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1852 - Dom Guéranger à Montalembert, analyse politique
par zejack 2012-04-24 11:29:12
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On connaît Dom Guéranger comme restaurateur de la liturgie romaine en France (contre la liturgie gallicane), restaurateur de l'ordre bénédictin à Solesmes, initiateur de la restauration du chant grégorien.

On découvre également son analyse politique dans cet ouvrage "Dom Guéranger, abbé de Solesmes" en deux volumes.
http://liberius.net/livres/Dom_Gueranger_abbe_de_Solesmes_(tome_1)_000000866.pdf
http://liberius.net/livres/Dom_Gueranger_abbe_de_Solesmes_(tome_2)_000000870.pdf

Pages 66 à 71 du deuxième tome : Dom Guéranger écrit à son ami Montalembert. Nous sommes en 1852, l'année qui suit le coup d'état de Louis-Napoléon Bonaparte (décembre 1851).

-----------------------
(...)
Dom Guéranger était fort à l'aise pour reconnaître l'éloquence habituelle
de Montalembert dans ce manifeste qui dessine la direction définitive
de sa vie. Il n'éprouvait non plus aucun embarras à convenir
des progrès obtenus par l'Eglise au cours du dernier demi-siècle; il était
seulement moins disposé que Montalembert à en faire tous les honneurs
à cette liberté politique entrée dans nos moeurs ou bien au régime représentatif
qui en est l'expression. Un nouveau demi-siècle s'est écoulé
depuis lors. Eclairé par les événements, Montalembert n'écrirait plus
son livre. Est-il vrai que nous ayons définitivement conquis la liberté
politique? Est-il vrai que l'expression de cet état de liberté politique, où
« tout honnête homme peut être compté et se compter pour quelque
chose », se trouve dans le régime représentatif? Est-il vrai que le
régime parlementaire dont la France jouit depuis si longtemps soit une
garantie de liberté et qu'il écarte les chances de servitude auxquelles
se livrent d'eux-mêmes les partisans d'un pouvoir absolu? Comme si
le pouvoir absolu était le pouvoir arbitraire, comme si les assemblées
ne pouvaient être tyranniques, elles aussi, comme si ce n'était pas la
vérité qui nous fait libres, comme si la liberté n'était pas le prix des
âmes fortes et la récompense des peuples résolus à n'accepter les entraves
ni d'un pouvoir absolu ni d'un pouvoir parlementaire! Au lieu de voir
dans les progrès de la religion le fruit de la liberté politique, n'eût-il pas
été plus exact et plus sage d'attribuer, aux progrès de la religion et au
mouvement provoqué par elle dans les moeurs, cette idée même de
liberté, adversaire à la fois du despotisme d'un seul que nous ne connaissons
plus guère et des tyrannies parlementaires que nous connaissons
trop? La religion catholique est deux fois mère de liberté, parce qu'elle
rappelle au pouvoir qu'il n'est pas illimité, parce qu'elle rappelle aux
sujets qu'ils ne sont pas esclaves, étant fils de Dieu. Elle peut, et elle
peut seule conjurer l'absolutisme des princes et la servitude des peuples.
Elle peut, et elle peut seule rendre le pouvoir mesuré et l'obéissance
fière. Hors d'elle, l'autorité n'est tempérée que par les révolutions,
toujours faciles contre un seul, difficiles contre une oligarchie tyrannique
qui se défend par le nombre même de ses multiples agents, tous intéressés
à la durée d'un pouvoir dont ils détiennent ou escomptent un lambeau.

Il est trop facile aujourd'hui, dans la perspective que nous ont faite
cinquante ans écoulés, de reconnaître la fragilité de cette thèse sur
laquelle Montalembert va risquer toute sa vie. L'Eglise, assurait-il, est
au milieu du dix-neuvième siècle, en meilleure posture qu'au commencement.
C'est vrai; mais le progrès est-il dû à la liberté politique?
Est-il vrai que la liberté politique soit assurée ou simplement
mieux assurée par un régime représentatif? Et dès lors, quelle portée
pouvait avoir une sentence de réprobation prononcée contre un pouvoir
hier acclamé, qui s'essayait à restituer l'autorité et la société, pouvoir
à qui Montalembert empruntait à cette heure-là même la sécurité
nécessaire pour disserter sur les intérêts catholiques?
La réponse de dom Guéranger ne se fit pas attendre. Elle visait au
coeur, au centre même de la thèse de son ami.

