourrait la guérir ; par exemple, quand le mal enlève à la nature toute sa vertu, ou quand il produit un dégoût de la nourriture et de la médecine, quoique Dieu puisse guérir cette maladie. De même on dit que le péché contre l’Esprit-Saint est irrémissible de sa nature en ce sens qu’il exclut les choses par lesquelles on obtient la rémission des péchés. Toutefois ces choses ne sont pas un obstacle pour la toute-puissance et la miséricorde de Dieu, qui guérit quelquefois spirituellement et comme par miracle ceux qui se trouvent dans cet état.
Article 4 : L’homme peut-il tout d’abord pécher contre l’Esprit-Saint ?
Objection N°1. Il semble que l’homme ne puisse pas d’abord pécher contre l’Esprit-Saint, sans avoir fait préalablement d’autres fautes. Car l’ordre naturel veut qu’on aille de l’imparfait au parfait, et c’est ce qu’on remarque pour le bien, suivant cette parole de l’Ecriture (Prov., 4, 19) : Le sentier des justes est comme une lumière brillante qui s’avance et qui croît jusqu’au jour parfait. Or, dans les maux ce qu’il y a de parfait c’est le mal le plus grand, comme le dit Aristote (Met., liv. 5, text. 21). Par conséquent le péché contre l’Esprit- Saint étant le plus grave, il semble que l’homme n’arrive à ce péché que par d’autres fautes moindres.
Réponse à l’objection N°1 : Dans le bien comme dans le mal, ainsi qu’en toutes choses, on va de l’imparfait au parfait, et c’est de la sorte que l’homme progresse en tous les sens. Cependant l’un peut partir d’un point plus élevé qu’un autre. Par conséquent, la chose par laquelle on débute peut être parfaite dans le bien ou dans le mal selon son genre, quoiqu’elle soit imparfaite relativement au progrès que l’homme peut faire sous ce double rapport (Ainsi les progrès que fera un homme ordinaire seront parfaits dans leur genre, dans le sens que ses facultés ne lui permettent pas de faire davantage ; mais ils seront imparfaits, si on les compare à ceux que fait un homme plus distingué.).
Objection N°2. Pécher contre l’Esprit-Saint, c’est pécher par une malice affectée ou par choix. Or, l’homme ne peut pécher ainsi immédiatement avant d’avoir fait une multitude de fautes. Car Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 6) que quoique l’homme puisse faire des injustices, cependant il ne peut pas agir immédiatement comme un homme injuste, c’est-à-dire par élection (Celui qui fait une injustice par élection, c’est celui qui trouve son plaisir à agir de la sorte, et il ne peut en être ainsi qu’autant qu’on a en soi l’habitude de l’acte qu’on fait.). Il semble donc qu’on ne puisse pécher contre l’Esprit-Saint qu’après avoir fait d’autres péchés.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur le péché commis par malice, quand il résulte de l’inclination de l’habitude.
Objection N°3. La pénitence et l’impénitence se rapportent au même objet. Or, la pénitence n’a pour objet que les péchés passés. Donc il en est de même de l’impénitence, qui est une espèce de péché contre l’Esprit-Saint. Par conséquent, le péché contre l’Esprit-Saint qu’on appelle impénitence en présuppose d’autres.
Réponse à l’objection N°3 : Si on prend avec saint Augustin l’impénitence pour la persévérance dans le péché, il n’est pas difficile de voir que l’impénitence présuppose des péchés comme la pénitence. Mais s’il s’agit de l’impénitence habituelle, considérée comme une espèce de péché contre l’Esprit-Saint, alors il est clair que cette impénitence peut être antérieure aux péchés. Car celui qui n’a jamais péché peut avoir le dessein de se repentir ou de ne pas se repentir (Et s’il prend la résolution ferme de ne pas se repentir, il y a là une impénitence habituelle qui précède toutes les autres fautes.), s’il lui arrivait de faire une faute.
Mais c’est le contraire. Il est facile à Dieu, comme le dit l’Ecriture (Ecclésiastique, 11, 23), d’enrichir et tout d’un coup celui qui est pauvre. Il est donc possible, au contraire, que les suggestions malicieuses du démon entraînent immédiatement quelqu’un dans le péché le plus grave qui est le péché contre l’Esprit-Saint.
Conclusion. — Il n’arrive pas à l’homme de pécher dès le principe contre l’Esprit-Saint, c’est-à-dire de pécher par malice ou de tomber dans l’impénitence finale ; cependant on peut tout d’abord pécher contre l’Esprit-Saint, en rejetant avec mépris les choses qui peuvent retirer du péché.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), pécher contre l’Esprit-Saint, c’est en un sens pécher par malice. Or, on pèche par malice de deux manières, comme nous l’avons vu (art. 1). 1° D’après l’inclination de l’habitude ; ce qui n’est pas pécher contre l’Esprit-Saint (Ce péché est simplement l’effet d’un mauvais penchant.), à proprement parler. On ne pèche pas d’ailleurs ainsi dès le commencement, il faut qu’on ait antérieurement commis des péchés pour produire cette habitude qui nous porte au mal. 2° On peut pécher par malice en rejetant avec mépris les choses qui peuvent retirer l’homme du péché ; et c’est pécher, à proprement parler, contre l’Esprit-Saint, comme nous l’avons dit (art. 1). Le plus souvent cette faute en suppose d’autres, parce que, comme le dit l’Ecriture (Prov., 18, 3) : L’impie méprise, quand il est arrivé au plus profond abîme des péchés. Toutefois il peut se faire que dès le premier acte coupable, on pèche contre l’Esprit-Saint par mépris ; soit à cause du libre arbitre ; soit à cause d’une foule de dispositions antérieures ; soit aussi parce qu’un individu se trouve vivement porté au mal, et qu’il a peu d’attrait pour le bien. Mais pour les hommes parfaits, il leur arrive rarement ou même jamais de pécher immédiatement dès le commencement contre l’Esprit-Saint. C’est ce qui fait dire à Origène (Periarch., liv. 1, chap. 3) : Je ne pense pas que l’un de ceux qui sont arrivés au souverain degré de la perfection s’évanouisse ou tombe subitement, mais il est nécessaire qu’il décline peu à peu et marche par degrés vers sa perte. — On peut faire le même raisonnement si, par le péché contre l’Esprit-Saint on entend littéralement le blasphème de l’Esprit-Saint (C’est-à-dire le péché que l’on commet contre la personne de l’Esprit-Saint.). Car ce blasphème dont parle le Seigneur procède toujours du mépris. — Si par le péché contre l’Esprit-Saint on entend avec saint Augustin l’impénitence finale (Serm. 11 de sub. Dom., chap. 14 et suiv.), il n’y a plus de question ; puisque le péché contre l’Esprit-Saint exige alors une continuation de fautes jusqu’à la fin de la vie (Car par l’impénitence finale on entend précisément cet enchaînement de fautes qui prolonge jusqu’à l’éternité.).
Somme théologique