Nouvelles de la France qui vient
Le procès et les voix de Jeanne d’Arc
Avec Jeanne on n’en finit pas. Et c’est heureux, car on n’a aucune envie d’en finir. Je veux dire qu’une fois entamée la rencontre avec elle, il est quasiment impossible de s’en détacher, tant ce qu’elle dit en si peu de mots est non seulement inépuisable en leçons, mais délicieux à entendre. « Le plus beau texte de la langue française n’est pas l’œuvre d’un savant, ni d’un poète, ce sont les réponses de Jeanne à ses juges, consignées au cours de son procès ouvert à Rouen le 9 janvier 1431 et conclu par sa mort sur le bûcher cinq mois plus tard, le 30 mai », écrit l’Abbé Wartelle en préface à l’édition des minutes de ce procès. Robert Brasillach, avant lui, parlait de la même façon : « le plus émouvant et le plus pur chef-d’œuvre de la langue française n’a pas été écrit par un homme de lettres. Il est né de la collaboration abominable et douloureuse d’une jeune fille de dix-neuf ans, visitée par les anges, et de quelques prêtres, mués, pour l’occasion, en tortionnaires ».
Regardons-le donc, en notre temps qui est aussi, à quelques siècles de distance, le temps de son procès – car c’est toujours, dès qu’il est question de Jeanne, le procès de Jeanne, et tout particulièrement de son trésor spécifique : ses voix.
« Elle crut entendre des voix… » ; « Qu’elle est, ou non, entendu des voix… » ; « Quelles que fussent ces “voix” dont elle parlait ». Ainsi commence le discours en faveur de Jeanne, pour nous dire qu’elle fut fantastique, populaire, guerrière, prophétesse des droits de l’homme (oui, je l’ai entendu),
républicaine, patriote, royaliste… Tout ce qu’on voudra… mais pas les voix ! Les voix, on ne sait pas. Ou, comme Anatole France, qui fut ailleurs mieux inspiré, mais qui, sur Jeanne d’Arc, se couvrit de ridicule, elle est hallucinée. Il faut dire qu’à l’époque d’Anatole France, c’était à la mode. Renan avait fait le coup, dans sa Vie de Jésus, pour expliquer, malgré l’admiration qu’il vouait au plus grand homme de tous les temps, son inexplicable résurrection : hallucination collective, phénomène bien connu aujourd’hui, de notre moderne science psychologique.
Il n’y a qu’un obstacle à cette ritournelle que l’on entend, jusque chez les mieux intentionnés, mais l’obstacle est de taille : ce sont les procès de Rouen. Les deux procès, qui n’en font qu’un quant à leur seul objet : les voix.
Le procès que les ecclésiastiques, constitués en tribunal d’Inquisition, firent à Jeanne, était le procès de ses « voix ». J’entends bien que ce furent des procès politiques, mais habillés en procès d’Eglise.
« La providence royale, enflammée de tous ses désirs en faveur de la foi orthodoxe, nous a remis à nous, évêque susdit, cette même femme afin que nous enquêtions pleinement sur ses faits et dires, et pour procéder ultérieurement conformément aux sanctions ecclésiastiques… » lit-on dans l’acte d’accusation qui saisit le tribunal.
Le président du tribunal, Monseigneur Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, docteur en théologie, maître ès arts, licencié en droit canonique, conseiller du sérénissime et très-chrétien roi de France et d’Angleterre, a pour mission de condamner religieusement Jeanne afin de disqualifier son action politique.
Et Jeanne, qui est très intelligente ou très inspirée – ou les deux à la fois – l’a compris dès le début, puisque, lorsque Cauchon lui demande, de façon benoîte, comme une chose très ordinaire de routine procédurale, de prêter serment, de dire la vérité sur tous les points sur lesquels on l’interroge, elle répond.
— Je ne sais pas sur quoi vous voulez m’interroger ? Peut-être pouvez-vous me demander telles choses que je ne vous dirai pas.
Cette barrière posée, « in limine litis » disent les juristes, avant le débat, comme un incident de procédure, révèle chez cette jeune fille, chef de guerre et chef politique, une étonnante science de l’art judiciaire. Un procès se construit dès le commencement de la première audience. C’est là qu’il faut avoir tous les sens en éveil. Les juges ont préparé leur audience, avec l’accusation, sans la défense – et d’ailleurs Jeanne n’a pas de défense – pour dès le début bien garder l’accusée dans le piège, la faire entrer convenablement, comme la bête destinée à la mort, dans l’enceinte de la corrida, et non seulement la rendre inoffensive, mais, art suprême du juge, la faire collaborer elle-même à sa condamnation. Les Soviétiques porteront à la perfection cette pratique dans leurs célèbres procès, mais ils ne sont que les obscurs descendants bâtards de ces inquisiteurs, autrement subtils, et autrement rusés. Seulement là, ils tombent sur un os.
Cauchon revient à la charge : « vous jurez de dire la vérité sur ce qu’on vous demandera concernant la matière de foi ».
C’est une reculade du juge. Ce n’est plus « tous les points », mais « les matières de foi ». Alors Jeanne : « sur mon père et ma mère, sur ce que j’ai fait depuis que j’ai pris le chemin de France, je jurerai volontiers. Mais sur les révélations à moi faites par Dieu, je ne les ai jamais dites, ni révélées à personne, si ce n’est au seul Charles, qui est mon Roi ».
Ainsi Jeanne, l’accusée, définit elle-même le domaine de l’interrogatoire. Elle le fera sans cesse, sans se lasser, même quand elle est apparemment au bout de son effort physique, car il lui arrivera de soutenir une journée de débats sans avoir ni bu, ni mangé la veille, comme elle le déclarera au début de l’audience ; mais sur le périmètre du procès, elle sera intraitable. C’est elle qui décide et les juges, même en se relayant, et même en entrant en grande colère, ajoutant la prison et les sévices en prison, n’y pourront rien.
