Apologie pour l’Église de toujours
suite et fin
par R.-Th. Calmel, O. P.
V. – Le messianisme de l’Église
Comme les pouvoirs de l’Église dérivent de ceux du Christ, comme sa sainteté est celle du Christ répandue et communiquée, son messianisme est l’expression du seul messianisme véritable, celui du Christ Jésus, notre Seigneur et notre Roi. Regnum meum non est de hoc mundo… Tu dicis quia Rex sum Ego ( Note : Saint Jean, XVIII, 36-37. – Voyez l’Évangile de la fête du Christ-Roi au dernier dimanche d’octobre ; ou la Passion selon saint Jean au Vendredi-Saint. ). Messianisme sans rien de nébuleux ou d’impur, d’utopique ou de revendicatif, il annonce aux hommes et il leur apporte même ici-bas, en un certain sens, libération, renouvellement et paix. Mais c’est du péché que l’Église nous délivre en nous baptisant dans la Passion du Christ ; elle ne met pas fin obligatoirement aux servitudes de la vie économique, ni aux oppressions des tyrannies multiformes. (« Nul s’il n’est rené de l’eau et de l’Esprit ne peut entrer au Royaume de Dieu » (Jo. III, 5). « Vous me cherchez parce que vous avez été rassasiés ; cherchez non une nourriture périssable, mais celle qui demeure pour la vie éternelle » (Jo. VI, 26-27).) – Semblablement la paix que dispense l’Église n’efface pas les frontières entre les nations, ne supprime pas les traditions particulières à chaque patrie, n’exempte point les États de veiller chacun à ses propres intérêts ; car la paix de l’Église n’est pas d’abord située au niveau des sociétés temporelles, mais bien au niveau de la foi, de l’amour, de la commune docilité à une hiérarchie d’ordre sur-naturel. (« Pierre… je te donnerai les clefs du Royaume des cieux » (Matt. XVI, 19). – « Je vous ai dit ces choses afin que vous ayez en moi la paix ; dans le monde vous aurez à souffrir (bien) des afflictions ; mais confiance, j’ai vaincu le monde » (Jo. XVI, 33).)
Il est trois passages de l’Évangile qui expriment admirablement l’intention et le grand dessein du messianisme de l’Église : Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît (Matt. VI, 33). Une seule chose est nécessaire ; Marie a choisi la meilleure part et elle ne lui sera pas enlevée (Luc X, 42). Je suis roi, mais mon Royaume ne vient pas d’ici-bas (Jo. XVIII, 36-37).
Le messianisme de l’Église commence par distinguer spirituel et temporel ; deuxièmement il se tient au niveau de la conversion du cœur et de la vie de la grâce ; il exige enfin le consentement à la croix, aussi bien dans le temporel que dans le spirituel. Son but n’est aucunement de supplanter les royaumes terrestres ni de remplir la mission qui leur est confiée. Dans la mesure cependant où il est reçu par ces royaumes, il y fait fleurir une juste paix politique, pax christiana ; la vallée de larmes demeure sans doute une région d’exil, d’épreuve et de combat, mais loin d’être, comme le monde moderne, une anticipation de la géhenne avec ses cris affreux et ses grincements de dents, la vallée de larmes devient un séjour habitable, non dépourvu d’une très pure douceur, qui laisse pressentir, à travers les déchirements, les consolations éternelles de la patrie céleste. Sans cesser d’être la vallée de larmes, la terre devient le pays des béatitudes évangéliques ( Note : On peut se reporter à notre essai sur la vie spirituelle Sur nos routes d’exil, les béatitudes (Nouv. Édit. latines, 1960). ).
Le messianisme de l’Église est marqué d’une triple empreinte : vie de la grâce communiquée par les pouvoirs sacramentels ; adoration de la croix ; distinction entre le spirituel et le temporel et soumission du second au premier. Quand ces empreintes font défaut ou qu’on les efface c’est alors un autre messianisme qui envahit le monde : messianisme charnel et judaïque ; maçonnique et communiste ; celui du diable et de ses suppôts. On fascine les hommes par des promesses de liberté, de communion et de paix ; mais la liberté est factice lorsque le cœur humain n’accepte pas de se laisser toucher par la grâce, car alors il ne surmonte pas la tyrannie de l’orgueil et des passions. De même la communion est artificielle lorsque les personnes et les sociétés sont soustraites aux seuls pouvoirs qui fassent voler en éclats l’égoïsme et le mensonge : les pouvoirs surnaturels et hiérarchiques de l’Église du Christ. Quant à la paix, en dehors de l’amour divin, elle ne peut être que le morne résultat, sous la direction de l’État totalitaire, du fonctionnement très perfectionné de la propagande et de la police ; elle est à l’image de cet ordre maudit qui préside à l’Enfer.
