et que voilà une vie bien remplie !
Vytautas Landsbergis : « L’URSS ne pouvait que s’effondrer »
Il y a trente ans, le père de l’indépendance lituanienne secouait en premier le joug de l’Union soviétique. Rencontre avec un géant européen.
Par Pierre Jova
Publié le 16/12/2021
Nous nous attendions à une de ces belles demeures qui font le charme de Vilnius. Tout au contraire, nous sonnons à la porte d’un modeste appartement, dans un immeuble grisâtre. Emmitouflé dans son gilet azur comme ses yeux, Vytautas Landsbergis apparaît voûté sous le poids de ses 89 ans.
Mais l’ancien président du Conseil suprême de la République de Lituanie, de 1990 à 1992, est en pleine forme intellectuelle. Quand nous lui rappelons son rôle dans la chute de l’URSS, il proteste : « Je n’ai fait que participer au processus d’effondrement de cet empire maléfique », balaie-t-il, ponctuant son propos de rires malicieux.
La Lituanie, un pays ballotté
Vytautas Landsbergis est né en 1932 dans un pays ballotté par l’histoire. Annexée par la Russie en 1795, indépendante en 1918, la Lituanie repasse dans le giron moscovite en 1939, suite au pacte germano-soviétique. Staline exerce une répression telle que la domination allemande en 1941 est perçue comme salvatrice.
L’Armée rouge occupe à nouveau la Lituanie en 1945, où éclate une guerre civile entre maquisards anticommunistes et partisans de l’URSS, qui s’achève par la déportation de 250 000 Lituaniens en Sibérie. Le jeune Landsbergis grandit dans le stalinisme des années 1950. « Quand j’étais étudiant, on nous enseignait que Mao s’ajoutait à nos quatre pères fondateurs, Marx, Engels, Lénine et Staline ! »
Il en garde une maîtrise parfaite de la dialectique soviétique : « Subvertissant Marx, qui estimait que le capitalisme fournirait de lui-même la victoire des travailleurs, Lénine avait bâti un État socialiste pour servir de modèle à l’humanité. Puisque la patrie du prolétariat était la Russie, le communisme devint le masque de l’impérialisme russe. Sous couvert de fraternité des peuples, il fallait adopter la langue et la mentalité des Russes ! »
La république rebelle se réveille
Brillant joueur d’échecs, troisième au championnat de Lituanie en 1952, Landsbergis apprend à ruser avec la tyrannie. « Nous devions poursuivre la lutte en esprit ». Pianiste au conservatoire de Vilnius, il y enseigne l’histoire de la musique. Spécialiste du compositeur et peintre symboliste lituanien Čiurlionis, dont une de ses toiles lumineuses décore son appartement, il fonde le Mouvement réformateur, qui remporte les élections libres de 1989.
Les pays baltes sont alors en pleine renaissance. À l’été 1989, une chaîne humaine rassemble deux millions de personnes, de la Lituanie à l’Estonie, pour réclamer l’indépendance. « La Lituanie s’est réveillée grâce aux forces spirituelles qui continuaient d’exister dans le peuple », se souvient-il. Le 11 mars 1990, la Lituanie proclame sa séparation avec l’URSS.
Une foule désarmée face aux troupes soviétiques
Profitant de la guerre menée par l’Occident en Irak, le Kremlin tente de reprendre le contrôle de la république rebelle. Dans la nuit du 12 au 13 janvier 1991, les troupes d’élite soviétiques s’emparent de la tour de télévision de Vilnius, défendue par une foule désarmée. À l’aube, on dénombre 14 civils abattus ou écrasés par les chars.
« Notre destruction était possible », remarque Vytautas Landsbergis avec détachement. « Mais nous ne pouvions faire marche arrière. » Puis, il nous confie ce souvenir marquant du 13 janvier. Retranché au Parlement avec des milliers de Lituaniens, faisant une muraille de leurs corps, Landsbergis croit son heure arriver. « Nous attendions l’assaut imminent. Or, il y avait une vieille dame, qui est venue m’apporter une statue de la Vierge Marie : "elle va vous protéger pendant neuf jours !"»
Bien que protestant calviniste, minoritaire dans cette nation catholique, le dirigeant lituanien place la Vierge sur son bureau. « Pendant ces heures sanglantes, Marie était avec nous. Je ne peux pas dire que je priais de manière rituelle, mais nous priions dans nos âmes ! Nous avions la certitude que Dieu ne nous abandonnerait pas ».
L’homme ne peut être « remodelé de force »
Le 22 janvier, vaincue par cette résistance pacifique, Moscou suspend son invasion. Le 9 février, les Lituaniens confirment l’indépendance par référendum, avec 90,47 % des voix. Mise en échec en Lituanie, l’Union soviétique se désagrège, jusqu’à sa dissolution officielle, le 25 décembre 1991.
