Noël ! la Crèche ! Mais voici que cette nuit, alors que les Anges et les bergers s’en sont retournés, que l’Enfant dort à poings fermés, que Marie et Joseph eux-mêmes se sont assoupis, ne restent pour garder la grotte que l’âne, le mouton, et le boeuf. Trois animaux, dans la Crèche, et pas des plus relevés. Ils nous ressemblent un peu : ils ne valent pas cher, mais ils sont venus. Ils sont là, comme nous, à moitié endormis : portraits. L’âne L’âne, quoi qu’on en dise, est le plus distingué des trois. Il a la tête près du bonnet, et son côté têtu lui vaut une flatteuse réputation d’intellectuel. En fait, il n’est que raisonneur. L’âne a des idées. Il a même des idées sur tout. Peu importe qu’elles soient bonnes, du moment que ce sont les siennes, surtout en matière de religion ! Son grand-père était rationaliste : il lisait Kant, et pour lui la religion n’était acceptable que dans les limites strictes de la raison et du raisonnable.
Alors, évidemment, un Dieu qui vagit dans la paille, c’est bon pour les enfants, et même pour la belle-mère ! Il lisait Auguste Comte, et les hommes de science les plus huppés : il était clair pour lui que les curés, et l’Eglise, et le Pape, avaient à se plier à ses petits raisonnements, sous peine de paraître définitivement caducs. Son fils, le père de l’âne, pense la même chose. Il l’a dit haut et fort sur les barricades en mai 68 : on ne saurait être chrétien sans être moderne, et l’on n’est moderne qu’en passant la Crèche à la moulinette du progrès de la Raison, de ce qui est recevable par elle aujourd’hui. Lui-même, l’âne, moins grand lecteur peut-être, mais fort pénétré des dogmes de la Raison triomphante, n’est cependant pas si rassuré. Car il voit la raison craquer de partout. Et rien ne la remplace, sauf un salmigondis religieux et sentimental, sans Dieu, sans Pape, sans Eglise, sans Christ, sans Crèche. Et finalement sans raison non plus.
Qui sème le vent récolte la tempête ! A force d’avoir plié le mystère aux dimensions étriquées de sa petite comprenette, l’âne a perdu et le mystère et la raison ! Le mouton Le mouton, lui, ne saurait tomber dans de tels excès. Car des idées, le mouton, il n’en regorge pas. Non que sa tête soit vide, elle est même bien pleine ! Mais elle est pleine des idées des autres, des idées du moment, des idées de l’air du temps, des journaux, du politiquement et du religieusement corrects. Le mouton dit ce que tout le monde dit. Il a peur d’avoir des convictions, de trancher, d’être jugé. Le mouton n’a qu’un souci : il veut plaire. Ses aïeux, depuis le grand ancêtre que fut Panurge, le lui ont appris : il faut faire comme tout le monde. Le mouton fait du social : il participe à toutes les soirées humanitaires avec Miss France ou Claudia Schiffer, il fait voter les lois qui détruisent la société, la famille, le vieillard et l’enfant, tout cela au nom de l’amour et même de la Charité.
Sa crèche est vide, mais elle passe à la télé ! le mouton sait protester, il sait se révolter, et même lever le poing ! Mais uniquement quand tout le monde l’a fait avant lui. Au demeurant, il veut le bien, il est au fond nostalgique de valeurs mieux assurées, et parfois il voudrait que ses propres enfants eussent le droit d’être cultivés sans démagogie, scolarisés sans violence, chrétiens sans trop d’ignorance, élevés, chose rare, par une seule mère et un seul père, si possible ensemble, et qu’ils fussent vivants, sans sélection médicale, sans droit d’exister délivré sur ordonnance (comme naguère un sien parent à Auschwitz). Mais le mouton, qui a de bonnes idées et un grand coeur, est un lâche.
Le boeuf Le boeuf, lui, n’est pas un lâche. Il lui faudrait, pour cela, être sensible à l’opinion d’autrui. Ce n’est pas son cas. Le boeuf ne s’intéresse qu’à lui. Car il a réussi dans la vie. Le boeuf est un matérialiste. Il aime son confort, son métier, sa voiture, ses chaussons. Le boeuf est un gagneur : quand il arrive quelque part, il ne regarde pas les choses, il les modifie. Sa grand-mère est devenue célèbre pour avoir fait du cinéma avec Fernandel, avant de poser pour une célèbre marque de fromages ; et puis ses cousins espagnols triomphent toujours dans les fastes et les couleurs de la corrida ! Le boeuf est content de tout, puisque tout lui sourit.
