J. Card. Ratzinger, Eglise et théologie, Mame, 1992, pp. 131-138
(homélie du 3 décembre 1979, en la cathédrale Notre-Dame de Munich)
La fonction du magistère
Un passage de la première épître de Jean fait mieux comprendre la fonction du magistère ecclésiastique. Il développe, une génération plus tard, la pensée exprimée dans l’épître aux Romains : « Grâces soient rendues à Dieu : jadis esclaves du péché, vous vous êtes soumis cordialement à la règle de doctrine à laquelle vous avez été confiés » (Rm 6,17). Ce passage dit ceci : « Mes petits enfants, voici venue la dernière heure. Vous avez entendu dire que l’Antéchrist doit venir ; et déjà maintenant beaucoup d’antéchrists sont survenus… Quant à vous, vous avez reçu l’onction venant du Saint, et tous vous possédez la science… Quiconque nie le Fils ne possède pas non plus le Père. Pour vous, que ce que vous avez entendu dès le début demeure en vous. Si en vous demeure ce que vous avez entendu dès le début, vous aussi, vous demeurerez dans le Fils et dans le Père… Voilà ce que j’ai tenu à vous écrire au sujet de ceux qui cherchent à vous égarer. Quant à vous, l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne. Mais puisque son onction est véridique, non mensongère, comme elle vous a instruits, demeurez en Lui » (1Jn 2,18-27).
[…] Ce que Jean écrit peut être reformulé ainsi : ce ne sont pas les savants qui déterminent le vrai de la foi baptismale, mais c’est bien la foi baptismale qui détermine ce qu’il y a de valable dans les interprétations savantes. Ce ne sont pas les explications intellectuelles qui forment la mesure de la profession de foi baptismale ; dans sa littéralité ingénue, c’est elle qui est la mesure de toute la théologie. Le baptisé, celui qui est dans la foi du baptême, n’a pas besoin d’être endoctriné. Il a reçu la vérité première, et il la porte en lui avec la foi elle-même. Voilà le critère chrétien fondamental qui doit être aujourd’hui rappelé à nouveau énergiquement.
La foi chrétienne, dans la ligne du Sermon sur la montagne, est et reste la défense des simples contre les prétentions élitistes des intellectuels. C’est ce qui manifeste l’élément totalement démocratique qui est à la racine du devoir du magistère ecclésial : il a reçu le rôle de défendre la foi des simples contre le pouvoir des intellectuels. Son rôle est d’exprimer la voix des simples là où la théologie n’explique plus la profession de foi, mais se l’approprie et se place au-dessus de la simple parole de la profession de foi. En ce sens, l’activité du magistère aura toujours nécessairement un caractère ingénu. Face aux théories intellectuelles à propos des difficultés de la communication interculturelle, le magistère doit s’en tenir à la simplicité et à la compréhension commune des termes fondamentaux de la profession de foi. Face aux artifices qui dénoncent la littéralité de la foi comme une intolérable naïveté et qui nous disent carrément que même des formulations qui expriment l’exact contraire signifient au fond la même chose, le magistère doit s’en tenir à la littéralité, à l’univocité de la profession de foi commune et fondamentale.
De fait, le magistère sera toujours considéré comme attardé, mais justement, c’est de cette manière-là qu’il conserve sa forme apostolique, telle que nous la décrit Paul : « Car Dieu, ce me semble, nous a, nous les Apôtres, exhibés au dernier rang… Nous avons été livrés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes. Nous sommes fous, à cause du Christ, mais vous, vous êtes prudents dans le Christ » (1Co 4,9 sqq).
Le magistère ecclésial protège la foi des simples, de ceux qui n’écrivent pas de livre, de ceux qui ne parlent pas à la télévision, qui ne peuvent pas rédiger des éditoriaux dans les journaux ; voilà son rôle démocratique. Il doit donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Mais il faut encore ajouter autre chose : ce ne sont pas les hommes d’un lieu déterminé, d’un diocèse particulier, qui font partie de l’Eglise, mais les fidèles du monde entier. Et pour cette raison, la foi de la totalité doit toujours être défendue contre les tendances particulières : l’évêque représente dans son propre diocèse toute l’Eglise. Tel est son devoir de représentation.
