Dans Correspondance européenne
Une mystification des catholiques fidèles de Catherine Enisa, Presses de la Délivrance, 2024, 18€
Les propos immoraux – de nature érotique, voire pornographique, à la sauce prétendument « mystique » – contenus dans des livres d’auteurs catholiques notoirement progressistes ont, depuis quelques décennies, scandalisé le monde catholique traditionnel, qui les considère, à juste titre, comme des développements de la théologie du corps, des preuves de l’erreur qui est à la base de celle-ci (cf. Abbé Claude Barthe, La théologie du corps : une pastorale à risques, dans Res Novae – Perspectives romaines, 03/04/2024). Le scandale suscité par la redécouverte d’un vieux livre de l’actuel préfet du Dicastère pour la Doctrine de la foi, n’en est que le dernier exemple (cf. CE 430/02, par Roberto de Mattei). Il serait toutefois naïf de croire qu’il s’agit de problèmes qui concernent exclusivement le catholicisme progressiste, et que « tout va bien chez nous ». Un essai de Catherine Enisa, paru en mars 2024 aux Presses de la Délivrance (et en résumé sur le site Riposte Catholique, 01/01/2024), a justement l’objectif de dénoncer des idées hétérodoxes, non nécessairement issues de la théologie du corps, qui sont en train de se répandre et de corrompre le monde de la tradition, au travers des doctrines soutenues par Fabrice Hadjadj, écrivain et philosophe français, dont les livres sont traduits en plusieurs langues, et qui est considéré comme un maître à penser par bien des catholiques français conservateurs, et même traditionnels. « Ce qui frappe d’emblée, chez ces deux auteurs [le cardinal Fernandez et Fabrice Hadjadj], c’est une érotisation de la pensée et de l’expérience religieuses ; cette pensée, qui s’exprime en propos pornographiques, est que l’homme est à l’image de Dieu avant tout par la chair, plutôt que par l’âme, et que les épousailles mystiques avec Dieu s’accomplissent, par excellence, dans l’acte charnel, ce qui entraîne comme conséquence un dénigrement de l’union chaste de l’âme avec Dieu. La seule différence notable semble être le public auquel s’adresse cette pensée perverse ».
Le titre de l’essai de Catherine Enisa, Une mystification des catholiques fidèles, renvoie de façon critique à celui de l’un des livres les plus connus de Hadjadj, La Profondeur des Sexes. Pour une mystique de la chair (paru en 2008, et réédité en 2014). Le choc d’un tel titre devrait suffire pour mettre en garde tout lecteur catholique bien intentionné ; au contraire, et le titre du livre et les thèses plus qu’hétérodoxes qui y sont soutenues, non seulement sont passés pendant des années sans susciter de protestations éclatantes, mais ont été accueillis par un public – laïcs et clergé – pourtant généralement très attentif à l’orthodoxie de ses lectures, un public qui, selon Catherina Enisa, a été bel et bien et trompé. L’auteur s’applique à montrer comment cela a été possible.
Elle présente la pensée de Hadjadj, dont la base, en gros, se résume au fait que la chair serait au-dessus de l’esprit, que l’homme serait à l’image de Dieu par la chair plutôt que par son âme spirituelle, idée qui est poussée jusqu’au point de recréer Dieu à l’image et à la ressemblance de l’homme charnel, et de contempler les principaux mystères de la Foi dans cette perspective, de manière impudique et indécente : la Trinité est sexualisée, l’Incarnation est érotisée, et la Vierge Marie est blasphémée, en des termes qu’on ne peut répéter. Sauf qu’il ne s’agit pas du livre d’un philosophe hédoniste irréligieux qui exprimerait ouvertement des propos provoquants ou scandaleux : Hadjadj propose une pensée théologique et, ce qui est le plus pervers, il la fait passer comme parfaitement conforme à l’enseignement de l’Église – et de ses plus grands Pères et Docteurs. Comment ? Grâce à des stratégies rhétoriques, essentiellement de l’ordre du sophisme, que Catherine Enisa a le mérite d’analyser méthodiquement et de démasquer systématiquement.
Un exemple suffira pour illustrer et la stratégie rhétorique de Hadjadj et l’analyse démystifiante d’Enisa : [Hadjadj, p. 266 :] « Si l’Eglise témoigne en faveur de la chair, c’est … grâce à l’angélologie. Les anges sont incontournables pour penser l’homme. Sans eux, je suis forcé de ne le définir que par rapport aux bêtes : l’homme est un animal doué de raison. Je me focalise sur cette différence spécifique, chante la dignité de ma conscience, montre l’excellence de sa subjectivité. Mais dois-je le distinguer des autres créatures intellectuelles que cette définition se renverse. Le secondaire devient soudain l’essentiel : l’homme, dois-je expliquer, est un esprit doué de chair. Il n’est plus tant l’animal supérieur, que l’esprit le plus débile. Si débile qu’il ne peut poser par lui-même des actes de connaissance et d’amour. Mais la chair vient à son renfort. Elle apparaît comme ce qui le spécifie merveilleusement ; son intelligence et sa volonté peuvent s’épanouir grâce à la suppléance de cette dernière, par la force des sensations et des passions qu’elle leur procure dans son contact avec le monde matériel ».
