Puisque vous demandez une historique de cette dévotion, je vous livre cet article, rédigé il y a une dizaine d'années pour une revue maintenant défunte et qui n'est jamais paru. L'article porte en particulier sur l'existence de deux versions de cette prière et le choix à faire entre les deux.
AUTOUR D’UNE PRIÈRE
« Auguste Reine des cieux » — quelle version de cette prière convient-il d’employer ?
Après la Sainte-Vierge, c’est au Vénérable Père Louis-Édouard Cestac que nous sommes redevables de la belle et puissante prière indulgenciée qui commence « Auguste Reine des cieux ». Cet élu de Notre-Dame naquit à Bayonne en 1801. À trois ans il fut terrassé par une maladie que les médecins ne pouvaient soigner. Sa mère porta le petit corps, apparemment à l’article de la mort, devant la statue de la Vierge du Boucau au couvent Saint-Bernard à Bayonne, où l’enfant se trouva instantanément et complètement guéri.
Le miraculé devint un prêtre pieux, héroïquement dévoué aux pauvres et protecteur des mœurs des jeunes filles en danger. En 1841 il fonda la congrégation des Servantes de Marie. Les phénomènes mystiques étaient fréquents dans sa vie, comme le reconnaît le décret reconnaissant l’héroïcité de ses vertus signé par saint Pie X, le 7 avril 1908.
Le 13 janvier 1864, le père Louis Cestac fut subitement frappé, d’après son compte-rendu, comme d’un rayon de clarté divine. II vit les démons répandus sur la terre, y causant des ravages inexprimables. En même temps, il eut une vision de la Très Sainte Vierge qui lui apprit qu’en effet les démons étaient déchaînés dans le monde, et que l’heure était venue de la prier comme Reine des Anges et de lui demander d’envoyer les Légions saintes pour combattre et terrasser les puissances de l’enfer.
« Ma mère, dit le prêtre, vous qui êtes si bonne, ne pourriez-vous pas les envoyer sans qu’on vous le demande ? »
« Non, répondit la Très Sainte Vierge, la prière est une condition posée par Dieu même pour l’obtention des grâces. »
« Eh bien ma Mère, reprit le prêtre, voudriez-vous m’enseigner vous-même comment il faut vous prier ? »
Et il reçut de la Très Saint Vierge la prière : « Auguste Reine des cieux ». (1)
Or, il existe des catholiques, plus dévots qu’instruits, pour qui, la Sainte Vierge ayant parlé, aucune autre autorité n’avait à s’immiscer à l’affaire. Mais le père Cestas n’était pas de ce nombre. « Mon premier devoir, écrivit-il, fut de présenter cette prière à Mgr Lacroix, évêque de Bayonne. »
Et en effet, son évêque daigna approuver la prière telle qu’il l’avait reçue et d’en autoriser la distribution. Le père Cestac en fit en premier tirage de 500 000 exemplaires à distribuer le plus largement possible. Les presses se brisèrent par deux fois, mais les fidèles se montrèrent avides de se procurer et de se servir de cette prière dont la puissance contre le mal et contre toute manifestation de l’action du prince des ténèbres en fit vite la réputation.
Pour savoir quel était le texte exact de la prière ainsi approuvée et distribuée par le père Cestac lui-même, il suffit d’en consulter une de ces pieuses feuilles encore existantes. Elle commence par une petite note sur l’action des démons et le besoin de prier pour faire descendre du ciel contre les démons la puissance infinie de Dieu. Puis, sans aucune allusion à son origine surnaturelle, vient le texte de notre prière dans la version suivante :
« Auguste Reine des cieux, souveraine Maîtresse des Anges, vous qui dès le commencement avez reçu de Dieu le pouvoir et la mission d’écraser la tête de Satan, nous vous le demandons humblement, envoyez vos légions saintes pour que, sous vos ordres et par votre puissance, elles poursuivent les démons, les combattent partout, répriment leur audace et les refoulent dans l’abîme.
