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Le ralliement pour les nuls
par baudelairec2000 2016-06-30 23:55:45
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Retour sur une conférence de Roberto de Mattei et lecture d'un ouvrage plus que contestable.



Le 13 avril dernier, Roberto de Mattei était venu présenter à Paris ce qui était son dernier livre, Le ralliement de Léon XIII. L’échec d’un projet pastoral (éd. du Cerf).

Signalons d'autres livres à lire sur la question :

Philippe Prévost, L’Eglise et le ralliement ou l’histoire d’une crise (CEC, 2001, 437 p.)

Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français aux lendemains du Ralliement. 1890-1902, Honoré Champion, 2012.

R.P. Lecanuet, Les premières années du pontificat de Léon XIII, 1878-1894, Félix Alcan, 1931.

D’emblée, Philippe Maxence nous prévenait que les questions qui seraient posées à la suite de la conférence pouvaient ne pas se limiter au ralliement lui-même mais devraient porter de préférence sur la situation actuelle de l’Eglise. Ce qui signifie que la situation actuelle est la conséquence du ralliement ; hypothèse intéressante, mais qui reste à démontrer.

Michel de Jaeghere, quant à lui, introduit la conférence en évoquant les limites du ralliement de Léon XIII. Le ralliement serait une suite de trois malentendus : malentendu sur le terme de République, malentendu sur la laïcité, malentendu enfin sur le monde moderne. Et, pour le directeur des Figaro Hors-Série, c’est l’occasion de dénoncer le triptyque Liberté-Egalité-Fraternité ; dénonciation certes justifiée, mais maintes fois entendue.

Vient enfin le tour de Roberto de Mattei. On passe enfin aux choses sérieuses…


La question des Etats pontificaux :

Le ralliement s’expliquerait par la volonté de Léon XIII de récupérer les Etats Pontificaux ; influencé par le francophile Rampolla, le pape aurait marchandé la renaissance de son pouvoir temporel en Italie contre la reconnaissance du nouveau régime français et le ralliement des catholiques à la IIIe République. Avouons-le : l’hypothèse est séduisante, cela ressemblerait assez bien à Léon XIII, expert en diplomatie, ici quelque peu tordue, mais nous attendons les preuves ; l’éditeur nous annonce que l’ouvrage s’appuie sur l’exploitation des Archives sécrètes du Vatican… mais nous sommes restés sur notre faim ; sur ce point, je rejoins Yves Chiron dans sa critique de l’ouvrage (Aletheia, 3 mai 2016).

Citation de l’ouvrage de Mattei : « Le ralliement s’était donné pour objectif premier de résoudre la « question romaine ». Mais sur le plan international, la « stratégie française » élevée, comme le souligne L. Koelliker, en « étoile polaire » de la politique vaticane eut pour résultat l’isolement du Saint-Siège dans sa revendication du pouvoir temporel pontifical.

A travers l’accord avec la IIIe République, Léon XIII et son secrétaire d’Etat se proposaient de mettre en difficulté le royaume d’Italie, imaginant la possibilité d’une chute de la monarchie de Savoie et d’une réaffirmation politique de la papauté. La main tendue aux républicains français introduit cependant chez les catholiques italiens l’idée d’un compromis possible avec l’Etat moderne, même quand il se présentait comme anticlérical. L’Italie d’Umberto Ier était tout aussi laïque que la IIIe République française et l’opinion publique catholique ne comprenait pas pourquoi le ralliement qu’on voulait réaliser en France était inapplicable en Italie, d’autant plus que les souverains de Savoie pratiquaient une politique d’ouverture à l’Eglise, dont ils avaient besoin pour arrêter l’avancée des partis socialiste républicains.

