CHAPITRE XIV
De quelques autres moyens par lesquels le saint amour blesse les coeurs.
Un jour on faisait des exorcismes sur une personne possédée; et le malin esprit étant pressé de dire quel était son nom Je suis, répondit-il, ce malheureux privé d'amour; et soudain sainte Catherine de Gênes, qui était là présente, se sentit troubler et renverser toutes les entrailles, d'autant qu'elle avait seulement ouï prononcer le mot de privation d'amour.
Car, comme les démons haïssent si fort l'amour divin, qu'ils tremblent lorsqu'ils en voient le signe ou qu'ils en oyent le nom, c'est-à-dire, quand ils voient la croix et qu'ils oyent prononcer le nom de Jésus; ainsi ceux qui aiment fortement notre Seigneur, trémoussent de douleur et d'horreur quand ils voient quelque signe ou qu'ils entendent quelque parole qui représente la privation de ce saint amour.
Saint Pierre était bien assuré que notre Seigneur sachant tout, ne pouvait pas ignorer combien il était aimé de lui; mais parce que la répétition de cette demande: M'aimes-tu? a l'apparence de quelque défiance, saint Pierre s'en attriste grandement.
hélas! cette pauvre âme qui sent bien qu'elle est résolue de mourir plutôt que d'offenser son Dieu, mais ne sent pas néanmoins un seul brin de ferveur, ains au contraire une froideur extrême qui la tient tout engourdie et si faible qu'elle tombe à tous coups en des imperfections fort sensible.
Cette âme, dis-je, Théotime, elle est toute blessée; car son amour est grandement douloureux de voir que Dieu fait semblant de ne voir pas combien elle l'aime, la laissant comme une créature qui ne lui appartient par, et lui est advis qu'emmi ses défauts, ses distractions et froideurs, notre Seigneur décoche contre elle ce reproche :
Comme peux-tu dire que tu m'aimes, puisque ton âme n'est pas avec moi? Ce qui lui est un dard de douleur au travers de son coeur, mais un dard de douleur qui procède d'amour, car si elle n'aimait pas, elle ne serait pas affligée de l'appréhension qu'elle a de ne pas aimer.
Quelquefois cette blessure d'amour se fait par le seul souvenir que nous avons d'avoir été jadis sans aimer Dieu. O que tard je vous ai aimée, beauté antique et nouvelle, disait ce saint qui avait été trente ans hérétique. La vie passée est en horreur à la vie présente de celui qui a passé sa vie précédente sans aimer la souveraine bonté.
L'amour même nous blesse quelquefois par la seule considération de la multitude de ceux qui méprisent l'amour de Dieu; si que nous pâmons de détresse pour ce sujet, comme faisait celui qui disait : Mon zèle, ô Seigneur, ma fait sécher de douleur, parce que mes ennemis n'ont pas gardé ta loi. Et le grand saint François, pensant ne point être entendu, pleurait un jour, sanglotait et se lamentait si fort, qu'un bon personnage l'oyant, accourut comme au secours de quelqu'un qu'on voulût égorger; et le voyant tout seul, il lui demanda :
Pourquoi cries-tu ainsi, pauvre homme? Hélas! dit-il, je pleure de quoi notre Seigneur a tant enduré pour l'amour de nous, et personne n'y pense. Et ces paroles dites, il recommença ses larmes; et ce bon personnage se mit aussi à gémir et pleurer avec lui.
Mais comme que ce soit (tel que cela est), ceci est admirable ès blessures reçues par le divin amour que la douleur en est agréable, et tous ceux qui la sentent y consentent, et ne voudraient pas changer cette
douleur à toute la douceur de l'univers. Il n'y a point de douleur emmi l'amour; ou s'il y a de la douleur, c'est une bien-aimée douleur.
Un séraphin tenant un jour une flèche toute d'or de la pointe de laquelle sortait une petite flamme, il la darda dans le coeur de la bienheureuse mère Térèse, et la voulant retirer, il semblait à cette vierge qu'on lui arrachait les entrailles ; la douleur étant si grande qu'elle n'avait plus de forces que pour jeter des faibles et petits gémissements, mais douleur pourtant si aimable, qu'elle eût voulu n'en être jamais délivrée.
Telle fut la sagesse d'amour que Dieu décocha dans le coeur de la grande sainte Catherine de Gênes, au commencement de sa conversion, dont elle demeura toute changée et comme morte au monde et aux choses créées, pour ne vivre plus qu'au Créateur. Le bien-aimé est un bouquet de myrrhe amère, et ce bouquet amer est réciproquement le bien-aimé qui demeure chèrement colloqué sur le sein de la bien-aimée, c'est-à-dire, le plus aimé de tous les bien-aimés.
Source : Livres-mystiques.com
Que Jésus Miséricordieux vous bénisse
ami de la Miséricorde