«Chrétiens massacrés dans le monde: pourquoi cette indifférence des Français?»
FIGAROVOX/TRIBUNE -
L’opinion publique de notre nation, qui se flatte d’être la patrie des droits de l’homme, ne manifeste guère d’intérêt pour les chrétiens persécutés dans de nombreux pays. Comment expliquer un tel paradoxe?, s’interroge l’historien Pierre Vermeren.
Par Pierre Vermeren
Un prêtre corte bénit les cercueils de victimes, tuées dans l’attaque de l’église Prince Tadros dans la province égyptienne de Minya, en novembre 2018. (Photo MOHAMED EL-SHAHED/AFP)
Les tueries de chrétiens - en tant que chrétiens - dans divers pays du monde sont devenues au XXIe siècle une discrète information de la rubrique internationale des médias, qu’expliqueraient toujours des facteurs politiques locaux. En décembre 2019 ont été massacrés des villageois chrétiens dans le nord du Nigeria, dont Bernard-Henri Lévy s’est ému dans Paris Match ; le 25 décembre ont été égorgés comme à l’abattoir onze d’entre eux, à genoux, avec diffusion en ligne de l’enregistrement de la tuerie dès le 26 par l’agence de presse de l’État islamique. Cette vidéo renvoie à l’égorgement collectif de vingt et un travailleurs coptes égyptiens en Libye sur une plage près de Syrte, le 15 février 2015, dont la diffusion avait déjà été assurée par Daech.
On ne saurait réduire ces persécutions à l’État islamique né en Irak. Au Nigeria préexistait la nébuleuse Boka Haram: ce slogan simpliste signifie que les livres, «Boko», alias «Books», sont «haram», soit «péchés mortels», à l’exception du Coran. Outre qu’elle est responsable de la fermeture de milliers d’écoles, cette mouvance a tué près de 20.000 chrétiens civils au cours de la décennie(sur 36.000 victimes), poussant deux millions de personnes à fuirce nettoyage ethno-confessionnel en gagnant le sud chrétien du Nigeria. On se rappelle l’enlèvement des 276 lycéennes, à 90% chrétiennes, de Chibok en avril 2014, afin de les empêcher de se rendre à l’école et pour les marier et les convertir tout à la fois.
Les crimes de masse sont presque toujours le fait de fondamentalistes islamistes.
Pierre Vermeren
Il n’est plus de grande fête chrétienne dans le monde sans un massacre dans une église d’Afrique ou d’Asie: en 2010, veille de Toussaint, à la cathédrale syriaque de Bagdad (60 morts) ; en 2011, au Nigeria (44 morts), puis à nouveau dans ce pays à Pâques en 2012 (41 morts) ; en 2016, pour Noël au Caire (29 morts), et en avril 2017, aux rameaux dans des églises égyptiennes de Tanta et d’Alexandrie (45 morts) ;à Pâques 2016, dans une église de Lahore au Pakistan (75 morts) ; à Pâques 2019,au Sri Lanka, dans trois églises et hôtelsde luxe (150 morts). La liste est longuede ces crimes aux nombreux visages, à l’instar des 45 églises brûlées (vides d’occupants) à Niamey en janvier 2015, au Niger, un proche allié de la France, après la tuerie de Charlie Hebdo.
Quelques milliers de chrétiens sont tués annuellement avec une intensité variable, allant de 1200 en 2017 à 7100 en 2016. L’année 2019 se situe à un point haut, avec 4305 morts (selon les chiffres établis par l’ONG Portes ouvertes). La persécution, selon diverses modalités, menace 245 millions de chrétiens minoritaires (soit un chrétien sur neuf dans le monde) situés dans une quarantaine de pays, même si les massacres sont contenus pour l’heure à une dizaine d’entre eux.
Les crimes de masse sont presque toujours le fait de fondamentalistes islamistes, dotés de moyens idéologiques, financiers et d’armements que tous les fils relient au Moyen-Orient. Ils se situent surtout en Afrique, dans la grande bande sahélienne qui va de la Corne à l’Atlantique. Ces dernières années, 90 % des assassinatsont eu lieu au Nigeria, la première puissance économique et démographique de l’Afrique, dont la population se partage entre chrétiens et musulmans.
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Il s’agit là de faits, de sinistres faits. La question qui nous est posée est de savoir pourquoi, au pays des droits de l’homme, de la lutte contre la peine de mort et de l’indignation permanente, ces attaques récurrentes sont médiatisées mezzo voce, non reliées les unes aux autres, età de rares exceptions, non commentées. Émettons quelques hypothèses pour expliquer ce nouveau déni de réalité.