QUI EST COMME DIEU ! »
Après ces paroles, se trouve un trait horizontal suivi d’une invocation aux saints anges :
« Saints Anges et Archanges défendez-nous, gardez-nous. »
Après cela, encore un trait et une invocation à la Sainte Vierge :
« O bonne et tendre Mère, vous serez toujours notre amour, et notre espérance. »
Après cela, vient un troisième trait horizontal, suivi d’un titre : « Prière courte et puissante dans la tentation » et le texte de cette courte prière comme suit :
« O divine Mère, envoyez vos Anges pour me défendre et repousser loin de moi le cruel ennemi. »
Il est raisonnable de déduire de cette mise en page que la prière révélée par la Sainte Vierge s’arrête après les paroles « Qui est comme Dieu ! ». Les paroles « O divine Mère, envoyez vos Anges pour me défendre et repousser loin de moi le cruel ennemi » n’en font certainement pas partie, étant présentées comme une prière indépendante et qui s’exprime au singulier et non au pluriel comme ce qui précède. Et il est probable que les traits horizontaux ont pour objet de séparer les deux invocations précédentes de la prière révélée.
Quatre ans après la révélation de la prière, Louis-Édouard Cestac s’éteignit au couvent de Notre-Dame du Refuge à Anglet. Mais l’apostolat de la prière « Auguste Reine des cieux » continua et au sentiment des fidèles son efficacité ne diminuait pas. Bientôt elle circulait en dehors de son diocèse d’origine, en dehors de la France et à travers le monde entier. L’heure fut venue pour que, fidèle à l’exemple du père Cestac, on demandât à l’autorité ecclésiastique de se prononcer sur cette dévotion sur l’échelle universelle. Seul le Saint-Siège était compétent. En 1908, l’occasion était propice. Saint Pie X régnait sur l’Église. Les modernistes, terrassés par les foudres de Pascendi Dominici gregis, gisaient inertes. Le père Cestac venait d’être déclaré « vénérable ». En 1908 la congrégation fondée par le père Cestac saisit le Saint-Office(2) (dont le préfet est le pape en personne) pour demander qu’il daignât attacher une indulgence à cette prière, car rien ne marquerait plus clairement l’approbation de l’Église et son encouragement à répandre et à utiliser cette prière.
Pour obtenir la décision romaine, les Servantes de Marie avaient envoyé au Saint-Office une copie de la feuille qu’elle diffusait, telle que nous l’avons citée ci-dessus. Et le 8 juillet 1908 fut accordée l’approbation par un accord de 300 jours d’indulgence(3), mais plusieurs modifications étaient introduites dans la prière.
Voici la version approuvée par le Saint-Siège(4) :
Auguste Reine des cieux et maîtresse des anges, vous qui avez reçu de Dieu le pouvoir et la mission d’écraser la tête de Satan, nous vous le demandons humblement, envoyez les légions célestes pour que sous vos ordres, elles poursuivent les démons, les combattent partout, répriment leur audace et les refoulent dans l’abîme. « Qui est comme Dieu ? »
O bonne et tendre mère, vous serez toujours notre amour et notre espérance.
O divine mère, envoyez les saints anges pour me défendre et repousser loin de moi le cruel ennemi.
Saints Anges et Archanges, défendez-nous, gardez-nous.
On constate que le Saint-Office a fait les changements suivants :
1. L’expression « souveraine maîtresse » devient « et maîtresse ».
2. L’expression « dès le commencement » est supprimée.
3. L’expression « vos légions saintes » devient « les légions célestes ».
4. L’expression « et par votre puissance » est supprimée.
5. Les trois dernières invocations sont incorporées sans distinction dans le corps de la prière, malgré le changement de nombre (« moi...nous »).
6. L’invocation aux saints anges est renvoyée à la fin après les deux invocations à la Sainte Vierge.
7. Le cri de guerre de saint Michel « Qui est comme Dieu » est mis entre guillemets, sans majuscules, sans ligne séparée, et son point d’exclamation devient un point d’interrogation.
