J’ai l’impression que votre mémoire vous joue des tours, du moins si vous pensez à l’entretien assez célèbre du futur cardinal Pie avec Napoléon III. Je rappelle que ce dernier avait commencé son règne en protégeant les États pontificaux. Mais après son discours du 7 février 1856, à l’ouverture des Chambres, l’évêque de Poitiers comprit à demi-mot qu’il s’apprêtait à réviser sa politique. Il n’était pas bonapartiste mais, vu le péril qui menaçait la papauté, il se décida à demander audience, et l’empereur le reçut volontiers le 15 mars suivant.
On méconnaîtrait grandement mes intentions, affirma Napoléon III, si on croyait que je veux autre chose que du bien au gouvernement pontifical. Son but était plutôt “de rendre ce gouvernement plus populaire, et de montrer à l’Europe que la France n’a pas entretenu à Rome une armée d’occupation pour y consacrer des abus.”
L’évêque de Poitiers lui répliqua qu’il n’existait nulle part moins d’abus que dans les États gouvernés par le Pape : ne serait-ce pas plutôt en prenant la défense de la Turquie lors de sa récente expédition de Crimée que la France pourrait s’entendre reprocher d’y avoir consacré des abus ?
“Mais enfin, Monseigneur, lui répliqua l’empereur, n’ai-je pas fait suffisamment mes preuves de bon vouloir en faveur de la religion ? La Restauration elle-même a-t-elle fait plus que moi ?
— Je m’empresse de rendre justice aux religieuses dispositions de Votre Majesté et je sais reconnaître, Sire, les services qu’elle a rendus à Rome et à l’Église, particulièrement dans les premières années de son gouvernement. Peut-être la Restauration n’a-t-elle pas fait plus que vous. Mais laissez-moi ajouter que ni la Restauration, ni vous, n’avez fait pour Dieu ce qu’il fallait faire, parce que ni l’un ni l’autre, vous n’avez relevé son trône, parce que ni l’un ni l’autre, vous n’avez renié les principes de la Révolution, dont vous combattez cependant les conséquences pratiques, parce que l’évangile social dont s’inspire l’État est encore la Déclaration des droits de l’homme, laquelle n’est autre chose, Sire, que la négation formelle des droits de Dieu. Or, c’est le droit de Dieu de commander aux États comme aux individus. Ce n’est pas pour autre chose que Notre Seigneur est venu sur la terre. Il doit y régner en inspirant les lois, en sanctifiant les mœurs, en éclairant l’enseignement, en dirigeant les conseils, en réglant les actions des gouvernements comme des gouvernés. Partout où Jésus-Christ n’exerce pas ce règne, il y a désordre et décadence.
Or, j’ai le devoir de vous dire qu’il ne règne pas parmi nous et que notre Constitution n’est pas, loin de là, celle d’un État chrétien et catholique. Notre droit public établit bien que la religion catholique est celle de la majorité des Français ; mais il ajoute que les autres cultes ont droit à une égale protection. N’est-ce-pas proclamer équivalemment que la Constitution protège pareillement la vérité et l’erreur ? Eh bien ! Sire, savez-vous ce que Jésus-Christ répond aux gouvernements qui se rendent coupables d’une telle contradiction ? Jésus-Christ, Roi du Ciel et de la terre, leur répond : « Et Moi aussi, gouvernements qui vous succédez et vous renversant les uns les autres, Moi aussi, je vous accorde une égale protection. J’ai accordé cette protection à l’Empereur votre oncle ; j’ai accordé la même protection aux Bourbons, la même protection à Louis-Philippe, la même protection à la République ; et à vous aussi, la même protection vous sera accordée.”
L’empereur arrêta l’évêque : “Mais encore, croyez-vous que l’époque où nous vivons comporte cet état de choses, et que le moment soit venu d’établir ce règne exclusivement religieux que vous me demandez ? Ne pensez-vous pas, Monseigneur, que ce serait déchaîner toutes les mauvaises passions ?
— Sire, quand de grands politiques comme votre Majesté m’objectent que le moment n’est pas venu, je n’ai qu’à m’incliner, parce que je ne suis pas un grand politique. Mais je suis évêque, et comme évêque, je leur réponds : le moment n’est pas venu pour Jésus-Christ de régner, eh bien ! alors le moment n’est pas venu pour les gouvernements de durer.”
[D’après Mgr Baunard,
Histoire du Cardinal Pie, évêque de Poitiers, livre Ier, chapitre XI.]
V.
Soutenir le Forum Catholique dans son entretien, c'est possible. Soit à l'aide d'un virement mensuel soit par le biais d'un soutien ponctuel.
Rendez-vous sur la page dédiée en cliquant ici.
D'avance, merci !