Retour sur l’interprétation courante du verset :
« Tulit ergo Dominus Deus hominem, et posuit eum in paradiso voluptatis, ut operaretur, et custodiret illum. » Le Seigneur Dieu prit donc l’homme et le mit dans le jardin de délices pour le cultiver et le garder (Genèse 2, 15).
On se souvient - j’ai plusieurs fois abordé le sujet sur le Forum – que, se fondant sur l’interprétation désormais courante, beaucoup ont été conduits à affirmer que l’homme, dès sa création, travaille ; autrement dit, Dieu aurait inclus, avant même la chute de nos premiers parents, le travail parmi les activités qu’ils auraient eu à exercer. Ainsi, on voudra bien m’excuser de faire bref, l’homme devient au pire le collaborateur (de « labor » : effort, peine, souffrance) de Dieu, au mieux son coopérateur (du verbe déponent « operari » : œuvrer). Sur ce dernier point, je me dois de mentionner que la Genèse commence par rapporter l’ŒUVRE (« opus ») des six jours et préciser par la même occasion que Dieu ne peut pas travailler mais qu’en tant que premier moteur et acte pur, il est l’auteur d’un opus. Créateur, Dieu opérerait à la fois comme un démiurge et comme un artisan, par une simple parole ; c’est ce qu’affirme saint Jean Chrysostome dans son Sermon sur la Genèse : « La volonté de Dieu est en effet le créateur et l’artisan et de la nature et de l’art et de tout être. » D’ailleurs, c’est en une seule phrase que celui qui fut patriarche de Constantinople a le souci de distinguer le travail humain de l’opus divin :
« Si l’homme qui travaille à un métier, avant même d’avoir fabriqué son œuvre, avant même de l’avoir formée, voit l’usage auquel sera dirigé ce qu’il va faire, combien plus le fabricateur de toutes choses, qui par sa parole a tout fait sortir du non-être à l’être, sait-il, avant de l’avoir faite, que la lumière sera belle. »
La différence, essentielle, qui sépare les verbes latins « laborare » et « operari » semble échapper totalement aux artisans de la théologie du travail, tout occupés qu’ils sont à fonder la dignité ontologique du travail et à chercher dans l’Ecriture Sainte et dans la Patristique les racines d’une prétendue Doctrine sociale de l’Eglise, quitte à tordre le sens de notions qui ne posent pourtant aucun problème aux latinistes : je n’irai pas jusqu’à dire que nos théologiens du travail sont de mauvais linguistes mais je ne saurais trop leur conseiller de relire les Tusculanes de Cicéron. En effet celui-ci fait de dolor un synonyme de labor. C’est dire à quel point cette théologie prend un mauvais départ.
Le travail de l’homme entre dans le plan de Dieu, sans doute ; fait-il pour autant partie des nobles activités de l’homme au paradis terrestre ? C’est une autre histoire.
L'importance de saint Jean Chrysostome
L’interprétation selon laquelle l’homme aurait travaillé dès le jardin d’Eden, interprétation que nous n’hésitons pas à qualifier de travailliste, on la trouve développée chez saint Jean Chrysostome. Je renvoie à l’ouvrage de Lucien Daloz paru en 1959 chez Lethielleux (Le travail selon saint Jean Chrysostome, théologie, pastorale et spiritualité, recherches et synthèses).
Les conceptions de saint Jean Chrysostome sur le travail de l’homme au paradis terrestre sont assez simples. Nous suivrons pour cela l’ordre du développement adopté par Lucien Daloz.