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Que, par une aberration sans précédent, des hommes d’Église se fassent désormais les hérauts et les pourvoyeurs des mouvements de messianisme terrestre, il n’est hélas plus possible d’en douter. « Qui a pris au sérieux l’appel des églises chrétiennes en faveur du tiers-monde, pendant la deuxième décennie du développement des peuples ? Qui a… pris en considération la proposition du Pape à l’O.N.U. de lever un impôt international pour faire justice aux opprimés de la terre ? Combien sont-ils ceux qui militent pour une politique du partage et du respect entre tous les humains ? » Telle est la proclamation du Cardinal-Archevêque de Paris ( Note : Le Journal La Croix, 29-30 novembre 1970. ). On pourrait continuer sur la même lancée et dire équivalemment, comme tant de prêtres « post¬conciliaires » : « Offensés et humiliés de tous les pays, regroupez-vous en des internationales supra-religieuses et construisez une humanité libre et fraternelle, par delà tous les dogmes, toutes les morales et tous les rites. Croyants de toutes les religions et incroyants de toutes les sectes, associez-vous dans un grand office international des opinions religieuses ou irréligieuses : la réussite collective de l’humanité, voilà le dieu de l’avenir. »
A tous ces prêtres qui ont perverti le langage évangélique que répondre sinon que, pour promouvoir dans une ligne de solidarité non chrétienne, indifférente même à toute confession, le développement de notre espèce malheureuse, les hommes n’ont que faire de leur évangile sans la grâce. – Ô prêtres égarés qui trahissez votre sacerdoce, sachez donc que les hommes et les peuples pour réaliser ce que vous venez leur prêcher n’ont pas besoin de vous avoir entendus. Vos sermons les ennuient et votre messe est inutile. Pour organiser à l’échelle de la planète le confort et la sécurité, pour faire de cette organisation la suprême loi, on n’ira quand même pas s’adresser aux ministres de Jésus-Christ, aux prêtres du Testament Nouveau et Éternel. Votre mission n’est pas là. Francs-maçons et Contre-Église feront beaucoup mieux. Il se peut que la Contre-Église vous sache gré un instant de lui avoir amené une clientèle catholique ; mais ce travail une fois terminé elle se passera fort bien de vos services. Vous n’êtes pas faits pour cela.
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L’Église, ainsi que l’histoire nous le prouve, n’est pas à l’abri des faux-papes. Mais elle est trop sainte, les pouvoirs qu’elle tient du Christ sont trop divinement assistés pour que, dans ces moments de grande épreuve, elle ne discerne promptement le vrai Pape, qui condamne le faux et consolide la chaîne de la continuité un instant vacillante. – L’Église, qui n’est pas à l’abri des faux-papes, n’est pas non plus à l’abri de n’être jamais gouvernée par quelque Pape énigmatique dont certains actes porteraient la marque du faux-messie. Au temps de la chrétienté médiévale ou classique il était bien difficile d’envisager pareille éventualité, car s’il avait pris fantaisie à l’un des Souverains Pontifes d’alors de vouloir jouer au faux messie il eût été promptement rappelé à l’ordre et tiré de ses illusions, tant il aurait heurté de front non seulement l’intérêt des princes chrétiens mais leur foi et leur bon sens. Or nous voici entrés dans une époque où la chrétienté est en déroute : le temporel, pour une grande part, est asservi à des institutions de mensonge, intrinsèquement perverses, contraires au droit naturel non moins qu’à l’Évangile ; par ailleurs l’épiscopat est choisi de plus en plus selon un critère non incompatible avec la Révolution anti-chrétienne : ne pas entrer en lutte avec des organisations politiques contre-nature, ne pas déplaire aux dirigeants, manifestes ou dissimulés, de pareilles organisations. Voilà pourquoi ( Note : Ces raisons n’ont pas frappé le Cardinal Journet qui, parlant de la Papauté « trahie par certains de ses dépositaires » explique pourquoi de nos jours « ce danger est aboli » du fait de la réduction considérable des possessions temporelles. Le danger a pris une autre forme, voilà tout. (Voir l’Église du Verbe Incarné t. II, p. 840.) ) on se demande quel obstacle majeur rendrait absolument impossible l’avènement de quelque Pape étrange sur qui le faux-messianisme exercerait une sorte de fascination. Reste toutefois contre la démesure de certains égarements d’un Pape semblable l’obstacle suprême, et celui-là infranchissable, de l’assistance du Saint-Esprit. Cette assistance, on le sait, ne va pas à rendre le Pape de tout point indéfectible, mais ses effets dans les cas les plus défavorisés, sont encore extraordinairement précieux : garantir l’infaillibilité ; maintenir la défectibilité du Vicaire du Christ à l’intérieur d’un cercle rigoureusement circonscrit de sorte que, quelles que soient les fautes, il n’impose pas