Notre-Dame des Biffins par Sénéchal 2018-11-12 16:38:46 |
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Roland Dorgelès, contrairement à Maurice Genevoix, n'ira pas au Panthéon. Tant mieux pour lui.
Son ouvrage Les Croix de bois (Prix Fémina 1919) est composé de scènes romancées mais vécues de l'horrible guerre de 14-18.
L'un de ces chapitres se nomme Notre-Dame des Biffins. En voici un beau passage, hommage aussi aux prêtres soldats de la Grande Guerre:
De l’église, on n’a gardé que ce coin d’autel : la chapelle de la Vierge, et six rangs de prie-Dieu. Tout le reste a été transformé en ambulance et, de l’autre côté d’une cloison en planches, qui nous sépare de la nef, on entend les blessés gémir.
Deux cents hommes s’écrasent pour entendre la messe. Les autres se tiennent sous le porche et jusque dans le cimetière, où ils écoutent les cantiques en bavardant, assis sur des coins de tombe.
Les uns arrivent de la tranchée, boueux, le teint gris, les mains terreuses ; d’autres, au contraire, sont tout rouges encore de la toilette à la pompe. On se bouscule, on s’entasse, capotes sales et vareuses d’officiers. Quelques femmes, toutes en deuil, quelques filles, qu’on lorgne en se bourrant du coude, et, à la place d’honneur, un paysan rasé, cinquante ans, très digne dans ses habits noirs du dimanche.
À chaque génuflexion du prêtre, on aperçoit sous la soutane ses molletières bleues : c’est un brancardier de chez nous qui officie. Sur l’unique marche de pierre, quatre soldats barbus égrènent leur chapelet : des prêtres encore. Le vent agite mollement des linges blancs, qui cachent les vitraux brisés.
Pas un chandelier sur l’autel ; le tabernacle même a été enlevé. Il ne reste plus que la Vierge en robe bleue piquée d’étoiles, un bouquet de pâquerettes à ses pieds. Notre-Dame des Biffins…
Elle étend ses deux mains, deux petites mains roses de plâtre peint, deux mains toutes-puissantes qui sauvent qui la prie. Ils ne croient pas tous, ces soldats désœuvrés, mais tous croient à ses mains, ils veulent y croire, aveuglément, pour se sentir défendus, protégés ; ils veulent la prier comme on se serre contre un plus fort, la prier pour n’avoir plus peur et garder, ainsi qu’un talisman, le souvenir de ses deux mains.
Quelques-uns sont venus vraiment pour prier. Les autres, dont la foule déborde dans le cimetière, attendent le défilé des filles : la messe, c’est un spectacle de soldats.
Cette veille d’attaque, ils sont venus plus nombreux encore que les autres dimanches. Ils chantent. Leurs voix mâles conservent dans la prière un rude accent de vie brutale ; ils chantent sans retenue, à pleine gorge, comme dans une salle de débit, et le cantique, par instants, étouffe le canon :
Sauvez, sauvez la France
Au nom du Sacré-Cœur…
Ils chantent cela sans penser aux mots, ingénument, comme des enfants de chœur qui s’égosillent ; et combien sommes-nous, les yeux fermés, le front dans les mains, que ce cantique émeut à nous serrer la gorge !
Sauvez, sauvez la France…
C’est comme un cri profond qui monte de ces orgues humaines. De l’autre côté de la cloison, un blessé crie : « Non ! Vous me faites mal… Pas comme ça ! » On devine la main pressée arrachant le pansement boueux. Ce sont ces plaintes, ces cris rauques qui font au prêtre les réponses.
Puis, la clochette tinte, toutes les têtes s’inclinent. On dirait que la prière les courbe tous, sous son coup de vent. Nous nous tenons, coude à coude, serrés comme dans une sape d’attaque. Le canon rage et tonne, sonnant ainsi l’Élévation, mais on ne l’entend plus, ni le râle des blessés… Il n’y a plus rien, dans cette église, que deux bras de soldat élevant le ciboire vers la Vierge aux bonnes mains.
La cloche tinte… Qu’implorons-nous de vous, sinon l’espoir, Notre-Dame des Biffins !
Nous acceptons tout : les relèves sous la pluie, les nuits dans la boue, les jours sans pain, la fatigue surhumaine qui nous fait plus brutes que les bêtes ; nous acceptons toutes les souffrances, mais laissez-nous vivre, rien que cela : vivre… Ou seulement le croire jusqu’au bout, espérer toujours, espérer quand même. Maintenant et à l’heure de notre mort, ainsi soit-il…
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