L’activité de l’homme au Paradis se caractérise par l’absence de toute infirmité ou souffrance : « Il n’y avait pour lui, affirme Jean, ni peine ni sueur fatigante ni soucis dévorants. » Avant la faute, son existence était exempte de toute peine, de « ponos » :
« Dieu, ayant formé l’homme, ne le fit pas d’abord sujet aux peines, aux souffrances, à la douleur, il ne le fit pas mortel ; mais il était soustrait à la tristesse, aux sueurs, à la mort. »
Car, avant la faute, Adam avait à sa disposition tout ce dont il avait besoin pour subsister ; aussi l’homme dans l’état de justice originelle n’était-il pas astreint au travail pour acquérir des biens en vue de sa conservation :
« Point d’arts, pas de commerce, point de construction, ni de vêtement, ni de chaussures, ni de toit, ni de table, ni de peine, ni de douleur, ni de mort. »
Impossible donc de trouver dans cette vision le moindre élément d’une genèse de l’économie. Pas plus que l’homme n’avait besoin de travailler pour vivre, pas davantage l’Eden n’avait à être mis en valeur par une quelconque culture ; le paradis terrestre n’a pas besoin des soins de l’homme.
Mais, parce qu’il y a un « mais » de taille, saint Jean Chrysostome affirme que Dieu plaça l’homme dans le paradis pour le travailler, un travail dont il convient de préciser qu’il était dénué de toute pénibilité (« ponos » en grec et qui signifie la peine, la fatigue, le travail fatigant, la souffrance) :
« Avant qu’Adam eût péché, quand il jouissait d’une liberté entière, Dieu lui imposa la culture de la terre, non certes comme une tâche pénible et douloureuse, mais comme un exercice propre à le former à la sagesse : Il le plaça, dit l’Ecriture, dans le paradis pour le travailler et le garder. »
Former l’homme à la sagesse, tel aurait été le dessein de Dieu lorsqu’il prescrivit à l’homme de cultiver et de garder le jardin. Mais, pourrait-on lui objecter, l’homme n’a-t-il pas bénéficié lors de sa création, pour le perdre aussitôt après sa faute, d’un don préternaturel ?
Caractère non pénible du travail au Paradis terrestre
Selon st Jean Chrysostome, le travail ne présente pas a priori de caractère pénible ou douloureux, c’est pourquoi on notera l’emploi, « sous sa plume », du terme à connotation positive "ergasia". De même que Dieu « travaille » par son œuvre créatrice, par son activité de Providence et de conservation des êtres, de même l’homme travaille, mais sans peine, thème cher à l’Age d’Or :
« Autre chose est de travailler, et autre chose et de peiner. Il était un temps où l’on travaillait sans peine. Cela est-il possible ? dira-t-on. – Oui, c’était possible, c’est ce que Dieu avait ordonné, mais vous n’avez pas pu le supporter. Il vous avait donné à travailler le paradis ; ayant imposé un travail (ergasia) il n’y avait pas mêlé de peine (ponos)… On peut travailler sans souffrir, comme les anges ; si tu savoir qu’ils travaillent, écoute ce qui est dit :
‘Ils sont puissants en vertu, ceux qui exécutent sa parole’ (Ps. 102, 20)
Dieu travaille encore maintenant, comme dit le Christ :
‘Mon Père travaille sans cesse , et moi aussi je travaille’ (Jean 5, 17) »
On notera que la Vulgate, en ce qui concerne la citation tirée de Jean, emploie le verbe à connotation positive "operari" et, pour la citation du psaume 102, le verbe "facere".
Après avoir esquissé le thème de la sagesse, saint Jean Chrysostome nous ramène bien vite à une autre explication, un argument, hélas ! moralisant . En effet, l’homme placé dans le jardin des délices aurait pu s’habituer à cette vie facile … C’est pour éviter l’intempérance que Dieu lui prescrit de travailler et de garder le jardin d’Eden, une sorte d’activité empêchant l’homme de glisser dans le relâchement ; remarquons que l’oisiveté n’est pas loin ; si l’on considère que celle-ci est mère de tous les vices, je vous laisse imaginer la suite pour Adam et sa compagne… Une chose est certaine, la "scholè" des Grecs qui correspond à l’"otium" des latins pourrait passer très rapidement, chez saint Jean Chrysostome, du positif (repos, loisir, occupation d’un homme de loisir) au négatif (inaction, paresse, lenteur).