d’hérésie formelle ( Note : « Heureusement nous autres nous avons le Pape, à la différence des Protestants » me répondait avec intrépidité une bonne chrétienne, « inconditionnelle » des rites nouveaux, à qui j’expliquais mon refus des messes polyvalentes. Cette parole qui exprimait un sursaut de la foi, il serait impie de l’affaiblir d’aucune manière, mais il est utile et chrétien de chercher à l’expliciter correctement. – Heureusement nous avons le Pape, pour garder dans l’Église la doctrine et les sacrements, pour paître tout le troupeau du Seigneur, agneaux et brebis, prélats et simples fidèles, pour guider et corriger ce troupeau soit par les décisions infaillibles du Magistère extraordinaire, soit plus généralement par les actes du Magistère ordinaire qui se tiennent dans la continuité de la Tradition. – Heureusement nous avons le Pape, non pour méditer à notre place les mystères de la foi, mais pour être éclairés et défendus dans notre méditation personnelle par son enseignement qui est assisté de l’Esprit de Dieu ; non pour exercer à la place des évêques et des prédicateurs le ministère qui leur incombe, mais pour leur permettre d’accomplir ce ministère dans la vérité, sans faire de faux-pas ni égarer les âmes. – Malheureusement nous avons quelquefois de mauvais Papes pour trahir, dans une certaine mesure, l’Église et la Papauté ; mais leur trahison a nécessairement des bornes car ils sont préservés de pouvoir enseigner formellement l’hérésie. Même avec de mauvais Papes le chrétien ne fait pas fausse route quand il suit celles de leurs prescriptions qui se situent dans la ligne de la Tradition de l’Église ; car dans des prescriptions de cet ordre les mauvais Papes ne sont pas mauvais mais bons et bienfaisants. – Heureusement nous avons le Pape, non pour nous empêcher d’ouvrir les yeux en obéissant et pour nous imposer l’horrible déformation d’une obéissance qui refuse ou qui néglige d’y voir clair ; non pour nous interdire jamais aucune résistance, quel que soit le contenu de l’ordre donné ou la forme dans laquelle il est donné ; non pour nous épargner toute épreuve dans l’obéissance ; mais d’abord pour nous épargner l’épreuve qui serait intenable d’être privés, dans les choses mêmes du Christ, d’un Vicaire visible, universel, infaillible ; ensuite pour nous permettre de garder la paix, même lorsque notre obéissance est mise à très rude épreuve, parce que nous devons résister à des mesures ou à des ordres qui induisent à pécher, soit qu’ils s’opposent aux vertus morales, soit qu’ils s’opposent dans une certaine mesure à la foi elle-même en négligeant par exemple de réprimer les hérésies. La résistance ne ferait perdre la paix que si les ordres ou les mesures qui exigent notre refus étaient à la fois interdits par Dieu au titre où il parle par sa loi naturelle ou révélée, et prescrits par Dieu au titre où il parle par son Vicaire. Nous serions voués alors à un conflit insoluble. Mais nous sommes assurés par avance que cela ne peut se produire. Lorsqu’en effet le Pape ordonne, ou omet de condamner alors que cela est requis, des actes gravement coupables, qui sont contraires soit à la morale, soit même, à certains égards, à la sauvegarde de la foi, il n’agit plus comme Vicaire du Christ. Ce n’est plus Jésus-Christ qui parle par sa bouche. Lui résister alors ce n’est pas résister à Jésus-Christ ; c’est au contraire obéir à Jésus-Christ ; c’est de plus honorer la dignité du Vicaire de Jésus-Christ que de ne pas lui céder sur un point où il déshonore cette dignité. (Et parce que nous rendons honneur à sa dignité, serait-ce de cette façon inattendue, notre attitude est respectueuse et filiale.) Agir ainsi c’est être en accord à la fois et avec le Seigneur et avec son Vicaire parmi nous, en cela du moins où il relève certainement du Seigneur. En cet accord réside la paix même si la résistance demeure pénible. – Heureusement nous avons le Pape : si nous le reconnaissons pour ce qu’il est, si nous sommes pieusement dociles à son égard, alors les biens de l’Église les plus magnifiques sont assurés dans notre vie et dans notre âme, en particulier la vraie dévotion à la Vierge et le vrai culte de l’Eucharistie. Il reste que ces biens, propres à l’Église catholique, sont infiniment au-dessus du Pape qui en est le gardien. Nous ne mettons pas sur le même plan la Vierge, l’Eucharistie, le Pape. La docilité au Pape, aussi pieuse soit-elle, implique toujours la clause : le Saint Sacrement premier servi et la vraie dévotion à Notre-Dame maintenue. Oremus pro Pontifice nostro… Prions pour notre Pape, et commençons par garder la Messe avec les rites traditionnels conservés par tous les Papes. – Sur ces questions, voir Journet : Le Message Révélé (Desclée de B. 1964) le chap. IV. – Signalons encore nos articles d’ITINÉRAIRES 1970 : La certitude dans l’Église et Sans mauvaise conscience. [36:145-07-70 et 8:148-12-70]).