Dom Besse, dans son étude sur le ralliement, a bien observé : ‘Léon XIII a préconisé le ralliement à la République française. Mais il est un autre ralliement dont il ne voulait à aucun prix : celui qui menaçait d’entraîner les catholiques italiens vers le Quirinal. Or, qu’est-il arrivé ? Ce que Léon XIII prévoyait, ne voulait pas. Le ralliement à la République française, voulu par lui, n’a pas sauvé le catholicisme en France, il a pauvrement échoué. L’espoir qu’il avait d’écarter ainsi toute alliance franco-italienne s’est changée en une amère déception. Cette alliance devant laquelle est venue se briser toute l’action politique de son pontificat, s’est préparée et conclue, presque sous ses yeux, avant sa mort. Elle a empoisonnée les derniers mois de son existence. »
Cf. « Le pontificat de Léon XIII : renaissance du Saint-Siège ? » (EFR, n° 368, 2006), contribution de Laurent Koelliker, dans l’ouvrage collectif Léon XIII et la question romaine : entre Triple alliance et alliance franco-russe.

On aurait aimé que l’orateur ce soir-là nous en dise davantage sur l’invasion des Etats pontificaux par les troupes italiennes, une occupation que déplorait Léon XIII, dès le début de son pontificat, en ces termes :

« C'est pourquoi, pour maintenir avant tout, autant qu'il est en Notre pouvoir, les droits de la liberté de ce Saint-Siège, Nous ne cesserons jamais de combattre pour conserver à Notre autorité, l'obéissance qui lui est due, pour écarter les obstacles qui empêchent la pleine liberté de Notre ministère et de Notre puissance, et pour obtenir le retour à cet état de choses où les desseins de la divine Sagesse avaient autrefois placé les Pontifes Romains. Et ce n'est ni par esprit d'ambition, ni par désir de domination, Vénérables Frères, que Nous sommes poussé à demander ce retour ; mais bien par les devoirs de Notre charge et par les engagements religieux du serment qui Nous lie : Nous y sommes en outre poussé, non seulement par la considération que ce principat Nous est nécessaire pour défendre et conserver la pleine liberté du pouvoir spirituel, mais encore parce qu'il a été pleinement constaté que, lorsqu'il s'agit du Principat temporel du Siège Apostolique, c'est la cause même du bien public et du salut de toute la société humaine qui est en question, il suit de là que, à raison du devoir de Notre charge, qui Nous oblige à défendre les droits de la Sainte Eglise, Nous ne pouvons Nous dispenser, de renouveler et de confirmer dans cette lettre les déclarations et les protestations que Notre prédécesseur Pie IX, de sainte mémoire, a plusieurs fois émises et renouvelées, tant contre l'occupation du pouvoir temporel que contre la violation des droits de l'Eglise Romaine. Nous tournons en même temps Notre voix vers les princes et les chefs suprêmes des peuples, et Nous les supplions instamment, par l'auguste nom du Dieu très puissant, de ne pas repousser l'aide que l'Eglise leur offre dans un moment aussi nécessaire d'entourer amicalement, comme de soins unanimes, cette source d'autorité et de salut, et de s'attacher de plus en plus à elle par les liens d'un amour étroit et d'un profond respect (Inscrutabili, 21 avril 1878, Actes de Léon XIII, t. I, p. 17) ».

Qu’on nous permette sur le sujet deux remarques : la première portera sur les Etats pontificaux, la seconde sur la diplomatie de Léon XIII.

A/ Première remarque : L’existence d’un pouvoir temporel est présenté ici par Léon XIII comme nécessaire, d’une part, à la défense et à la conservation de la pleine liberté du pouvoir spirituel, et, d’autre part, à la survie de la société humaine, d’autant plus que ces Etats pontificaux correspondraient à un dessein de la divine Providence. Qu’en penser ?

Les Etats pontificaux et le droit divin

L’historien de la période franque ne peut qu’être dubitatif devant cette justification des Etats pontificaux par le droit divin. Un rappel rapide pour comprendre la naissance de ces Etats.