« Assurément, disait-il, il faut reconnaître le magnifique progrès qu'a fait
l'Eglise depuis cinquante ans; mais l'a-t-elle dû au régime parlementaire? Non,
cela n'est pas.
Pour la France, c'est d'abord le concordat de 1801 qui a fait une blessure
mortelle au gallicanisme; c'est la persécution de l'empereur contre Pie VII qui
a excité un si vif intérêt pour Rome; ce sont les livres du comte de Maistre
appliqués par l'abbé de Lamennais; c'est la cessation des guerres, les années
de paix durant lesquelles les études historiques ont battu en brèche le voltairianisme
et permis de mieux apprécier le moyen âge; c'est la lassitude du matérialisme
devenu enfin de mauvais goût; c'est la naissance inattendue et le progrès
de l'archéologie religieuse qui a fini par faire prendre au sérieux le culte catholique
ainsi que les faits et les vérités qu'il exprime; c'est le développement des
associations charitables, en particulier de la société de Saint-Vincent-de-Paul, etc.
Dans tout cela je ne puis voir l'influence du régime parlementaire, elle n'y est
pour rien... Le régime parlementaire a produit naturellement la révolution
de 1830, révolution antichrétienne... Vous n'appellerez pas régime parlementaire,
l'affreuse république que nous avons dû subir pendant cinq ans. Nous
y avons obtenu un réel et salutaire progrès dans la liberté de l'enseignement,
mais nous ne l'eussions pas conservée ni l'existence même de l'Eglise en France,
si cette terrible mêlée n'eût fini par l'apparition subite du pouvoir absolu.
Dieu a bien voulu donner un progrès à son Eglise en Allemagne : l'a-t-il fait
par la voie du régime parlementaire? Vous ne le pourriez soutenir. Le développement
des études historiques, l'horreur des blasphèmes rationalistes des
philosophes et des exégètes de ce pays, l'influence d'une admirable école d'artistes
bavarois, le rôle apostolique de Görres et de ses amis et élèves durant de
longues années, enfin et surtout la résistance de l'archevêque de Cologne et un
admirable choix d'évêques : telles sont les causes qui ont remué l'Allemagne
avant le parlement de Francfort, et qui lui survivent..
L'affaiblissement religieux de l'Europe n'a été au fond que l'invasion du
protestantisme appliqué à divers degrés et sous divers noms. Nous aurions péri
sous toutes les formes politiques, parce que l'élément de vie s'éteignait. Dieu
s'est souvenu de ses promesses, il a jeté la semence, elle fructifie, elle monte.
Vous avez admirablement décrit sa croissance; mais nos déplorables essais de
gouvernement représentatif n'y sont pour rien. »

Et l'abbé de Solesmes poursuit avec une grande fermeté de pensée :

« Chez une nation chrétienne, la liberté ne consiste pas dans les formes politiques :
elle a son siège dans l'attachement à l'Eglise qui sauvegarde tout.
Au fond, il n'y a qu'un seul remède contre la tyrannie d'en haut ou d'en bas :
c'est le catholicisme, mais goûté, aimé, pratiqué par une nation; l'Eglise vénérée,
chérie, défendue plus que la patrie même. C'est le <i>Quaerite primum regnum
Dei et coetera adjicientur vobis</i>. Quand il n'en est pas ainsi, un malheureux pays
souffre de tous les gouvernements qu'il se donne. Je n'ai pu, je l'avoue, m'expliquer
l'insistance avec laquelle vous réclamez, sous notre nouveau régime,
des institutions représentatives, et sur ce point encore je suis obligé de me
séparer de vous. Nous n'avons plus de noblesse; les deux Chambres ne seraient
donc au fond que la bourgeoisie à deux tribunes, et après les deux expériences
de 1830 et 1848, nous ne pouvons plus en vouloir. Le 1789 tant vanté en détruisant
l'aristocratie française a rendu impossible désormais chez nous le régime
représentatif. Cela est vrai comme un axiome de géométrie. L'Angleterre est
l'Angleterre, mais la France n'est plus la France.
Or donc, toute supériorité sociale ayant été nivelée par la Constituante, il
s'ensuit que notre malheureux pays ne peut être en repos que sous un régime
despotique. A la moindre suspension de ce régime, ce qu'on appelle l'opposition
se déclare, et ce n'est pas à telle ou telle loi que cette opposition s'attaque : c'est
au <i>pouvoir lui-même</i> et bientôt aux principes de la sociabilité humaine. Tout
cela n'est pas gai; mais il en est ainsi, et en fin de compte il vaut mieux n'avoir
affaire qu'à un seul tyran que d'en avoir cent mille sur les bras. Tel est le
châtiment d'une nation qui a eu le malheur d'expulser de sa constitution le principe
catholique. Dieu la livre à elle-même; et, si elle ne périt pas, elle n'a d'autre
ressource que de se jeter aux mains d'un maître qui la garantisse de ses excès. »

