A l'occasion de la visite de Benoît XVI en Allemagne en septembre 2011, Massimo Introvigne(1) se livre à une fine analyse du discours pontificale en ce qui concerne les conséquences de l'attitude de Luther dans la relation entre la foi et la raison.
"Dans les paroles de Luther, "la raison est directement opposée à la foi, c'est pourquoi nous devons l'abandonner: chez les croyants, elle doit être morte et enterrée"; elle doit être noyée dans le baptême".
Pour être vraiment elle-même, la foi divorce - au sens étymologique du terme, qui se réfère à deux routes qui <divertunt>, divergent, - de la raison et de la philosophie grecque, au point que Benoît XVI, dans le discours de Ratisbonne, voit en Luther la première vague de la «dés-hellénisation», c'est-à-dire d'une funeste séparation de la foi catholique de l'héritage grec, et donc de la raison, qui est responsable de tous les problèmes idéologiques que l'Europe a connus au cours des siècles ultérieurs."
On peut constater que la dérive de ce qu'on appelle aussi la crise de la civilisation occidentale s'ouvre avec un mouvement hérétique, c'est -à-dire avec une forme de christianisme dévoyé. L'image que le commentateur choisi est particulièrement suggestive:
"Luther a jeté le bébé avec l'eau du bain."
Ce qu'il explique ainsi:
"Pour répondre au rationalisme humaniste, il jette aussi au loin la raison, l'héritage de la philosophie grecque et du droit romain."
Revenant aux propos du Pape il souligne comme dans son enseignement se lien est important :
"Alors que "la culture de l'Europe - le Pape l'a répété en Allemagne devant le Parlement fédéral, en une sorte de synthèse du discours de Ratisbonne - est née de la rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome - la rencontre entre la foi en le Dieu d'Israël, la raison philosophique grecque et la pensée juridique de Rome. Cette triple rencontre forme l'identité intime de l'Europe".
En quelques lignes on perçoit la conviction profonde du Pape dans ce domaine dont l'actualité marque encore fortement les débats de société: les racines de la culture européenne et ce qui constitue son identité propre.
Luther avait tort: on ne peut renoncer ni à la Grèce ni à Rome.
Et l'auteur posse alors une question d'une grande importance:
"Quelles sont les conséquences de la renonciation de Luther à l'héritage grec et romain, c'est-à-dire à la raison et au droit fondé sur la raison?"
En donnant la réponse il développe le fond de sa pensée:
"On pourrait parler d'«hétérogenèse des fins», une expression qui remonte à Giambattista Vico (1668-1744) et qui indique désormais une action ou une pensée qui, introduite dans l'histoire, a fini par causer des effets opposés à ceux qu'elle se proposait.
Ainsi, détachant la raison de la foi et la laissant, pour ainsi dire, libre d'agir sans le frein de la confrontation avec la théologie, on voit prospérer dans le milieu du protestantisme ce même rationalisme que Luther, effrayé par l'humanisme, prétendait combattre.
La dévaluation de la raison porte de nombreux héritiers de Luther - mais pas tous - à nier l'existence d'une loi naturelle, de principes et de lois qui justement en vertu de la raison s'imposent à tous les hommes - et même aux dirigeants."
Négation de l'existence d'une loi naturelle qui ouvre la voie là aussi paradoxalement au totalitarisme de l'Etat:
"Le gouvernant se trouve ainsi en mesure d'exercer son pouvoir en vertu de la règle de l'absolutisme: un pouvoir absolutus, c'est-à-dire "solutus ab" "libre de" tout lien avec une loi supérieure.
S'il n'y a pas de principes que la raison peut connaître et qui valent pour tous, la volonté du souverain n'a pas de limites."
A l'appui de ce constat l'auteur cite un philosophe du droit:
"Selon le philosophe du droit Juan Goytisolo Vallet (1917-2011), ... pour ceux qui croient en la loi naturelle l'autorité ne «crée» pas la loi, mais la «lit» dans la nature même des choses. Mais pour ceux qui n'y croient pas l'autorité crée la loi comme un acte pur de volonté et de domination."
Et alors, en revenant à Luther il peut dire :
"Pour Luther, la seule <fides> semble s'ériger souveraine, après avoir divorcé de la raison. Mais c'est une souveraineté limitée au domaine de la théologie, qui laisse tout le reste de la pensée et de l'agir humains - une fois ôtée la raison - au désir de pouvoir et à l'arbitraire du prince.
Ainsi, la dévaluation de la raison et la première vague de dés-hellénisation n'ont pas créé la liberté, mais l'absolutisme: et cela explique pourquoi tant de princes désireux d'absolutisme ont soutenu Luther."
(1) Le Pape et Luther, une polémique faussée - 4-10-2011