1/ La préhistoire des Etats pontificaux

Laissons la parole à un spécialiste de la diplomatique, Olivier Guyotjeannin (article « Etats pontificaux », dans le Dictionnaire historique de la papauté, Fayard, 1994) : « Encombrée de faux, gênée par de nombreuses lacunes, guettée par les anachronismes et les contresens lexicographiques, la préhistoire des Etats du Saint-Siège a été restituée grâce aux multiples études menées, en particulier en Allemagne, sur les Carolingiens, mais aussi depuis quelques décennies grâce à une meilleure approche des rapports entre Rome et Byzance aux VIIe-VIIIe s. Si des zones d’ombre demeurent, on peut restituer à grands traits l’évolution qui amène, dans la seconde moitié du VIIIe s., un souverain pontife, depuis longtemps principale source d’autorité et d’interventions dans le domaine de l’administration de la Ville (comme du reste de nombreux évêques occidentaux de l’époque), à se substituer à une autorité publique( byzantine, c.a.d. impériale) totalement défaillante aux alentours. Le premier duc de Rome, délégué de l’exarque de Ravenne, est nommé en 592 ; le dernier cité apparaît en 756 ; de nombreux indices montrent qu’il est déjà dans l’orbite du pouvoir pontifical (l’oncle du pape Adrien Ier a été duc, puis primicier de l’Eglise romaine ; le duc Eusthatius de 756 est ensuite attesté dans une ambassade du pape Etienne II). Sans aucune reconnaissance officielle, le duché de Rome vient ainsi se fondre dans le « Patrimoine » de saint Pierre, alors même que la correspondance pontificale, dès Grégoire III et Zacharie, voit fleurir les expressions (populus peculiaris sancti Petri, terra sancti Petri, respublica Romanorum) traduisant la prise en charge par le pape d’une autorité publique effective et exclusive sur la ville de Rome et ses alentours. Cette zone recouvre grossièrement l’actuel Latium ; ce noyau primitif des Etats pontificaux est encore appelé par la chancellerie pontificale du XIIIe s. ortus deliciarum Ecclesiae. »


2/ L’entrée en scène des Francs

En 754, nous apprend la Clausule sur l’onction de Pépin, le pape Etienne II vint à Saint-Denis pour oindre et bénir au nom de la Sainte Trinité Pépin, le roi des Francs et le patrice de Rome, ainsi que ses fils Charles – le futur Charlemagne – et Carloman. « En la même église et le même jour, le susdit pontife a béni… Bertrade - Berthe aux grands pieds – l’épouse du très brillant roi, et en même temps, il a confirmé de sa bénédiction… les principaux grands parmi les Francs et les a tous liés par… loi d’excommunication à ne jamais oser désormais élire un roi issu d’une autre souche. »

Il s’agit pour Pépin d’un nouveau sacre ; le premier en effet eut lieu à Soissons en 751, il consacra l’accession d’un pippinide à la royauté, au détriment du dernier représentant de la dynastie mérovingienne. Il ne concernait que la personne de pépin. Le sacre de Saint-Denis, trois ans plus tard, fonde une nouvelle dynastie et consacre les droits de la nouvelle royauté franque. Pourquoi le pape Etienne II prit-il de tels engagements en faveur de Pépin et de ses successeurs ? « Une part de l’explication est fournie par les intérêts de la papauté qu’Etienne II, en la première partie de son voyage, avait fait reconnaître par Pépin, et qui expliquent la finalité du titre de patrice conféré par Etienne II au roi franc et à ses deux fils. Une autre part d’explication tient, d’une manière plus large, à l’évolution du statut de l’Eglise de Rome qui s’aperçoit depuis les précédentes décennies et qui s’accomplit à partir de 754.