Trente ans plus tard, Vytautas Landsbergis estime que la patrie des travailleurs était condamnée. « L’URSS ne pouvait que s’effondrer, car elle était basée sur des principes erronés, selon lesquels l’homme peut être remodelé de force. C’est une vision inhumaine, satanique… Mais, depuis la grande révolution du Christ, il y a 2 000 ans, ce monde n’est pas fait pour Satan ! Le bien prévaut désormais sur le mal ! »
Un protestant à la dévotion mariale
La tradition lituanienne représente un Christ sculpté en bois, couronné d’épines et méditant sur les péchés du monde, appelé Rūpintojėlis, « celui qui s’inquiète ». L’ancien président a fait installer une telle statue au Parlement. « J’ai dit à mes collègues : « prenez cette voix en compte ! »
Un Rūpintojėlis trône aussi chez lui, ainsi que la fameuse Vierge de 1991, ornée de roses sur sa poitrine. Une dévotion mariale étonnante, pour un protestant ! « Je me considère surtout comme chrétien, sourit Landsbergis. Aux grandes fêtes, je vais souvent à la cathédrale catholique de Vilnius. Pour moi, nos divisions entre Églises sont des erreurs temporaires, ou différentes voies pour chercher la vérité. Mais la vérité est une ! Jésus-Christ est notre essentiel, il n’y a qu’un seul christianisme. »
En août 2019, Landsbergis publie sur Facebook un poème où il qualifie la Vierge de žydelka, insulte populaire antisémite, suscitant l’émotion en Lituanie. « Il y a toujours de l’antisémitisme en Lituanie. Je dis à ceux qui méprisent les Juifs : n’oubliez pas que la mère du Sauveur était une žydelka ! »
Cette subtilité a suscité l’incompréhension de beaucoup, dans un pays où plus de 200 000 Juifs furent massacrés par les nazis, avec l’aide de nombreux Lituaniens. La mère de Landsbergis, elle, a reçu le titre de « Juste parmi les Nations » en cachant une jeune fille juive en 1944.
L’inquiétude face aux flux migratoires
Nul n’est prophète en son pays, et Landsbergis n’échappe pas à la règle. Aux élections de 1992, il perd contre Algirdas Brazauskas, ex-apparatchik communiste, car la population ne lui pardonne pas sa transition brutale vers l’économie de marché. Son petit-fils Gabrielius, 39 ans, marche aujourd’hui dans ses pas.
Actuel ministre des Affaires étrangères, il cherche depuis des mois à stopper les flux migratoires encouragés par la Biélorussie en Lituanie, et tient tête à la Chine, en accusant les investissements pékinois de préparer une mainmise sur l’Europe. « Il fait du bon travail, donc il sera haï », soupire son grand-père, qui partage son inquiétude face à l’immigration extra-européenne.
« Les migrants peuvent changer la face du continent, dans sa mentalité et sa culture. Peut-être est-ce inévitable, car les Européens ne veulent plus faire d’enfants. C’est une civilisation suicidaire ! L’Europe dans cent ans sera-t-elle à moitié musulmane, à moitié agnostique ? », demande-t-il, guettant la réaction de ses interlocuteurs.
« La Russie est dangereuse pour elle-même »
Au soir de sa vie, Vytautas Landsbergis conserve quelques convictions solidement ancrées : d’abord, que la Russie n’a pas renoncé à son aire d’influence. « Quand Emmanuel Macron parle de souveraineté européenne, il doit démontrer que l’Europe sera libre des États-Unis, mais aussi de la Russie ! »
Cette crainte du voisin russe s’accompagne néanmoins de compassion. « La Russie est dangereuse pour elle-même. Le communisme l’a détruite, économiquement et spirituellement. Qu’a donné l’expansionnisme des Tsars, à part l’orgueil ? Que signifie être grand par le territoire, lorsqu’on est vide à l’intérieur ? C’est par les idées, la sagesse, l’humanisme que l’on est grand. »
Trente ans après sa résurrection, son pays peut-il être un exemple pour d’autres nations ? « La Lituanie ne prétend pas enseigner le reste de l’Europe, mais parfois, cela lui arrive, comme en 1991 !, estime celui que nous appelons le De Gaulle balte. Notre expérience démontre que l’indépendance est d’abord spirituelle. Malgré toutes nos épreuves, nous étions persuadés que nos convictions nous survivraient. » Rester fidèle à son être même, c’est l’ultime leçon du professeur Vytautas Landsbergis.
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