Ce n’est pas encore tout : font partie aussi de l’Eglise tous ceux qui ont vécu avant nous, toute la communauté des saints. A cause de cela, la communauté des croyants toute entière doit toujours être représentée dans l’Eglise. Lorsque les prêtres et les évêques, à l’occasion de leur ordination, s’engagent solennellement dans la tradition de l’Eglise, et cet engagement est le contenu même du sacrement, cela veut dire qu’il leur est confié le rôle de représenter l’Eglise tout entière. Le rôle d’être la voix des morts qui, en réalité, sont toujours vivants.
Et nous n’avons pas encore abordé le point décisif : selon les paroles de Paul, l’Eglise, en tant qu’organisme vivant, est tête et corps. Le corps sans la tête n’est plus un corps, mais un cadavre. Et la tête est le Christ. Cela est le contenu le plus profond, l’essence intime du sacrement qui, au-delà de toute enquête démoscopique, doit être représenté, et sans lequel l’Eglise et l’humanité ne seraient plus qu’un cadavre. La Parole du Christ ne fut en rien banale, aimable, gentille, comme veut nous en convaincre un faux romantisme. Elle fut âpre et cinglante comme l’amour véritable, qui ne se laisse pas diviser d’avec la vérité : et cela lui a coûté la Croix. A toutes les époques, elle a été insupportable pour l’opinion publique. Et cela n’a pas changé. Dans l’Eglise, quelque chose de plus que la simple moyenne des opinions doit toujours être manifesté : ce qui doit être manifesté, c’est le Dessein même de Jésus-Christ, et cela ne peut se faire qu’avec le lien du sacrement, qu’avec le lien de la forme commune de la foi qui nous a été transmise à tous par le sacrement.
[…] Le plus grand soin doit être apporté, de la part de celui qui en assume l’office, à mettre continuellement à l’épreuve sa propre conscience en face de Dieu et en face de la totalité de l’Eglise de Dieu.
[…] L’auctoritas ne s’oppose pas à la liberté, mais est plutôt un aspect de l’ordre intérieur de la liberté, du fait qu’elle opère à la manière d’un libre lien moral, et qu’elle est précisément en cela le contraire d’une contrainte extérieure. On peut certes abuser de l’autorité, mais elle n’est pas en elle-même un abus. L’autorité sera d’autant plus rare que l’obéissance habituelle envers la conscience sera forte, et que le lien habituel avec Celui qui nous parle dans la conscience sera fort. Il devrait donc être clair que le fait de dire de l’opinion de quelqu’un qu’elle ne correspond pas à la doctrine de l’Eglise catholique ne signifie pas que l’on viole les droits humains.
[…] L’Eglise doit pouvoir dire à ses fidèles quelles sont les opinions qui correspondent ou ne correspondent pas à leur foi. Cela est son droit et son devoir, afin que le oui reste oui, et que le non reste non, et afin que soit préservée la clarté qu’elle doit à ses fidèles et au monde.
Celui qui aujourd’hui exerce l’autorité dans l’Eglise n’a pas de pouvoir : au contraire, il se trouve être contre le pouvoir dominant, contre la force d’une opinion pour laquelle la foi dans la vérité est un trouble insupportable pour la bonne conscience avec laquelle on se consacre aux abus. Le pouvoir dominant n’hésitera pas à frapper qui le contredit, mais justement, c’est, selon Saint Paul, la condition de l’apôtre, du témoin de Jésus-Christ dans le monde. Au fond, la même chose arrive à celui qui, dans le monde, a le courage de se déclarer chrétien et le courage de vivre en chrétien.