Voilà pourquoi, même si quelque Pape venait à prendre des allures de faux messie, ce ne pourrait être que par intermittence, sans continuité, avec toutes sortes d’hésitations et de repentirs. Il n’entrerait dans son deuxième personnage, celui de tentateur de l’Église et d’instrument du démon, ni tout en¬tier, ni franchement.
Il ne proclamerait jamais par exemple comme un point assuré du Magistère ordinaire, comme une interprétation authentique de vingt siècles de catholicisme, encore moins comme une définition ex-cathedra, que la montée de l’humanité et sa réussite terrestre est maintenant la forme nouvelle de notre religion. Seulement il mélangerait à s’y méprendre deux messages qui s’opposent dans leur essence même : d’une part le message de domination prométhéenne du monde, conformément aux Trois Tentations et sans tenir compte pratiquement de la souveraineté de Dieu ni du péché de l’homme, et d’autre part le message de la foi chrétienne qui annonce la Rédemption par la seule croix du Seigneur Jésus. Par l’effet de cette intrication contre-nature le scandale Serait près d’atteindre sans doute Ses limites ultimes ; il serait porté à un point de séduction, extraordinairement dangereux. Il ne serait pas assez fort, malgré tout, pour perdre les élus, ni abolir l’Église. D’abord parce que la promesse de Jésus à Pierre, ne passera pas. « J’ai prié, Pierre, pour que ta foi ne défaille point. Et toi quand tu seras converti, affermis tes frères. » (Luc XXII, 32.) – Par ailleurs nous tenons comme un principe certain et universel que l’ordre du bien et celui du mal ne s’opposent pas à égalité et ne sont pas symétriques. Ce qui signifie notamment que le fauteur du scandale ne sera jamais qu’une créature, alors que le défenseur contre le scandale est le Seigneur tout-puissant. Les insinuations, propagandes, pressions et persécutions du monde, quelque soutien qu’elles reçoivent de la part des hommes d’Église, n’ont rien de comparable à la grâce du Seigneur, soit comme force qui pénètre la liberté, soit comme douceur qui l’attire au parfait amour. La grâce est d’un autre ordre que tout le créé, infiniment plus forte ( Note : Voir notre étude La Grâce de Dieu et l’Épître aux Romains (ITINÉRAIRES, avril 69). ). – Enfin l’intercession maternelle et royale de la Vierge Marie défendra toujours victorieusement l’Église contre les embûches des faux messianismes. Même si un Pape en arrivait à prêter un concours plus ou moins éloigné à ceux qui se sont juré d’obtenir la transformation humanitaire de la religion de Jésus-Christ, cette vertigineuse complicité du successeur de Pierre, serait neutralisée d’avance, rendue inefficace par la supplication de la Vierge corédemptrice. Est-ce que sa prière pour la conversion de Pierre, ne s’élevait pas déjà, muette mais irrésistible, alors qu’elle Se tenait debout au pied de la croix de son Fils avec le Disciple bien-aimé et quelques saintes femmes, pendant que les autres apôtres s’étaient enfui honteusement, sans faire exception de Pierre ?
Est-ce que Jésus, qui est devenu homme par le Fiat de Marie, pourrait ne pas prêter l’oreille à la supplication de la Vierge sa Mère, ne pas l’exaucer comme son Fils, dans une heure de ténèbres où cette intercession deviendrait, comme jamais jusque-là, une question de vie ou de mort pour l’Église catholique ?
Monstra te esse matrem
Sumat per te preces
Qui pro nobis natus
Tulit esse tuus.
*Le faux-messianisme ne prévaudra ni contre l’Église ni contre la papauté. Jusqu’à la fin l’Église, fondée sur Pierre, gardera dans son cœur et répandra parmi les hommes le seul messianisme véritable, celui de Jésus-Christ : messianisme de la grâce, de la conversion et des béatitudes ; messianisme qui réside en plénitude dans le Royaume qui n’est pas de ce monde et qui de là fait sentir son influence sur les royaumes de ce monde, si du moins ils reçoivent la loi évangélique et s’efforcent d’accomplir leur œuvre temporelle de par le Roy du Ciel.