La première est que les deux guerres mondiales ont moralement briséles Européens de l’ouest. Nous estimons collectivement que notre guerre civile européenne, qui s’est matérialisée dansles deux conflits mondiaux et l’invention du totalitarisme, a conçu et mis en œuvre le mal suprême - du goulag à Auschwitz. Cette pensée est devenue, de manière inconsciente et paradoxale, un moyende continuer à dominer l’histoiredu monde. Rien de ce qui est inhumain n’est supérieur à ce que l’Europe a réalisé. Cet ultime orgueil de l’Occident - car il est illusoire de penser que l’Asie orientale ne l’a pas égalée en crimes de masse - peine toutefois à masquer les effets délétères de ce système de penséesur nos défenses immunitaireset nos capacités d’indignation.
Pour surmonter notre traumatisme, nous nous sommes lancés dans la construction européenne, le projet kantien de paix perpétuelle entre les nations réduit au demi-continent ouest-européen. Cette construction marchande et juridique a décidé d’abolir le «mal» en le rendant caduc: telle est la mission de «l’État de droit» dont le juge européen s’est arrogé le respect. Mais cela a considérablement affaibli nos capacités individuelles et collectives de jugement.Il nous est devenu presque impossible, non seulement de nommer le «mal», mais presque de le penser. Dépourvusde cette catégorie religieuse et morale - ayant répudié au passage la religionet la morale -, nous peinons plus encoreà concevoir le «mal» quand il vient de l’Autre, c’est-à-dire du non-occidental.
En contrepartie, nous avons désormais un haut degré de tolérance à la violence et au «mal», même en Europe. On se targue de vivre dans des sociétés moins violentes que par le passé. Mais sauf à vivre dans des milieux extrêmement isolés, tous ont observé qu’un processus d’ensauvagement de nos sociétés s’est remis en marche depuis le dernier tiers du XXe siècle: Kubrick et tant d’autres créateurs l’ont révélé. Les assassinats en nombre d’enfants et d’adolescents ne se déroulent pas qu’aux États-Unis, mais aussi à Toulouse, en Norvège ou à Manchester. Par ailleurs, au Royaume-Uni, la justice nous apprend que plus de 18.000 petites filles et adolescentes ont été les objets de gangs de prédateurs sexuels depuis près de deux décennies, dans l’indifférence générale. Alors pourquoi s’offusquer de ce qui se déroule loin de chez nous?
Mais notre relative indifférence à ces assassinats de chrétiens du Sud doit aussi intégrer l’antichristianisme résilient des Français, qui trouve là une nouvelle manière de s’exprimer. Ayant intégréle souvenir d’histoires qui ne sont pas les nôtres - c’est par exemple en Espagne que l’Inquisition a travaillé des siècles durant, et ce sont les Hispaniques qui ont converti de force au christianisme des peuples colonisés -, nous nous en prévalonspour justifier, a posteriori, la présumée vengeance des djihadistes. Or s’ils disent tuer des chrétiens au nom de leur supposée alliance avec l’Occident, cette grosse ficelle vise en réalité à faire excuser leur nettoyage ethnique, dont les vraies fins sont confessionnelles et économiques (ainsi au Sahel en est-il de la guerre pour des ressources économiques raréfiéesface à l’explosion démographique).
Ces massacres de masse, de chrétiens ou d’autres, alimentent nos représentations.
Pierre Vermeren
Comme nous peinons à reconnaître le «mal» et la violence, ces catégories sont plus indicibles encore dès lors qu’elles sont pratiquées dans le Sud. Lors de la grande crise migratoire de 2015-2017, des témoignages ont attesté que des migrants ont jeté des dizaines de femmes à la mer pour alléger leurs barques surchargées. Ces faits rapportés par des survivants n’ont jamais donné lieu à poursuite: il nous est en effet impossible de penser - rousseauisme oblige - que du «bien» (le migrant en l’occurrence) peut naître le «mal». Nous avons par ailleurs une vision si ensauvagée de l’Afrique - tenace héritage colonial - que nous accueillons les migrants comme des rescapés s’échappant d’un cauchemar. Nous présumons que la vie en Afrique est un enfer qu’il est légitime de fuir à tout prix. Bien des Africains qui vivent normalement se rient de ce misérabilisme. Aussi, ces massacres de masse, de chrétiens ou d’autres, alimentent nos représentations: l’idée de «l’Afrique-enfer» s’auto-réalise.
En définitive, notre incapacité collective à regarder ces crimes de masse pour ce qu’ils sont, des actes de guerres criminels souvent financés et perpétrés par des intérêts parfaitement identifiables, atteste d’un indécrottable provincialisme en situation de mondialisation, d’un rejet viscéralde notre histoire, doublés d’un sérieux manque de courage et de lucidité.
Agrégé et docteur en histoire, universitaire, Pierre Vermeren est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique. Il vient de publier un essai très remarqué, «Déni français. Notre histoire secrète des relations franco-arabes» (Albin Michel, 288 p., 19,90 €).
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Source : Le Figaro (édition abonnés)
Pierre.