Nous avons cru devoir faire à cette lettre d'assez larges emprunts;
un fragment pris au hasard n'en saurait donner tout le sens et toute la
portée. Elle s'interprète d'elle-même. L'abbé de Solesmes ni n'appelle
le pouvoir absolu ni ne conteste la possibilité théorique d'un gouvernement
représentatif; il se borne à constater, et l'histoire ne l'a pas démenti,
qu'un peuple qui cesse d'être chrétien perd son titre à être libre et oscille
fatalement entre le despotisme et l'anarchie; il se borne à reconnaître
que le gouvernement représentatif ne peut que grâce à un sophisme
politique s'établir là où la révolution a tout désagrégé, là où les membres
de l'une et de l'autre Chambre, recrutés par des procédés divers
ou par le même procédé, ne représentent rien si ce n'est leur passion et
leurs intérêts. Après expérience d'un demi-siècle, cette pensée garde
toute sa vérité.

Dom Guéranger démêla aussi les traces visibles déjà de cette conception
idolâtrique de la liberté, qui sera dorénavant le mirage décevant
de toute la vie de Montalembert. S'il n'a pas encore partagé avec le
comte de Cavour la fameuse formule : <i>l'Eglise libre dans l'Etat libre</i>, son
livre daté de la Roche-en-Breny en contient les linéaments premiers;
il assure ouvertement que le libre examen ne profite qu'à la vérité et
s'incline devant la liberté de conscience comme devant un idéal.
Dom Guéranger n'y pouvait consentir.

« J'ai vu aussi dans votre livre un passage où vous émettez le désir de voir la
liberté religieuse s'étendre aux pays où elle n'existe pas encore, et j'avoue que
j'en ai été surpris douloureusement. Un pays catholique qui inscrit la liberté
des cultes dans sa constitution apostasie politiquement. Il a cessé de croire et
devient responsable de toutes les apostasies privées qui suivront... Il est assez
malheureux pour nous d'avoir perdu l'unité religieuse, sans désirer encore que
les Etats qui l'ont conservée la sacrifient à leur tour en donnant l'exemple de
l'indifférence politique en matière de religion. C'est le plus grand crime que
puisse commettre une nation. »

Montalembert fut outré de cette franchise qu'il avait provoquée et
le signifia à l'abbé de Solesmes par une lettre dure. Sans vouloir examiner
les réserves de celui à qui il donnait le nom d'ami pour la dernière
fois, à l'intelligence de qui il avait tant puisé lui-même et avec qui il
pouvait discuter sans déroger, il se souvint opportunément qu'en 1849
à propos de la loi sur la liberté de la presse, lorsqu'il avait prononcé
à la tribune de l'Assemblée ce retentissant <i>mea culpa</i> qui désavouait
l'opposition faite trop longtemps au gouvernement de 1830, il avait
essuyé déjà les critiques de l'abbé de Solesmes, lui rappelant avec autorité
qu'en face de gouvernements qui s'élèvent contre Dieu et contre son
Christ, la mission d'un représentant catholique était une mission d'opposition.
Toutes armes sont bonnes à une âme irritée. Montalembert
s'indigne comme d'une palinodie que celui-là même, qui en 1849 le retenait
sur les pentes de l'absolutisme où la peur de la révolution le faisait
glisser, s'efforce en 1852 de corriger le zèle exagéré et peu orthodoxe
qui le porte à réclamer toutes les libertés, jusques et y comprise la
liberté de conscience. Comme si un esprit avisé et chrétien ne pouvait
successivement, et au nom du même principe de la liberté de l'Eglise,
faire oeuvre d'opposition à un pouvoir antichrétien et faire crédit à un
pouvoir nouveau qui alors s'appuyait sur l'Eglise et s'appliquait à la
rude tâche de relever, avec la société et l'autorité, l'ordre et les conditions
mêmes sans lesquelles il n'y a pas de liberté possible!