Épilogue Il est utile de démarquer les stratagèmes des modernistes, de faire voir que ces hérétiques mentent quand ils prétendent ne pas toucher à l’Église mais seulement aider à son renouveau et son expansion ; en réalité ils la trahissent, ils veulent la faire mourir, puisqu’ils lui arrachent hypocritement ce qui est indispensable à la vie pour y substituer ce qui devrait la conduire à la mort, si elle n’avait la promesse divine de surmonter tous les désastres. En effet, à l’Église qui est maîtresse de vérité, ils prétendent imposer une façon de dire et un type de magistère qui la changerait en une pseudo-prophétesse diabolique, distribuant au monde une doctrine infiniment fluente dans une phraséologie vaguement chrétienne. A l’Église qui dispense la grâce de Dieu par les sept sacrements et qui offre au Seigneur l’unique sacrifice véritable, ils prétendent imposer un autre Missel et un autre Rituel, qui généraliseraient l’invalidité sacramentelle ou le sacrilège, qui transformeraient la Liturgie en une entreprise misérable de représentations soi-disant religieuses.
La tare essentielle du modernisme est le mensonge. Ils mentent et ils voudraient amener l’Église à devenir la parfaite institution du mensonge universel. Pour cela, ils s’appliquent à la dépouiller de ce qui la fait être vraie. Ils veulent lui retirer les moyens indispensables et traditionnels d’être la vraie Église. – Le pouvoir de juridiction et même le pouvoir d’ordre est menacé dans son efficience par la
collégialité, la Messe est exposée à devenir invalide par
l’altération des rites, le dogme s’en va en charpie
par l’abandon systématique des formules irréformables, la sainteté enfin se dissout en rêveries humanitaires par le fait du
pseudo-messianisme. Dans cette
brève apologie nous avons dénoncé l’imposture moderniste et rappelé quelques vérités premières.
Il reste que, le modernisme ayant fait entrer l’Église en agonie, il ne suffit pas d’une méditation, même pieuse et apologétique, sur la nature de l’Église pour se tenir à la hauteur de l’épreuve qui l’accable. Il faut encore, et c’est urgent, veiller auprès du Seigneur Jésus qui est en agonie dans son Église.
Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là ( Note : Pascal, Mystère de Jésus, Pensées n° 553 de l’édit. de Bruns¬chvicg.
). Il sera en agonie dans son Église jusqu’à la fin du monde, d’abord en ce sens qu’il continuera de souffrir en ses membres éprouvés qui, pour son amour, s’offrent volontiers ou du moins ne se refusent pas aux tourments de la maladie, aux persécutions des ennemis de l’extérieur, aux renoncements même très cruels qu’exige la fidélité absolue à la loi de la grâce. Cependant à certaines périodes particulièrement terribles, – et nous sommes dans une de ces périodes, – Jésus est en agonie dans son Église d’une autre manière, qui du reste ne fait que s’ajouter à la précédente : il est en agonie parce que son Église est entravée, bafouée, contrecarrée, combattue de l’intérieur dans son office primordial de dispensatrice de la Rédemption ; non qu’elle soit près de disparaître puisque
les portes de l’Enfer ne prévaudront pas ; mais ses propres fils et, parmi ses fils, des chefs hiérarchiques la maltraitent avec tant de vilenie et de méchanceté qu’elle n’avance plus qu’en retombant à chaque pas, épuisée et languissante. Ouvrons les yeux et regardons. Sans que jamais soit abolie la Messe traditionnelle, il devient quand même de plus en plus fréquent que la Messe soit célébrée dans l’équivoque et profanée par le sacrilège.
Sans que jamais se taise la prédication de la saine doctrine, il arrive cependant maintes fois que la prédication soit rendue incertaine par les pseudo-prophètes et les théologiens de mensonge. De même, encore que la sainteté reste toujours jaillissante et pure, il n’est pas rare qu’elle soit travestie et caricaturée par les contrefaçons les plus viles. Telle est une des formes que prend de nos jours l’agonie du Seigneur dans l’Église.
Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. Mais comment veiller et lui tenir compagnie ?