C’est dans le Liber Pontificalis (I, p. 446-448) que l’on trouve la meilleure description des intérêts que le pape était venu défendre, dans le récit du voyage qu’on a inclus, peu après sa mort, dans la notice du pape Etienne II… Etienne obtenait par un serment de principe que Pépin fit en sorte que tout ce que les Lombards avaient réussi à prendre, qu’il s’agisse, en Italie, de terres relevant de l’empereur (comme l’exarchat de Ravenne), ou de possessions de l’Eglise de Rome, fût « restitué » au pape. Le serment prêté en ce sens par Pépin aboutissait à assurer la papauté de la sauvegarde de toutes ces possessions, en lui permettant d’établir sur celles-ci une véritable domination politique. Les accords passés entre Pépin et Etienne sont donc à l’origine de ce que l’on appelle les Etats pontificaux : à cette réserve près, tout de même notable, que Pépin fut loin d’accomplir tous ses engagements et que, de surcroît, il ne manquera pas, dans les rangs des Francs, de son vivant, et plus encore, après sa mort, d’opposants à cet engagement romain. Le service que Pépin rendait ainsi au pape était néanmoins considérable. Etienne II, par les sacres de Saint-Denis, n’a pas été de reste. Il est évident que c’est cette tâche de défense de l’Eglise romaine qui était en cause dans la désignation comme patrice des Romains de Pépin et de ses fils, manifestée lors du sacre (Olivier Guillot, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale, t. I, p. 104).

Sur cette question, nous ne saurions trop renvoyer à l’ouvrage d’un spécialiste de cette époque et de ces questions, l’abbé Louis Duchesne, Les premiers temps de l’Etat pontifical (1898).

On vient de le voir, « Pépin doit s’engager par serment à restituer à la papauté des territoires en Italie, que l’on présente comme ayant toujours appartenu à Rome, ce qui n’est pas le cas, et à en garantir la possession. Ce fut sans doute à cette occasion que fut composée dans l’entourage du pontife, afin de mieux justifier ce droit, un document –donation d’après lequel l’empereur Constantin aurait abandonné à Sylvestre II la souveraineté sur la péninsule ainsi que sur la partie occidentale de l’Empire et lui aurait reconnu la primatie sur les sièges patriarcaux d’Antioche, Alexandrie, Constantinople et Jérusalem, faisant de lui le véritable chef de l’Eglise, et le souverain politique de l’Occident, revêtu d’ailleurs des insignes impériaux ( Marcel Pacaut, La théocratie, p. 36). »

Qu’il faille donner dans la diplomatie pour faire reconnaître le patrimoine de Saint Pierre, pourquoi pas ? Qu’il ait fallu faire appel à un faux pour justifier ses droits, on nous permettra d’être plutôt sceptique sur le procédé retenu. La fausse donation de Constantin permit en effet à la papauté de s’émanciper par rapport au pouvoir politique et d’affirmer des prétentions hiérocratiques (hiérocratie : gouvernement des prêtres) qui culmineront lors de la Réforme grégorienne.

Evidemment, dans les années 1880-1890, le contexte est totalement différent : l’Eglise est attaquée de toutes parts, elle voit dans l’occupation des Etats pontificaux une menace pour sa liberté. Mais le pape devait-il, pour autant, dans une affaire temporelle, rappeler les « desseins de la divine Sagesse » ? Contentons-nous, pour conclure cette partie, de citer Léon XIII lui-même dans son encyclique Au milieu des sollicitudes :

« Quelle que soit la forme des pouvoirs civils dans une nation, on ne peut la considérer comme tellement définitive qu'elle doive demeurer immuable, fût-ce l'intention de ceux qui, à l’origine, l’ont déterminée. Seule, l'Eglise de Jésus-Christ a pu conserver et conservera sûrement jusqu'à la consommation des temps, sa forme de gouvernement. Fondée par celui qui était, qui est, et qui sera dans les siècles, elle a reçu de lui, dès son origine, tout ce qu'il lui faut pour poursuivre sa mission divine à travers l'océan mobile des choses humaines. Et, loin d'avoir besoin de transformer sa constitution essentielle, elle n'a même pas le pouvoir de renoncer aux conditions de vraie liberté et de souveraine indépendance, dont la Providence l'a munie dans l'intérêt général des âmes (p. 117). »

En quoi, alors, les Etats pontificaux, dont a vu les origines purement politiques, échapperaient-ils au caractère transitoire qui s’attache à tout pouvoir politique ? J’ai cru comprendre que Léon XIII avait renoncé aux Etats Pontificaux en 1900 ; alors pourquoi avoir dépensé autant d’énergie (20 ans !),surtout en France, pour arriver à cette capitulation ?