Pourquoi ? C’est que Jeanne a un secret, qui est à la fois divin et politique. Elle est messagère de Dieu envers son Roi. C’est ce message-là, envoyé par ses voix, que Cauchon et son maître veulent absolument connaître. Un message couvert par une sorte de surnaturel secret-défense, totalement inviolable, que Jeanne ne laissera pas entamer. Elle sait qu’elle n’est pas devant des juges, mais devant des ennemis. Comme à Orléans ou à Paris, ou à Compiègne, elle est en guerre. Ce procès est la continuation de sa guerre. Elle le conduit en chef de guerre, comme elle sait le faire. En prenant à chaque occasion l’initiative.
Après avoir, deux jours durant, ferraillé sur l’étendue du serment, puis commencé l’interrogatoire d’identité de Jeanne, son enfance, ses parents, sa foi, toutes questions qui nous valent les célèbres et irrésistibles réponses de la jeune accusée :
— Dans votre jeunesse, avez-vous appris quelque métier ?
— Oui, coudre des draps de toile et filer. Je ne crains femme de Rouen, pour filer et coudre… Quand j’étais dans la maison de mon père, je vaquais aux besognes familières de la maison, et je n’allais pas aux champs avec les brebis et autres bêtes.
L’accusateur Me Jean Beaupère en vient enfin à ce qu’ils attendent tous :
— Quand avez-vous commencé à ouïr ce que vous nommez vos voix ?
Cette question de l’inquisiteur… C’est encore la question sur nos radios et dans nombre de nos journaux et dans les livres et les films, aujourd’hui.
— Quand j’eus l’âge de treize ans (qui est, à l’époque, l’âge nubile pour les filles. Quinze ans pour les garçons), j’eus une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner (il faut bien peser chaque mot, ce n’est pas « pour me diriger… », Jeanne n’est pas une marionnette dont les anges tirent les ficelles, elle a un langage de chef politique, « pour m’aider à me gouverner »). Et la première fois, j’eus grand-peur (ce n’est pas une locution intérieure), et vint cette voix environ l’heure de midi, au temps de l’été, dans le jardin de mon père.
Je ne dis pas que tous les enfants devraient, dans les écoles, apprendre par cœur cette phrase car la répétition mécanique pourrait lui faire perdre de sa fraîcheur, mais qu’au moins, chaque Français l’ait rencontrée, au moins une fois dans sa vie, en classe d’histoire, et, alors, à moins d’être irrémédiablement tordu, aucun ne dira plus : « elle a cru entendre des voix ».
Elle ajoute : « je n’avais pas jeûné la veille ». Brasillach commente : « elle le dit pour les docteurs présents et pour ceux à venir », et aussi pour faire savoir qu’elle n’était point en état d’hypersensibilité ou de moindre résistance physique.
— J’ouïs la voix du côté droit vers l’église et rarement je l’ouïs sans clarté, en vérité, il y a clarté du côté où la voix est ouïe, il y a communément une grande clarté. Quand je vins en France, souvent j’entendais cette voix.
Ici se place une question du Maître inquisiteur, dont l’absurdité dit bien que l’accusation est décontenancée :
— Comment voyez-vous la clarté que vous dites, quand cette clarté est sur le côté ?
Jeanne ne répond pas. Elle continue, comme si cette ineptie n’existait pas, « si j’étais dans un bois, j’entendais bien la voix venant à moi ».
Comment ne pas être saisi par la vérité et par le charme de ces mots ? Cette jeune fille, c’est de l’eau pure.
Même l’inquisiteur s’y laisse prendre. Et il demande, comme nous tous, si nous y étions, à Rouen, dans la salle d’audience :
— Comment était cette voix… ?
(Il ne dit plus « ce que vous appelez vos voix ».)
— Il me semblait que c’était une digne voix, et je crois que cette voix était envoyée de par Dieu. Lorsque j’ouïs par trois fois cette voix, je connus que c’était la voix d’un ange. Cette voix m’a toujours bien gardée, et je comprenais bien cette voix.
Jean Beaupère (qui est entré dans le récit de Jeanne) : « Quel enseignement vous donnait cette voix pour le salut de votre âme ? »
— Elle m’enseigna à bien me conduire, à fréquenter l’église, elle me dit qu’il était nécessaire que je vinsse en France.
Intervient alors un assesseur, l’un d’entre nous, émoustillé par une curiosité indiscrète : « Sous quelle forme cette voix vous est-elle apparue ? »
— Vous n’aurez pas cela de moi, cette fois.
Elle est fantastique cette jeune accusée, dans ses répliques où elle dit exactement ce qu’elle a décidé de révéler et au moment où elle a décidé de le faire, et elle continue, en répondant à Beaupère, et en négligeant totalement cet assesseur indiscret renvoyé à son banc :
— Cette voix me disait deux à trois fois la semaine qu’il fallait que je partisse et que je vinsse en France, et que mon père ne sût rien de mon départ.
C’est la définition même, depuis Abraham, de la vocation.
Il y a du bon dans la procédure, même conduite par de mauvais juges. Elle conserve, comme des pierres précieuses dans une châsse, un véritable trésor. C’est en dernière analyse la seule raison sérieuse d’organiser la justice des hommes. Mais grâce à ces mauvais juges, sur les voix de Jeanne, le doute n’est plus raisonnablement possible.
JACQUES TREMOLET DE VILLERS
Article extrait du n° 7520 de Présent du Mercredi 18 janvier 2012