Tout au plus a-t-il un souci en ce moment : sa femme, qui, murmure-t-on dans les environs, a perdu la raison ; peut-être pour avoir passé son mois de décembre dans les magasins ? Mais qu’est-ce donc que cela, quand on a tout dans la vie ? Ce n’est pas que le boeuf aime l’argent, mais il aime ce que l’argent lui apporte : un statut social, un goût de commander, un métier qui lui permet de rentrer tard à la maison, des amis à la pelle, des créatures de rêve à volonté, et le monde à ses pieds. Mais le boeuf n’a pas de vie intérieure. Trop plein de lui-même, il est vide de Dieu. Le boeuf ne prie pas. Pour prier, il faut manquer de quelque chose : il faut avoir le coeur léger et libre. Le boeuf ne manque de rien, car il est à lui-même son meilleur ami.
Voilà donc nos trois animaux. De loin, ils brillent, ils séduisent, ils plaisent. Mais de près, ce sont de pauvres types. D’ordinaire, ils ne se posent pas trop de questions ; mais aujourd’hui, sous la pluie fine de cette fin de nuit, les yeux cernés après une veille pas comme les autres, ils réfléchissent. Au petit matin de Noël, les masques sont tombés, les personnages désarticulés, et les mensonges envolés : ils ne sont plus qu’un âne, un mouton, et un boeuf.
Au milieu d’eux, il y a un bébé. Le bébé dort, mais sa seule présence a tout changé. Car pour la première fois, ces animaux ne s’occupent plus d’eux-mêmes, mais de l’Enfant. Le petit être a fait tomber leur paraître. Et désormais ils savent qu’ils doivent changer leur vie. L’âne, plus prompt que les autres, pense dans sa tête qu’après tout cet enfant n’est pas un défi à la raison, mais au contraire le triomphe de l’intelligence. Dieu est donc tellement intelligent que pour se faire aimer Il s’est fait tout petit. Plus une Parole importe, et moins elle doit se faire hurlante. Elle parle pour nous obliger à nous taire, et à écouter. L’âne a compris qu’il doit convertir son intelligence : un peu de tête éloigne de Dieu, mais beaucoup y ramène.
Le mouton, enfin rassuré, va oser dire combien il est heureux, combien il est libre, depuis qu’il a posé son museau sur la mangeoire. Certes, il n’est pas le plus futé, mais peu importe. Aujourd’hui nul n’est plus fort que ce fragile enfant. Et le mouton va oser braver le rouleau compresseur du prêt-à-penser. Le mouton est prêt, sa résolution est prise, cette fois-ci est la bonne : pour la première fois de sa vie, il va oser dire non. Il va dire non à la culture de mort, il va dire oui à la vie et à l’amour. Et il sait que cela va lui coûter cher, que cela va lui coûter de finir en méchoui !
Le boeuf, lui, a la tête qui lui tourne, mais pas comme sa vache. En effet le boeuf découvre le monde. Il voit tout ce qu’il n’avait jamais vu : sa famille qui compte sur lui, des collègues qui sont autre chose que de simples exécutants, quelque pauvresse qui lui sourit dans la rue, et même un Dieu qui a eu la patience de l’attendre, lui, le boeuf, qui n’attend jamais personne ! Tout lui paraît fade, et la course au succès, et le cours de la bourse, et l’éclat même de sa séduction ! Sa vie n’est rien si elle est vide de Dieu. Le boeuf ne bouge plus, on le croirait statufié (le rêve de sa vie !), mais non, il prie, pour la première fois. Seul son embonpoint l’empêche de se mettre à genoux. Trente ans de carrière, quelques généreuses poignées d’amour, lui rappellent son esclavage, et que son bourreau, ce fut lui-même. La Crèche est devenue une Chapelle où l’on adore enfin sur cette terre. Nos trois animaux, les plus pelés de la création, quelque indignes qu’ils soient, resplendissent de la lumière du bébé. Leur indignité n’est rien, et ils s’en moquent désormais. Après tout, ils ont posé un acte merveilleux, le premier, mais décisif : à la Crèche, eux, ils sont venus !
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