Il n’est pas difficile de trouver les motifs de ces modifications. Le Saint-Office ne veut rien autoriser qui puisse altérer la saine doctrine. Or, dire que la Sainte Vierge ait reçu un pouvoir de Dieu « dès le début » suggère l’hérésie de sa préexistence à son Immaculée-Conception qui s’est accomplie en Sainte Anne aux alentours de l’an 16 avant Jésus-Christ. On reconnaît à Notre-Dame la dignité de Maîtresse des Anges, mais on trouve que « souveraine maîtresse » met en péril l’évidence que cette maîtrise dépend de Dieu. Pour la même raison, on accorde « sous vos ordres », mais on trouve que le rajout « et par votre puissance » risque de suggérer que la puissance de la Sainte-Vierge est une puissance indépendante. De même, on ne voit pas d’objections à ce que la Sainte Vierge envoie, en maîtresse, les légions célestes, mais on préfère ne pas les appeler « vos légions ». Et enfin, en réunissant tout le contenu de la feuille en une seule prière, nécessairement on respecte l’ordre de dignité des personnes invoquées, en mettant les anges après leur Maîtresse.
On remarquera que l’expression « divine mère » est admise sans difficulté.
Ce serait excessif de voir dans ces changements une condamnation des expressions qui n’ont pas été admises. En chaque cas, un sens orthodoxe est parfaitement possible. La puissance de Marie est une puissance reçue et dépendante, mais par le libre accord de Dieu, elle est suprême, elle lui est propre, elle résulte d’un décret éternel, et elle est même une véritable toute-puissance, n’étant autre que la toute-puissance divine mise à la disposition permanente et absolue de celle qui, bien qu’infiniment au-dessous de l’Incréé, a été élevée à une hauteur infiniment au-dessus de toute pure(5) créature. Il ne s’agit pas d’anathématiser la version diffusée par le père Cestac, mais de la corriger par motif de prudence, dans le souci d’éviter le moindre danger à l’orthodoxie.
Pourtant cette décision a pu susciter une difficulté aux yeux de certaines personnes insuffisamment instruites en théologie. Ceux-ci virent une incompatibilité entre la modification de cette prière par le Saint-Siège et son origine surnaturelle. La Sainte Vierge, raisonnent-ils, ne peut se tromper ni se prêter à des expressions dangereuses pour la foi. Si la prière est d’elle, elle ne peut rien contenir qui soit digne de correction. Certains d’entre eux s’obstinent de nos jours à diffuser la version antérieure de cette prière comme étant seule « authentique » et à ce titre préférable. Et par une incohérence inouïe ils ajoutent aux mérites de la prière antérieure l’avantage d’avoir été approuvée et enrichie d’indulgences par saint Pie X, ce qui n’est vrai précisément que de la version modifiée qui paraît dans l’Enchiridion Indulgentiarum.
En résumé :
1. Pour peu que l’on soit fidèle à l’Église, pour peu que l’on soit fidèle à la Sainte Vierge, pour peu que l’on soit fidèle au père Cestas, pour peu que l’on soit hostile aux démons, on se doit de préférer la version modifiée de la prière.
2. On ne peut gagner les indulgences dont cette prière est enrichie que par la version modifiée.
3. Il n’y aucune incompatibilité entre l’origine divine de la version prière et le fait que le Saint-Siège a jugé bon de la modifier.
4. Le qualificatif « authentique » appartient de meilleur droit à la version approuvée qu’à a version primitive.
(1) Ce bref résumé des événements a reçu l’imprimatur de Mgr Massert, Vicaire Général de Cambrai, le 26 février 1912.
(2) Oui, sous saint Pie X les indulgences relevaient du Saint-Office. Ce fut le pape Benoît XV qui les a confiées, en 1917, à la Sacrée Pénitencerie Apostolique. Il n’est pas sans intérêt de constater qu’au moment où la prière « Auguste Reine des cieux » a été approuvée et indulgenciée, ce fut l’autorité chargée primordialement d’assurer l’orthodoxie doctrinale qui devait la contrôler.
(3) Le 28 mars 1935 la Sacrée Pénitencerie Apostolique hausse l’indulgence à 500 jours.
(4) Le texte français est la version officielle qui paraît dans l’Enchiridion Indulgentiarum.
(5) L’épithète « pure » est préfixé au mot « créature » pour exclure la nature humaine de Notre Seigneur Jésus-Christ.