2/ Deuxième remarque : Léon XIII diplomate

Elle concerne le travail diplomatique de Léon XIII en direction des princes et chefs des peuples afin qu’ils ne repoussent pas l’aide que leur propose l’Eglise pour asseoir davantage leur autorité et qu’en retour ils manifestent leur amour et leur respect à l’égard de la gardienne de la civilisation et du pouvoir. Il me semble qu’on peut, sans crainte de se tromper, voir là un début de reconnaissance des pouvoirs hostiles à l’Eglise, issus pour la plupart des principes de la Révolution française.

Dans Diuturnum illud, le pape semble croire, que les pouvoirs constitués ne disposent, en face de ces monstres effroyables que sont le communisme, le socialisme et le nihilisme – Léon XIII refuse d’ailleurs de voir que ces erreurs sont générées par ces régimes - « d'aucun remède propre à remettre l'ordre dans la société, la paix dans les esprits. On les voit s'armer de la puissance des lois et sévir avec vigueur contre les perturbateurs du repos public; certes, rien n'est plus juste, et pourtant ils feraient bien de considérer qu'un système de pénalités, quelle qu'en soit la force, ne suffira jamais à sauver les nations. ‘ La crainte, comme l'enseigne excellemment saint Thomas, est un fondement infirme ; vienne l'occasion qui permet d'espérer l'impunité, ceux que la crainte seule a soumis se soulèvent avec d'autant plus de passions contre leurs chefs que la terreur qui les contenait jusque-là avait fait subir à leur volonté plus de violence. D'ailleurs, trop d'intimidation jette souvent les hommes dans le désespoir, et le désespoir leur inspire l'audace et les entraîne aux attentats les plus monstrueux ‘. Tout cela est la vérité même, et l'expérience ne nous l’a que trop prouvé. Il faut donc invoquer un motif plus élevé et plus efficace pour obtenir l'obéissance, et se bien persuader que la sévérité des lois demeurera sans effet, tant que le sentiment du devoir et la crainte de Dieu ne porteront pas les hommes à la soumission. C'est à quoi la religion, mieux que toute autre puissance sociale, peut les amener par l'action qu'elle exerce sur les esprits, par le secret qu'elle possède d'incliner les volontés mêmes ; par là seulement les sujets en viendront à contracter avec ceux qui les gouvernent des liens, non plus seulement de déférence, mais d'affection, ce qui est, pour toute collection d'homme, le meilleur gage de sécurité (p. 157). »

Ce message de paix fut bien sûr adressé avec le succès que l’on sait aux autorités françaises. D’ailleurs, quelques jours avant la publication de l’encyclique Au milieu des sollicitudes (dès le 20 février), Léon XIII déclare à l’un des rédacteurs du Petit Journal :

« Mon désir est que la France soit heureuse ; c’est une nation dont l’esprit est vif et la caractère généreux ; si quelquefois elle ne suit pas le chemin le plus droit, le plus conforme à ses intérêts, elle répare vite ses fautes, dès qu’elle voit bien la vérité… Je regrette seulement que jusqu’ici les personnes haut placées n’osent pas reconnaître publiquement, comme il conviendrait, les efforts que je fais pour la paix et la prospérité de votre noble nation, que je regarde toujours comme la fille aînée de l’Eglise. »

La diplomatie de Léon XIII passait donc par l’irénisme et un aveuglement total par rapport aux changements radicaux qui avaient été opérés en France depuis un siècle : comment peut-on toujours considérer la France comme la fille aînée de l’Eglise alors qu’elle est dirigée par des laïcistes sinon prêts à tout instant à en découdre avec l’Eglise, du moins acharnés à déchristianiser méthodiquement cette terre de chrétienté, ou ce qui en subsistait après la tourmente révolutionnaire ? Il n’y a qu’à faire le bilan législatif des vingt premières années de la IIIe république pour constater l’ampleur des dégâts.

