Comme d'ailleurs au Québec, la vérité est qu'il y a eu un autoritarisme certain du clergé catholique, d'ailleurs appuyé, dans les deux cas, sur un catholicisme plus identitaire que réellement spirituel - et sur l'absence totale de leadership laïc : toutes les forces intellectuelles catholiques étaient tournées, très longtemps, vers l'indépendance et donc la politique. Bref, du cléricalisme à l'état pur, dans ce qu'il a de plus mauvais.
Cela a conduit, d'une part, à un effondrement très rapide par défaut de vie intérieure ; d'autre part, à ce que cet effondrement soit associé à un grand rejet de l'Eglise, à cause des abus liés à l'autoritarisme clérical, y inclus des abus sexuels qui se passaient dans la plus grande impunité car le clerc avait forcément raison contre l'enfant victime.
Il est difficile à un Français de se rendre compte du degré de traumatisme que les révélations d'abus sexuels ont constitué pour l'Irlande. Je me souviens, lors du mois que j'y ai passé il y a huit ans de cela, qu'il y avait, tous les dimanches à la sortie de la messe principale à la pro-cathédrale, une manif avec des panneaux "Church and state guilty of genocide on our children" - il s'agissait des abus sexuels, mais ça donne une idée de l'ambiance.
Dans chaque église, lorsqu'on rentre, la première chose qu'on voit, c'est un grand panneau, une charte affichée en grand expliquant les mesures prises pour qu'il n'y ait point d'abus sexuels sur mineurs (bon, et un autre panneau relatif à la maladie cœliaque, mais c'est hors sujet).
De façon générale, il y a un fort rejet de l'Eglise en Irlande, accusée à tort ou à raison de tous les travers de la société jusqu'aux années 90, mais on peut le comprendre au vu de ce qu'a représenté l'emprise cléricale sur la société : jusque dans les années 1980, une femme mariée ne pouvait pas exercer un emploi public, les femmes fonctionnaires devaient donc quitter leurs fonctions avant leur mariage. Dans un autre registre (mais le cas québécois est très similaire), un collègue québécois m'a raconté que sa grand-mère avait eu droit à des remarques publiques très humiliantes du curé de la paroisse parce qu'elle n'était toujours pas enceinte de son onzième enfant, un an après la naissance du dixième !
Dans ces conditions je comprends tout à fait que les gens rejettent absolument une pareille institution, et il y a eu là un véritable contre-témoignage des clercs.
La plus lente déchristianisation de la France fait que nous avons perdu la mémoire des histoires de ce type qui ont pu avoir lieu. Néanmoins, j'ai eu plusieurs collègues qui m'ont raconté des histoires d'arrière grand-mères ou grand-tantes, séduites adolescentes par le curé, qui ont ensuite vécu des vies de misère et d'opprobre, alors que le prêtre en question avait un beau cursus honorum et finissait chanoine de la cathédrale locale, avec des belles nécrologies célébrant sa vertu. Comment voulez-vous que des gens qui portent cette histoire familiale acceptent que l'Église est dépositaire des paroles de la Vie éternelle, sans même parler de confesser qu'elle est sainte ?
A ma génération le souvenir s'en est absolument perdu, mais je ne pense pas qu'il faille sous-estimer le nombre de personnes, à partir de 40-50 ans, qui ont connaissance plus ou moins précise d'histoires plus ou moins sordides et scandaleuses qui sont arrivées à leurs ancêtres, souvent femmes, et qui ne veulent rien à voir à faire avec l'Eglise dont un membre a gravement blessé la grand-mère.