D’abord redoubler de prière avec paix et amour. Ensuite voyant qu’il est devenu désormais impossible de participer à la vie de l’Église sans nous exposer à toutes sortes d’ennuis, ne pas reculer devant cette souffrance mais la supporter en union avec l’Église, elle-même souffrante et accablée. Veut-on quelques exemples ? Nous devons persévérer, quoi qu’il en coûte, dans l’étude des saintes Lettres, alors que se multiplient les obstacles pour nous empêcher de les scruter et de nous en nourrir. Nous devons ne pas hésiter à nous donner du mal pour venir en aide sagement à ces prêtres qui célèbrent la Messe de toujours. Pareillement ne devons-nous pas hésiter, malgré l’humiliation qui peut-être nous attend, à faire monter vers une autorité ecclésiastique, qui souvent se moque de nous, notre réclamation respectueuse mais inlassable pour qu’elle nous rende
l’Écriture, le Catéchisme et la Messe. Nous devons encore et surtout prendre la peine d’aller chercher, dans cette sainte Église que les modernistes voudraient dé-spiritualiser, les moyens qui ne lui manqueront jamais de préserver le primat de la prière et de la contemplation. Par ces quelques exemples nous pouvons entrevoir ce que c’est que veiller avec Jésus qui est en agonie dans l’Église. Nous ne parviendrons du reste à veiller ainsi que parce qu’il nous en rendra capables par son Église même. Bien loin de dire que nous souffrons par l’Église, nous dirons plutôt que nous souffrons avec l’Église, en union avec elle, et cela grâce aux divins secours que l’Église, du fond de sa détresse, continue de nous prodiguer.
Restant plus que jamais unis à l’Église dans cette situation exceptionnellement cruelle, nous confessons par là notre foi dans l’Église. Cette veille pendant l’agonie telle est en ces temps de persécution sèche la forme que revêt notre confession de la foi. Considérons de plus près les caractères particuliers qu’elle présente. – Le modernisme n’attaque pas en face mais en dessous et sournoisement, en introduisant partout l’équivoque.
Dès lors confesser la foi en face d’autorités modernistes c’est se refuser à toute équivoque, aussi bien dans les rites que dans la doctrine. C’est s’en tenir à la Tradition car elle est, tant pour les définitions dogmatiques que pour l’ordonnance rituelle, nette, loyale et irréprochable. Pour les rites de la Messe notamment voyons bien que nous ne confesserons pleinement la foi de l’Église dans la Messe, que nous ne réprouverons catégoriquement la mortelle ambiguïté moderniste qu’en maintenant, dans la célébration elle-même, le rite traditionnel, plus que millénaire, qui ne donne aucune prise à l’hérésie. Accepter les rites nouveaux, serait-ce en y mettant une réelle piété, serait-ce même en prêchant droitement sur la Messe, ne serait certainement pas une confession de foi qui ne laisse pas d’échappatoire, ni une réprobation suffisante de l’hérésie dans sa forme actuelle. Si nous acceptons en effet la célébration nouvelle polyvalente, nous voici engagés par cette concession sur le chemin du reniement en acte ; que peuvent faire alors les attestations verbales ou les gestes pieux ? Seront-ils autre chose qu’une contradiction ajoutée à une équivoque ? Face à des autorités qui veulent imposer le mensonge sous sa pire forme – la forme moderniste – et au milieu d’un peuple chrétien déconcerté par cette imposture sans précédent, nous voyons tout de suite que confesser pleinement la foi dans l’Église qui garde la Messe véritable c’est d’abord continuer de célébrer la Messe de toujours. S’il est très vrai que cela ne va pas sans peine, il est non moins vrai que l’Église dont nous célébrons la vraie Messe nous donne, par cela même, de supporter cette peine avec vaillance et légèreté.