« Si, en effet, il avait été absolument sans travail (ponos), il aurait été aussitôt enclin à la nonchalance, par suite d’un trop grand relâchement. Ayant à accomplir un travail (ergasia) sans douleur ni fatigue, il restait plus modéré. »
On remarquera au passage que Jean ne peut s’empêcher d’introduire dans ses considérations le terme de « ponos » si proche de « poinè » (la peine, la punition) qui donnera en latin poena (peine) et punire.
« Dieu, rajoute Daloz, un Père, qui, par amour pour un fils qu’il a comblé lui donne une petite occupation pour qu’il ne dévie pas." Il s’appuie ainsi une dernière fois sur le père grec :
« Comme un Père, Dieu, le maître, prescrivit à Adam le travail et la garde du jardin, pour qu’au milieu de toute cette volupté, de cette liberté, de ce repos, il ait modérément ces deux occupations qui l’empêchent de passer les bornes. »
Or, tous nous savons que l'homme a péché, a désobéi malgré cet état de béatitude :
« Au début, Dieu nous a donné une vie libre de souci et dépourvue de peine. Mais nous avons abusé de ces dons, nous les avons perdus par notre paresse, et nous avons été chassés du paradis. Dès lors, Dieu nous a rendu la vie pénible, et il se justifia en quelque sorte devant les hommes en disant :
‘ Je vous ai donné d’abord une vie de délices ; mais la prospérité vous a rendus encore plus mauvais. Aussi vous ai-je imposé par la suite des peines et des sueurs. »
Détour par Baudelaire
En lisant les propos de saint Jean Chrysostome sur le pressentiment par Dieu de la chute de l'homme, je ne peux m’empêcher de penser à l’un des plus importants poèmes des Fleurs du mal, une étape indispensable pour qui veut comprendre ce que sont les composantes du bonheur baudelairien et ce qui peut être à l’origine du Spleen ; j’ai nommé « La vie antérieure » . Le tableau imaginé par Baudelaire, me semble-t-il, offre des ressemblances troublantes avec la démarche du théologien né à Antioche :
« La vie antérieure »
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal », XII
Il n’est pas difficile de comprendre que le paradis de Baudelaire se caractérise en premier lieu par l’ordre et l’harmonie et ensuite par la volupté résultant d’impressions sensorielles fortes. Jusqu’au vers 11, rien ne vient troubler cet état innocent fait de délices. Brusquement - brutalement – dès le vers 9 apparaît les signes tangibles d’une dégradation de ses conditions de vie dans ce paradis. L’inconfort, un certain malaise – mélancolie, mal du siècle – s’insinue au sein même du paradis : la sueur, signe que la fièvre s’est emparée du protagoniste, perle sur son front. La fièvre est bien le signe d’une douleur secrète : « le secret douloureux qui me faisait languir ». Le désoeuvrement pourrait donc, ici aussi, conduire à l’Ennui, notion, ô combien importante chez Baudelaire, ennui qui annonce l’arrivée de l’ennemi. On n’insistera jamais assez sur le fait que ceux qui sont préposés à son bien-être contribuent paradoxalement à renforcer sa douleur : « l’unique soin était d’approfondir ». C’est que, comme Adam et Eve, dans le Jardin de l'Eden, Baudelaire est sinon par avance déchu de son statut heureux, du moins menacé par l’ennui, par un certain mal de vivre.
L’apparition du thème du relâchement dans l’évocation du paradis par Jean Chrysostome est comme le signe du caractère bref et fortuit du bonheur. L’homme, dès le début de son séjour dans le jardin, au paradis terrestre, se verrait condamné à le quitter. Peut-être que cet endroit a le tort d’être trop humain ; saint Jean Chrysostome pourrait se montrer à propos de l’homme originel d’un pessimisme on ne peut plus noir.
J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop pour avoir fêté à ma manière la saint Joseph artisan.