Il eût été d'autant plus facile à Montalembert d'adopter cette attitude
qu'il avait lui-même préparé et salué l'avènement de ce pouvoir nouveau.
Mais la passion ne voit que ce qu'elle veut voir. Passion, ai-je dit
Je ne crois pas, en le disant, être injuste. C'était en effet trop peu, pour
répondre à un exposé doctrinal, de ces quelques mots : « En politique,
mon cher ami, vous n'êtes pas libre, vous êtes le serf de <i>l'Univers</i> »
(NDR: l'Univers = revue catholique de l'époque)
Et après avoir invectivé avec violence contre la servilité et la bassesse,
contre la lâcheté et la perfidie (car il épuise le vocabulaire de la violence)
des évêques, des religieux, des prêtres, des écrivains, qui avaient à ses
yeux le tort impardonnable de ne l'avoir pas suivi; après avoir prétendu
marquer d'un fer rouge l'ingratitude de l'abbé de Solesmes pour un régime
à qui l'abbé de Solesmes avait fait profession de ne rien demander,
Montalembert, au terme de sa diatribe enflammée, dénonçait une amitié
de vingt ans par ces paroles de rupture :
« Je ne vous demande aucune réponse. Nous sommes trop éloignés l'un de
Faute pour pouvoir espérer de nous convaincre. Nous voici engagés dans deux
voies diamétralement opposées. Je reste dans celle que je n'ai pas quittée
depuis mon adolescence, dans celle où vous m'avez connu et aimé il y a bientôt
vingt ans. Je reste ce que j'étais alors, soldat dévoué de l'Eglise mais ami
résolu et fidèle de la liberté. Je continue ma vieille guerre contre l'esprit révolutionnaire
et démocratique, ennemi de toute liberté vraie, et qui est le fondement
du pouvoir actuel, comme il est aussi au fond de cette haine furieuse des
catholiques de l'Univers pour toute garantie, pour toute indépendance, pour
toute supériorité.
Vous, au contraire, vous, le premier moine, le premier abbé libre de la France
elle-même libérée des entraves de la monarchie absolue, vous allez enfler ce flot
de prêtres serviles, gallicans, adorateurs do Louis XIV et de Napoléon Ier que
vous m'avez appris à prendre en horreur. Mais c'est en vain que les ultramontains
essayeront de lutter d'obséquiosité avec les gallicans. Voici mon pronostic
sur vous et sur ceux dont vous arborez les nouvelles couleurs. Vous serez fouettés
avec les verges que vous aurez vous-mêmes bénies. Vous apprendrez à connaître
les bienfaits de <i>la liberté dans l'absolutisme</i>. Et quand vous vous débattrez sous
la main du maître que vous avez si amoureusement accepté, vous gémirez en
vain. On rira de vos maux. Vous n'aurez droit ni à la pitié ni au secours de
personne. L'Eglise se relèvera de l'abaissement que vous lui aurez préparé,
comme elle se relève toujours; mais ce sera en désavouant votre mémoire,
comme vous avez si longtemps désavoué la mémoire des courtisans cléricaux
du dix-septième et du dix-huitième siècle. »

Et la lettre se poursuit longtemps encore sur ce ton courroucé. Les
prophéties qu'elle contient ne se sont pas toutes réalisées. Il ne semble
pas que l'Eglise ni les papes aient désavoué la mémoire de dom Guéranger;
et si dans la suite les agissements de Louis-Napoléon justifièrent
en quelque mesure les prédictions de Montalembert, il serait équitable
de n'imputer pas à ceux qui se rallièrent au pouvoir nouveau les excès
auxquels de lui-même ce pouvoir se porta ensuite.

Même après cette cruelle rupture, l'abbé de Solesmes ne parla jamais
de Montalembert qu'avec la plus affectueuse modération. Il respecta
les droits d'une intimité ruinée. Les larmes lui montaient aux yeux
lorsque la conversation touchait à cette blessure. C'est la triste rançon
de la vie humaine, lorsqu'elle se prolonge, de semer après elle les ruines
des affections les plus chères. On ne pleure pas que sur des tombeaux,
et ces fraternités quand elles se déchirent laissent les âmes désemparées
et mortellement tristes. Si aiguë que fût cette douleur, elle s'augmentait
chez dom Guéranger à la pensée de voir son ami, en même temps
qu'il s'éloignait de lui, se perdre pour l'Eglise, glisser dans ce même
gallicanisme qu'il avait réprouvé, se mettre au service d'une erreur
décevante et subtile et, avec le P. Lacordaire et Mgr Dupanloup que nul
n'avait jugés aussi sévèrement que lui-même, former le noyau de l'école
dite libérale, entrer dans ces luttes sans fruit si ce n'est sans éclat, qui
devaient être doctrinalement réprouvées par le <i>Syllabus</i> et le concile
du Vatican (NDR: premier concile du Vatican en 1870).

     

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