En feuilletant Le Temps du Refus, Journal 1968-69 de Michel Ciry (édité par Plon), j’ai pensé que les extraits suivants pourraient vous intéresser. (J’en passe certainement des meilleurs, car je n’ai fait que survoler.)
[Page 234:]
26 mai.
Frappé par l’attitude de ce couple vraisemblablement fort religieux, qui sous le prétexte que tout évolue et change dans la société, soutient que l’Église se doit de suivre ce train d’enfer, (se plaçant ainsi à la remorque de ce dont elle devrait être le guide immuable, indiscuté parce qu’indiscutable, hors de toute atteinte).
Raisonnement éperdument bêta partagé par des chrétiens sincères qui s’égarent dans les taillis de l’extravagance avant de se perdre dans la haute futaie de l’hérésie.
Cette profonde et combien alarmante contamination des meilleures volontés amène une eau empoisonnée au moulin des mauvais pasteurs dont l’Église souffrante subit l’actuelle férule. Empoisonnée, elle n’en fait que mieux tourner la roue satanique.
Cette bougeotte spirituelle, infantile et fatale, entraine dans sa démente errance nombre d’inconscients, faisant, d’innocents leurrés, des coupables.
Toujours la peur gouverne. Le racolage se substituant à la vocation.
On sent ces chrétiens apeurés prêts à tout sous ce captieux couvert d’évolution. Évolution, quoi de plus naturel? Le malheur, c’est qu’il n’est rien moins question que d’évolution, mais tout bonnement de chambardement systématique et total, ébranlement insensé des bases mêmes de l’édifice.
Et tout cela soutenu par d’élégantes dames catéchistes et de pieux maris.
Combien plus sages sont les protestants, qui eux, dans une orgueilleuse dignité, nuancée d’un mépris inavoué mais certain, assistent les yeux secs à cette déplorable désagrégation de leurs frères séparés, les laissant venir à eux à quatre pattes, bien décidés à ne pas faire un pas, figés dans une immobilité polaire qui prend une impressionnante grandeur au sein de ce chaos fumant, renversant les rôles et qui, loin de marquer la moindre vélléité d’un retour au bercail, n’ont plus qu’à user d’une suffisante patience pour attendre le moment — peu lointain sans doute au train des démissions — où un catholicisme exsangue viendra se jeter dans les durs et solides bras d’une réforme triomphante.
Comment ne pas étre angoissé par une telle éventualité que chaque jour d’abandon mue en une trop possible certitude ?
[Pages 411-412 :]
L’accumulation infondée et déshonorante de tant de concessions faites au protestantisme par une Église plus apeurée que généreusement lucide, n’abattra pas un seul mur de l’inexpugnable forteresse huguenote.
Nulle brèche ne nous mènera au cœur glacé de cette maccessible personne qui semble bien décidée à laisser venir à elle cette sœur aînée à laquelle elle doit obéissance et Soumission mais qu’elle traite avec un désinvolte oubli des reSpects qui lui sont dus. La laisser venir à elle sans faire un pas, lui laissant l’humiliation impartagée de la totalité du parcours, toute à sa joie orgueilleuse et si peu chrétienne d’un immobile triomphe, assuré sans combat, telle est son efficace politique.
Reconnaissons à cette irritante position une dignité qui semble avoir déserté à jamais les masses catholiques, proies d’un désordre de décadence, camps indisciplinés et prêts à tout sauf à la galvanisante union qui les sauverait d’une débandade finale dont la si réelle et harcelante menace ne semble en rien influer sur la statégie de leurs chefs non plus que sur l’esprit de leurs troupes.
J’admire ce statisme des réformés.
Elle est la force énorme dont les catholiques ne viendront jamais à bout.
L’œcuménisme, quel beau rêve insensé quand on sait l’irréductibilité de certains protagonistes de ce merveilleux élan utopique.
Ce n’est certes pas à ces francs-tireurs de l’Église que sont devenus les protestants de notre temps que revient le droit à une immobilité à laquelle seule Rome eût pu prétendre. Quelles raisons, en 1969, ont-ils de continuer à protester ? En admettant que tout soi pur chez Luther, énorme et génial paillard (peut-être inspiré, sûrement d’une ambition forcenée et le moins humble des hommes), le bien-fondé de son initiale protestation est depuis longtemps chose caduque. Quant à Calvin, c’est la frigide abomination de refoulements horribles et un vide d’amour comblé par une haïne jamais suffisamment assouvie au gré de ce hideux pisse-froid qui fit de la religion une écrasante chape de plomb livrée aux excès de rigueurs sadiques dont toute charité était exclue.
L’Église a ses faiblesses aujourd’hui encore, nul ne songe à le nier, mais cette union souhaitée et si souhaitable ne doit se faire qu’aux flancs aimants de l’aînée, quels qu’aient été ses égarements antérieurs et ses fautes actuelles. Non au prix d’une démission soumise au vouloir d’une cadette dont la méprisante assurance la garde de toute ouverture aux concessions de l’Amour.
