XIX. DE L'EMPRISONNEMENT
(...) VINCENT : C'est bien cela.
ANTOINE : Mais j'ai oublié de vous poser une question.
VINCENT : Dites.
ANTOINE : Voici : si deux hommes sont prisonniers dans un château, enfermés dans deux chambres différentes, l'une beaucoup plus grande que l'autre, sont-ils prisonniers tous les deux, ou seulement celui qui a le moins d'espace ?
VINCENT : Quelle question, mon oncle ! Ils sont tous deux prisonniers, même si l'un est au cachot tandis que l'autre a tout le château.
ANTOINE : Il me semble, mon neveu, que vous dites vrai. Si l'emprisonnement est ce que vous dites, ne plus avoir la possibilité d'aller et venir à sa guise, pouvez-vous dire que vous connaissez quelqu'un qui soit hors de prison ?
VINCENT : Comment, mon oncle, mais je n'en connais point d'autre ! Je ne connais pas de prisonnier que je sache !
ANTOINE : Je vois que vous ne visitez guère les pauvres prisonniers.
VINCENT : Non, mon oncle, j'en demande à Dieu pardon. Je leur fais parvenir mes aumônes, mais je n'aime pas me trouver en présence d'une telle misère.
ANTOINE : Cher neveu, vous avez beaucoup de belles qualités, mais ceci n'en est pas une. Si vous vous corrigiez, vous auriez une qualité de plus et peut-être même trois ou quatre, car de visiter les prisonniers procure à l'âme un bien inestimable.
Mais si vous ne connaissez aucun prisonnier, citez-moi donc le nom d'un homme libre, puisque vous dites mieux les connaître. Pour ma part c'est plutôt le contraire, je connais plus de gens qui ne sont pas libres.
VINCENT : C'est bien étrange, mon oncle, car un homme est libre qui peut aller où il veut, fût-il le mendiant le plus pauvre de la ville. Et il me semble en toute bonne foi qu'un pauvre mendiant, qui peut aller où il veut, est plus heureux qu'un roi emprisonné qui ne peut faire que ce qu'on lui permet.
ANTOINE : Nous verrons plus loin si un mendiant ayant la faculté de circuler à sa guise est, pour autant, libre de toute prison. Pour ma part, je ne vois aucun prince dont je puisse dire qu'il me paraît libre. Si vous appelez emprisonnement le fait de ne pas pouvoir circuler à sa guise, alors le Grand Turc lui-même est prisonnier, car il ne peut aller où il veut. S'il le pouvait, il irait au Portugal, en Italie, en Espagne, en France, en Allemagne, en Angleterre et aussi chez le Prêtre Jean et jusque chez le Grand Khan.
Si le mendiant dont vous parlez peut aller où il lui plaît, il me paraît plus libre non seulement qu'un roi emprisonné, mais aussi que n'importe quel prince, car je ne doute pas qu'un mendiant puisse circuler plus aisément sur les terres d'autrui que le plus grand prince sur les siennes propres. Si un prince pénètre en territoire voisin, il risque la prison tandis que le mendiant, avec son sac et son bâton, pourra peut-être aller son chemin. Mais pourtant, mon neveu, ni le mendiant ni le prince ne sont vraiment libres d'aller où ils veulent ; dès lors si vous définissez l'emprisonnement comme l'impossibilité d'aller où on veut, il me semble que votre libre mendiant, votre libre prince, sont tous deux prisonniers. (...)
Source : livres-mystiques.com
Que Jésus Miséricordieux vous bénisse
ami de la Miséricorde