Je vous remercie tout d’abord d’avoir trouvé stimulant mon message, en espérant que certaines de ses expressions n’étaient pas trop vives ou inutilement blessantes.
Je pense que nous sommes certainement d’accord sur beaucoup de choses même si souvent je n’exprimerais pas les choses de votre façon.
Vous parlez très légitimement de la différence qui peut exister entre les Pères et la façon dont on se les représente à une époque donnée ; mais cela reste valable à quelque époque que ce soit, y compris la nôtre, chacun projetant sur les origines chrétiennes son idéal ecclésial, et je ne m’imagine pas pour ma part donner quelque leçon à Rancé, à Bossuet ou à n’importe quel spirituel ou théologien du Grand Siècle sur ce qu’était l’authentique esprit des Pères, dont ils possédaient une connaissance vivante et approfondie. D’une certaine manière, dans les limites bien sûr de l’orthodoxie de la foi, des traditions théologiques et du respect de la discipline ecclésiastique, il est parfaitement légitime qu’une époque s’approprie les Pères ou les docteurs médiévaux (je pense notamment à saint Thomas) en fonction de ses besoins intellectuels et pastoraux et de sa sensibilité religieuse. C’est d’ailleurs à mon sens paradoxalement le problème principal du « retour aux sources » du milieu du siècle dernier, qui a surtout détruit un ensemble de pratiques théologiques (ou liturgiques) sans doute imparfaites, mais vivantes, enracinées dans la vie de l’Église, au profit de « sources » en réalité asséchées car reléguées au musée des doctrines mortes : il est assez significatif qu’on trouve un certain nombre de théologiens aujourd’hui qui se gargarisent du « retour aux Pères » mais ne les citent jamais. Le « renouveau » était surtout destructif, il a donc été englouti dans son propre triomphe.
On pourrait ajouter d’ailleurs qu’un grand nombre d’idées que les théologiens du « renouveau » se vantent imprudemment d’avoir redécouvertes se trouvent explicitement chez les auteurs qu’ils méprisent, le meilleur exemple en étant le P. Garrigou-Lagrange. Celui-ci, en théologie spirituelle, critiquait la disjonction opérée par Scaramelli au XVIIIe siècle entre l’ascétique et la mystique et rappelait la vocation de tous les baptisés à la sainteté ; en théologie morale, il s’opposait à une réduction de la morale à un exposé des commandements en insistant sur le rôle de la béatitude et des vertus ; toute son œuvre vise à établir des liens entre la théologie spéculative et la vie spirituelle ; s’il ne s’est pas beaucoup occupé d’ecclésiologie, il estimait qu’il ne fallait pas se borner à la théologie des notes de l’Église développée pour contrer la Réforme protestante, mais la compléter par une théologie du Corps mystique, etc. Autrement dit, il existait, au sein du courant qu’on assimile caricaturalement aux pires rigidités de l’avant-Concile, de fortes potentialités authentiquement réformatrices.
De même, le XIXe siècle, s’il n’est évidemment pas le plus grand siècle de l’intelligence chrétienne, est à mon sens souvent un peu caricaturé, mais développer ce point m’entraînerait trop loin du sujet.
Sur le problème de l’exercice de l’universalité de la juridiction du pape, je pense être sur le fond entièrement d’accord avec vous, mais j’ajoute que l’ingérence permanente du pontife romain dans la vie des Églises particulières est un fait singulièrement récent qui procède précisément de la rupture des équilibres qu’avait su conserver le système tridentin. Pie IX lui-même s’en était gardé et avait donné son approbation à la fameuse lettre de l’épiscopat allemand de 1875.
Au début des années 1960, le doyen Latreille faisait remarquer à Christiane Marcilhacy que dans sa thèse sur le diocèse d’Orléans sous l’épiscopat de Mgr Dupanloup, elle reprochait au fond aux pieux catholiques du milieu du XIXe siècle de n’être pas des militants d’Action catholique du milieu du XXe siècle. Même si je me doute bien que ce ne sont pas vos intentions, je pense qu’il faut prendre garde à ne pas juger de haut ceux qui nous ont précédés dans la foi (souvent avec beaucoup plus de ferveur que nous, en tout cas que moi) en oubliant la raison d’être souvent pressante, et souvent l’utilité alors très réelle de ce qui aujourd’hui nous paraît critiquable : ce qui impose de la mesure et de la circonspection ; ce qui impose aussi d’être autant que possible lucide sur soi-même en évitant de confondre ce qui, au fond, nous plaît et nous intéresse et ce qui constitue l’intérêt véritable de l’֤Église, des âmes et de la religion.
Peregrinus
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