D’autres murmurent que Léon XIII, devant l’échec de son ouverture face au gouvernement français, caressait l’espoir d’amadouer de l’autre côté du Rhin Bismarck qui, après avoir mis en œuvre, dans les années 1870, une politique à peine moins hostile que celle de la France, le Kulturkampf, songerait, sous la pression du Centre, à pactiser avec le nouveau pape. C’est une autre histoire. Guillaume Ier et Guillaume II avaient probablement des dispositions qui leur permettaient de répondre positivement aux offres de paix de Léon XIII (Encyclique Jampridem du 6 janvier 1886).



L’aveuglement des nôtres



Mais ce n’est pas là le plus important : le ralliement, c’est ce que l’on veut nous faire comprendre, est une « manœuvre circonstancielle » qui n’a rien à voir avec la doctrine contenue dans les documents des quatorze premières années du pontificat. Toujours cette prétendue rupture entre la doctrine et la pastorale ! Il y aurait donc selon Roberto de Mattei et ceux qui l’entouraient à la tribune une discontinuité entre le magistère des encycliques, comme Immortale Dei, Diuturnum illud ou Libertas, et l’enseignement circonstanciel de documents dont l’objet fut de promouvoir une politique de ralliement – l’encyclique Au milieu des sollicitudes étant le document emblématique de cette politique, document dont il fut à peine fait mention dans la conférence, tant les organisateurs, pour ainsi dire, s’étaient focalisés sur les conséquences du ralliement dans l’histoire de l’Eglise au XXe et au XXIe s. Ce que nous accepterions sans peine si l’auteur et ses acolytes se donnaient la peine de démontrer. Mais dénoncer les conséquences désastreuses du Ralliement est une chose, en déceler les causes en est une autre, entreprise que notre famille de pensée, issue en grande partie de l’Office international de la Rue des Renaudes et dépendante de la doctrine sociale de l’Eglise, un corpus développé par Jean Ousset, se refuse de faire. Alors qu’il est possible, nous martèle-t-on – et Michel de Jaeghère ne manqua pas de le faire, car c’est un principe a priori incontournable de la pensée contre-révolutionnaire - d’opposer les « bons » papes (Pie X et Pie XII) aux « mauvais » papes (Léon XIII et Pie XI), il nous serait interdit d’opposer le magistère de Léon XIII précédant le Ralliement à la stratégie de ce même Ralliement. Oui, vous avez bien entendu, Léon XIII est schizophrène… Il faut quand même avouer que moins de 10 pages, 8 je crois, consacrées au corpus leoninum, censées rendre compte des premières encycliques de léon XIII, c’est très peu, et on se dit que l’auteur a dû passer à côté de choses fort intéressantes pour notre sujet ; mais non, que voulez-vous, il préfère s’attarder sur le prestige de la papauté et le goût des cérémonies, mettre l’accent sur une encyclique qui n’a pas de rapport avec le sujet Aeterni Patris sur la restauration du thomisme ! Ces bons vieux clichés…