[Catherine Enisa :] Si l’on regarde attentivement le passage ci-dessus, on peut démasquer le sophisme qu’emploie F. Hadjadj… Il commence par une assertion admise par tous: l’esprit de l’homme est inférieur à l’esprit de l’ange. Puis il passe à l’étape suivante : l’esprit de l’homme est inférieur, tout court. Et enfin: l’esprit est inférieur à la chair. Ce qui est explicite dans la première proposition (la comparaison avec l’ange) devient implicite dans la seconde, puis est éliminé et remplacé par autre chose (la chair) dans la troisième, sans aucune justification. Il présente l’infériorité de l’esprit par rapport à la chair comme tirée de la prémisse, ce qu’elle n’est certainement pas. Il est parfaitement trompeur de supposer que, puisque l’intelligence de l’homme est inférieure à celle d’un ange, elle est absolument incapable de connaître quoi que ce soit. Il est donc totalement injustifié de conclure que la chair est plus intelligente que l’esprit.
Ce procédé est employé par Hadjadj tout au long de son livre : c’est par le sophisme que cet auteur a réussi à faire passer ses idées comme tout à fait orthodoxes, et à tromper ses lecteurs, comme Catherine Enisa le montre parfaitement.
J’ai expressément choisi de citer un passage dépourvu de termes scandaleux, mais, pour que son analyse soit probante, Enisa n’a pu s’empêcher de rapporter des vulgarités proposées par Hadjadj, et elle le dénonce : « Il est certes très regrettable d’avoir à citer ces choses grossières et répugnantes, et même blasphématoires, mais c’est nécessaire pour mettre en garde contre la pensée perverse qui s’exprime ainsi ». En effet, contrairement à ce qui est arrivé avec le livre du cardinal Fernandez, qu’aucun catholique traditionnel n’aurait connu sans le scandale éclaté ces derniers temps, le livre de Hadjaj est dans les bibliothèques des catholiques conservateurs et traditionnels : on l’a lu et on n’en a pas été scandalisé. Il fallait donc une analyse ponctuelle, rhétorique et lexicale, pour démystifier la perversité de cette pensée, malgré la peine de devoir citer des mots indécents et irrévérents.
Le dévoilement du faux enseignement proposé par Hadjaj, amène le lecteur à s’interroger sur la fin ultime de ses propos : la corruption des mœurs ? le dénigrement de la morale catholique ? la condamnation même de la doctrine catholique ? Dans la conclusion de son essai, Catherine Enisa émet l’hypothèse que ce que Hadjadj révèle fondamentalement et propose insidieusement est un véritable athéisme, et que son but ultime serait de convertir les catholiques à l’athéisme hédoniste: «Hadjadj révèle son impiété fondamentale et peut-être son athéisme sous-jacent dans le passage suivant : « Quel est donc le premier commandement ? Consiste-t-il à rendre un culte austère à un Seigneur tyrannique ? Le Dieu du Paradis terrestre n’a rien créé que par la bonté. Ses ordres sont des désirs : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la (Gn 1, 28) ». Il élimine implicitement le premier Commandement, qui nous dit que nous devons adorer le seul vrai Dieu, et le remplace par le Dieu de la Chair qu’il adore, à peine dissimulé derrière l’allusion biblique. En effet, il annonce que, contrairement à ce que les chrétiens ont toujours cru et que Dieu Lui-même nous révèle dans la Bible, Dieu ne nous commande pas d’abord et avant tout de lui rendre un culte, car Il ne veut pas être l’objet d’une forme de culte « austère », étant donné qu’Il n’est pas un « Seigneur tyrannique » qui nous imposerait des « préceptes » et des « règles de fer » « statiques ». Ce n’est pas là le premier commandement. C’est plutôt le « désir » du « Dieu du paradis terrestre » qui a créé nos organes génitaux « par bonté » et souhaite donc être adoré par-dessus tout par l’acte charnel fécond. Le premier commandement de Dieu est présenté comme opposé à son injonction d’être fécond et de se multiplier, ou plutôt à la version falsifiée par Hadjadj de cette injonction, et en est effectivement remplacé. En fin de compte, donc, l’érotisme prôné dans ce livre n’est peut-être pas le vice le plus grave. Cet érotisme sert peut-être simplement de séduction pour un mal plus insidieux, qui est une forme d’athéisme enveloppé d’un manteau de religiosité, qui se répand subrepticement dans l’âme de ceux qui mordent à l’appât.»
L’excellente démonstration de Catherine Enisa nous convainc de l’opportunité de dénoncer la dangerosité des idées de Fabrice Hadjadj et de mettre en garde le monde catholique traditionnel européen contre la lecture de ses livres – surtout qu’ils sont malheureusement annoncés dans les sites les plus fréquentés par la jeunesse de la tradition.