Alors que déferlent sur l’Église les nappes de brouillard et de fumée du modernisme infernal, confesser la foi dans l’Église, dans ses dogmes et ses sacrements, consiste à garder intacts
( Note : Un mot sur la
mise à jour et sur ce qui reste possible (et requis), même en pleine Révolution moderniste. –
Garder intact, non pas au sens d’immobilité pétrifiée et de routine morte, mais au sens de permanence ordonnée et vivante. Mais en période de Révolution, garder intact signifie ne pas se lancer dans des adaptations d’ensemble pour la raison obvie que l’autorité qui préside à l’ensemble est inexistante, à moins qu’elle ne se soit rendue complice du désordre ; dès lors nous en tenir aux adaptations limitées à la petite sphère de notre autorité réelle ; mais, dans ces limites, en vertu de l’attachement fervent et sage à la Tradition, ne pas être timoré pour faire les adaptations qui sont requises par la vie même de la Tradition. Même en période de Révolution liturgique, par exemple, je ne vois pas pourquoi le maintien fidèle, non seulement du latin, mais des formulaires latins antérieurs à Paul VI, m’interdirait de faire attention à la diversité des assemblées chrétiennes qui demandent de participer au culte liturgique ; je ne vois pas pourquoi, célébrant la Messe, par exemple pour des bambins peu préparés et privés de Missel, je devrais m’abstenir de dire, avant l’oraison et la postcommunion en latin un mot d’introduction en français qui leur permettra de mieux s’unir à ces grandes prières. En revanche, je ne dirai pas un mot de français depuis la fin du sermon jusqu’à la postcommunion, le sermon devant être assez bref et assez recueilli pour les tenir en prière pendant toute la suite de la Messe dont le texte latin n’a pas à être entrecoupé. – En période de Révolution
garder intacte la Tradition ne signifie pas : ne pas vivre, mais vivre dans l’ordre – (dans l’ordre limité à notre petit fortin, qui se tient en liaison avec les fortins d’alentour) – puisque l’ensemble du territoire est systématiquement livré à l’anarchie. Vivre dans l’ordre, même à l’intérieur de limites étroites, c’est tout le contraire de somnoler, grogner sans rien faire, se consumer de rage impuissante et de dégoût. C’est faire, dans les limites que nous impose la Révolution, le maximum de ce que nous pouvons faire pour vivre de la Tradition avec intelligence et ferveur. Vigilate et orate.
) les définitions et les rites traditionnels, car ils sont loyaux et francs et ne donnent prise à nulle ambiguïté.
Confesser la foi dans l’Église en face du modernisme, être heureux d’avoir à souffrir pour rendre un beau témoignage à l’Église trahie de toute part, c’est veiller avec elle dans son agonie ou veiller avec Jésus qui continue dans son Épouse affligée et trahie son agonie du Jardin des oliviers. Dans la mesure où nous serons des veilleurs fidèles, inaccessibles à la crainte mondaine et au découragement, nous saurons d’expérience que la Sainte-Église est un mystère de force surnaturelle et de paix divine : Urbs Jerusalem beata, dicta pacis visio.
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Urbs Jerusalem
( Note : Hymne de la Dédicace, selon le rite dominicain, à l’office des Vêpres et des Matines Voir ci-dessous.
) non point platea, place publique : lieu de réunion des bavards, des démagogues, des faux-prêcheurs de religion nouvelle ; non point champ de foire : lieu de passage des touristes, des filous et des bateleurs ; mais bien bonne ville, urbs, habitée par de dignes sujets, ville forte munie de tours et de remparts, gouvernée par un chef et une hiérarchie ; la ville dont le bien commun est la doctrine révélée, fidèlement transmise, les sept sacrements et au-dessus de tous le Saint-Sacrifice, la charité des saints inépuisable, la ville des huit béatitudes évangéliques. Urbs Jerusalem beata.
Dicta pacis visio ; – pacis visio quia reconciliationis visio. Ville de paix parce que ville de la réconciliation avec Dieu par le sang de son Fils Unique Jésus-Christ. Ce sang fut versé une fois pour toutes sur le Calvaire comme prix de notre rédemption, mais l’offrande réelle en est commémorée efficacement chaque jour sur nos autels, sous les espèces eucharistiques, jusqu’à ce que revienne le Seigneur. Or par le sacrifice de la Messe les péchés sont remis, les conflits surmontés, les pires souffrances apaisées, Dieu adoré, remercié, imploré selon une religion digne de lui. Par la vertu du Saint-Sacrifice les jours de la Cité sainte sont disposés dans la paix
( Note : Voir dans la prière d’avant la Consécration : Hanc igitur oblationem, les paroles : diesque nostros in tua pace disponas.
) dicta pacis visio.
Cette bonne ville, cette ville imprenable et bienheureuse, cette ville de paix, qui par la prédication et le saint baptême s’augmente sans arrêt de sujets nouveaux, ne connaît d’autre origine que céleste, puisque son essence est surnaturelle. Ce Royaume ne vient pas de ce monde. – Nova veniens e caelo.