Les rôles sont intervertis et en somme rien ne devrait nous sembler plus accordé à la logique absurde de ces temps insensés, que cette tragique inversion des devoirs, cet oubli des lois, ces refus d’obéissance qui ensanglantent notre ciel avant que les gouttes mortelles n’en retombent sur nos têtes d’enfants perdus.
[Pages 450-451 :]
14 décembre.
Dimanche.
« Je suis la voix qui crie dans le désert ». Cette réponse de saint Jean Baptiste il nous faut la faire nôtre. Nul doute que ce ne soit ce que Dieu espère de nous en ces temps d’aridité, de sécheresse et du pire désordre.
J. et N. ne vont plus à la messe. Je n’ai aucun droit à juger une attitude qui me peine maïs qu’il ne m’appartient pas de sanctionner d’une réprobation manifestée. J’assiste une désaffection qui m’est douloureuse.
Aussi décevant que soit un certain clergé — que je crois foncièrement enlisé dans le péché — il demeure. en dépit de tout, un symbole. C’est ce qu’il est bon de ne jamais oublier si l’on ne veut pas encourir le risque d’un refroidissement en nous de ce feu bénéfique sans lequel nous ne sommes plus que cendres et poussières au vent de la destruction.
Certains prêtres, actuellement soumis à ce souffle démentiel et, disons-le, démoniaque, entraînés par peur, par absence de vocation ou par sottise, ne nous facilitent certes pas la tâche, mais nous n’en devons pas moins voir au-delà de l’affligeante caricature qu’il nous en offrent, la si noble figure qu’ils incarnent.
Ce vieux prêtre, qui préchait ce matin avec une touchante familiarité, évoqua la parabole du bon Samaritain. Cet exemplaire amour qui passe outre aux conventions et aux haines de castes, quel beau sujet! Je l’ai traité naguère, trop tôt je pense, et il serait bon que j’y revienne.
[Pages 464-466 :]
25 décembre.
Le Père Roger avait bien raison de prétendre ce matin à la messe (où il y avait plus d’enfants de chœur que de fidèles), que ce dernier évangile de saint Jean était sans doute la plus belle page qu’on ait jamais écrite. La hauteur vertigineuse de ce somptueux déroulement n’a en effet pas d’égale. Pourquoi donc alors avoir exclu de la messe, qu’il clôturait si magnifiquement, ce chef-d’œuvre mystique et littéraire ? Encore un besoin de rompre avec un passé qui, à en juger par tant de reniements, nous inclinerait à croire qu’il fut singulièrement médiocre, se fourvoyant à plaisir en tout, pataugeant dans l’erreur, l’imposant orgueilleusement, et que sais-je encore ?
Triste manie de nos contemporains (en lesquels nous sommes tenus de voir nos frères ; Dieu, que parfois vous nous demandez donc beaucoup !), que de rejeter en bloc ce qui fit tant de gloire et prit corps de l’esprit de tant d’éminences spirituelles et saintes.
Je vois et entends la retransmission d’un concert de musique sacrée donné à Saint-Sulpice, par Duke Ellington et ses comparses. Inutile de revenir sur l’incongruité de telles manifestations. Ni Ellington, ni l’esprit religieux des noirs ne sont en cause. Ce paroxysme hystérique auquel atteint la transe mystique de ces gens n’éveille en moi ni moquerie ni révolte. J’en respecte les très lointaines raisons, elles m’échappent, n’étant pas de mon univers, mais je ne m’abaisse pas pour autant à les condamner. Ceux que je condamne, réprouve et méprise sont ces prêtres faussement libéraux et foncièrement opportunistes, paillassons et racoleurs, qui ne sont capables d’attirer une jeunesse dont on parle trop qu’à coups de grosses caisses de ce calibre.
L’évolution a bon dos. Parlons plutôt de trottoir.
Car ces jeunes, qui emplissaient la nef, ils n’étaient là que pour un plaisir très païen, unissant sous ces voûtes consacrées leur trémoussage indécent à celui de ces noirs qui gigotaient sur l’estrade bâtie à l’endroit même où habituellement on reçoit la communion.
Que cette gesticulation lubrique s’associe dans l’esprit de ces primitifs à une idée d’adoration, ne porte pas à rire, je l’ai dit. Il est tout de même permis d’en être choqué et de refuser ces concessions unilatérales, consenties par une Église qui perd la tête en attendant de perdre la foi.
Que Duke Ellington et sa troupe emplissent la salle Pleyel ou quelque autre lieu neutre et y recueillent un triomphe, je serai le premier à m’en réjouir car cet homme est, dans ses limites, un grand artiste. Mais que les débordements sonores et gestuels dont le déferlement amenait à la pâmoison une foule adolescente qui n’était venue là qu’au spectacle et vraisemblablement sans le moindre souci de Dieu, obtiennent un imprimatur inconditionné d’un clergé lâche et indigne, plongé dans une tristesse mêlée d’effroi.
Tant de coups de boutoirs donnés aux portes de la maison du Seigneur finiront bien par avoir raison de cet ultime bastion de notre civilisation.