La cité sainte vient du ciel. Elle procède du cœur ouvert du Christ, des sacrements qui en dérivent et qui apportent à chaque génération humaine les grâces de la Passion rédemptrice. Elle procède, cette Église véritable, de l’Esprit-Saint que Jésus, remonté à la droite de Dieu, lui envoya au jour de Pentecôte et qu’il ne cesse de lui envoyer, non pour l’instaurer une fois de plus, car elle est établie pour jamais, mais pour l’assister, la défendre et la consoler. – D’un autre point de vue, l’Église du Christ procède également de l’intercession du Cœur Immaculé de Marie corédemptrice. Nous trouvons à l’origine de sa vie, inséparée de la Passion de Jésus, la Compassion de Notre-Dame :
Stabat juxta Crucem. Et c’est à l’égard de l’Église catholique, à l’exclusion de toute autre, que Marie exerce sa maternité spirituelle et sa régence. (Elle exerce ce rôle, unique et réservé, tout à la fois par son intercession et par ses interventions miraculeuses.) De même que le Christ mis au monde par la Vierge dans l’étable de Bethléem n’est pas le Christ en deux personnes de Nestorius, ni le Christ en une seule nature d’Eutichès, encore moins le personnage humanitaire et illuminé des modernistes, mais le Fils Unique du Père, seconde Personne de la Trinité qui subsiste en deux natures, de même l’Église, spirituellement engendrée par la Vierge sur le Calvaire et gardée par l’intercession de son Cœur Immaculé, n’est point je ne sais quel regroupement universel de toutes les formations religieuses, mais la seule Église catholique fondée sur Pierre, et les Apôtres ; – l’Église des
confesseurs qui ont témoigné jusqu’à la mort de sa doctrine irréformable ; – l’Église des
martyrs qui ont donné leur vie pour le
Credo et le Saint-Sacrement ; – l’Église des
vierges consacrées, exclusivement réservées pour le Seigneur qui est leur époux. Voilà l’unique Église dont Notre-Dame est mère et reine, corédemptrice auprès du Rédempteur,
Regina apostolorum et martyrum ; confessorum et virginum.
Venue du ciel, l’Église y retourne par un beau mouvement qui ne s’arrête jamais, chaque fois que l’un des élus s’en va de notre terre d’exil. Construitur in caelis vivis ex lapidibus. Chaque jour et à toutes les heures beaucoup de ses enfants commencent une vie de gloire ; ils sont délégués par elle au festin de la joie ineffable et de l’action de grâces éternelle.
216:155
Aussitôt unis à Dieu dans la vision béatifique ils deviennent nos puissants intercesseurs ; leur prière ne connaît ni trêve ni repos, jusqu’à ce que nous ayons part avec eux aux noces éternelles, parmi les chœurs des Anges.
Nova veniens e cælo
Nuptiali thalamo
Praeparata ut sponsata
Copuletur Domino…
Descendue du ciel
pour y revenir célébrer les noces mystiques, préparée comme une épouse, qu’elle soit (vite) unie à son Seigneur ! Elle ne lui sera pas unie sans participer à sa croix, priant et veillant pendant son agonie, qui se perpétue en elle tout au long de l’histoire. Mais par la croix et l’amour, l’Époux sait unir à lui son Épouse avec tant de douceur et de force que rien ne peut plus les séparer. Dans la céleste Jérusalem, c’est en vertu d’une disposition d’amour permanente et immuable que les élus de Dieu occupent leur place bienheureuse, à l’honneur et à la gloire de la Trinité Sainte.
Disponuntur permansuri
Sacris aedificiis.
FIN.
R.-Th. Calmel, O. P. Itinéraires juillet 1971
Voici le texte de
l’Hymne de la Dédicace, selon le rite dominicain, à l’office des Vêpres et des Matines :
Urbs Jerusalem beata / Dicta pacis visio / Quae construitur in cælis / Vivis ex lapidibus / Et, Angelis coronata / Ut sponsata comite. / Nova veniens e caelo / Nuptiali thalamo, / Praeparata ut sponsata / Copuletur Domino. / Plateae et muri ejus / Ex auro purissimo / Portae nitent margaritis / Adytis patentibus, / Et virtute meritorum / Illuc introducitur / Omnis qui hoc Christi nomen / Hic in mundo premitur. / Tunsionibus pressuris / Expoliti lapides / Suis coaptantur locis / Per manus Artificis. / Disponuntur permansuri / Sacris aedificiis.
Ville de Jérusalem bienheureuse / Dénommée vision de paix / Qui se construit dans le ciel / Avec des pierres vivantes / A qui les Anges font une couronne
Comme à l’épouse le cortège des filles d’honneur. / Nouvelle et venue du ciel / Pour l’intimité des noces, / Préparée comme l’Épouse, / Qu’elle soit unie au Seigneur. / Ses parvis et ses remparts / Sont tout entiers d’or pur. / Resplendissante de pierres précieuses, les portes / Sont ouvertes à deux battants sur le sanctuaire, / Et par la vertu de ses mérites / C’est là que pénètre / Celui qui pour le nom du Christ / Supporte de souffrir ici-bas. / A grands coups taillées par le ciseau / Et polies à merveille, les belles pierres / Sont placées chacune en son lieu / Par la main du Maître d’œuvre. / Elles sont disposées pour demeurer sans fin / Dans l’édifice de toute sainteté.