Lorsqu’il écrit l’encyclique Au milieu des sollicitudes, sur les rapports de l’Eglise et de l’Etat dans les temps actuels, document daté du 16 février 1892, Léon XIII - défense de rire, voire de ricaner - ne se rappellerait donc plus ce qu’il a bien pu écrire au cours de ses premières années de pontificat en matière de politique ; il est évident que, si vous vous abstenez de réfléchir, ce qui nous est implicitement conseillé de faire, il n’y a aucune solution de continuité entre d’une part des encycliques sur l’origine du pouvoir politique (Diuturnum illud, 29 juin 1881), sur la constitution chrétienne des Etats ( Immortale Dei, 1er décembre 1885) ou sur les principaux devoirs civiques des chrétiens (Sapientiae christianae, 10 janvier 1890), documents au côté desquels on doit ranger Nobilissima Gallorum gens (8 février 1884), et des textes, d’autre part, comme Au milieu des sollicitudes et le document adressé aux évêques de France qui suivra de quelques semaines, Notre consolation.

Je me souviens que dans la première moitié des années 1990 une revue légitimiste, de peu d’importance, je le concède, Continuité, avait osé publier quelques articles d’un certain Philippe Salvan mettant en cause l’orthodoxie du magistère de Léon XIII, notamment dans ce document capital sur la question ouvrière qu’est Rerum Novarum (1891). Pour avoir eu l’audace d’affirmer qu’il y avait une rupture entre Léon XIII et l’enseignement traditionnel des papes en matière politique, le directeur de la revue reçut une condamnation sans appel des autorités de la Fraternité Saint Pie X. Non, le magistère avant Jean XXIII ne peut errer ; on nous autorise tout au plus à critiquer la politique de Ralliement de Léon XIII, la condamnation de l’Action Française par Pie XI, mais « de grâce ne touchez pas au magistère », infaillible, cela va de soi. Ce soir-là, la consigne en direction des sceptiques était la suivante : « Circulez, il n’y a rien à voir. »

Dois-je rappeler à nos chers catholiques conformistes qui ont absorbé des pans entiers du magistère social et politique, mis en forme par Ousset et ses disciples, comme d’autres ont appris leur catéchisme, que les pères du concile n’appartiennent pas à une génération spontanée, qu’une bonne partie d’entre eux a été nommée par Pie XII et Pie XI ? Qu’on arrête par conséquent de nous répéter qu’il y eut les bons papes et les autres qui firent le concile ; cela nous évitera avant tout la thèse du complot… Pie XII, dont on se délecte tant dans le milieu, n’est-il pas l’auteur d’un radio-message (Noël 1944) délirant sur la démocratie ?

Le problème est que les auteurs, dans le milieu, se contentent de répéter ce que leurs prédécesseurs avaient présenté comme des vérités incontournables, au lieu d’aller vérifier dans les textes le bien fondé de leurs affirmations. Le problème est encore que, par facilité, je ne peux croire que cela soit de la paresse, nos auteurs n’ont pas lu les textes dont ils proclament l’orthodoxie ; peut-on se fier en effet à quelqu’un qui d’une part ne cite ni Au milieu des sollicitudes ni Notre Consolation et ne veut pas en présenter, du moins succinctement, le contenu, et qui, d’autre part, est tout juste capable de vous citer du magistère antérieur de Léon XIII Humanum Genus (1884) sur les francs-maçons, peut-être parce que cela va dans le sens de la thèse du complot, et Aeterni Patris sur la restauration de la philosophie chrétienne selon l’esprit de saint Thomas, le docteur Angélique ? Nous reconnaissons aisément à propos de ce dernier document qu’il fut indubitablement l’acte de naissance du thomisme. Pour la renaissance de la pensée de saint Thomas, quant au texte de saint Thomas, il nous faudra encore patienter…


Le ralliement en quelques lignes (en attendant d’autres développements déjà bien avancés)

Pour en revenir au ralliement, M. Chiron s’étonne de ce que le pape n’ait pas employé le terme. Comment aurait-il pu employer un terme aussi péjoratif ?

La politique du Ralliement de Léon XIII se trouve contenue dans un document daté du 16 février 1892, une encyclique rédigée en français et dont les premiers mots sont « Au milieu des sollicitudes ». L’encyclique paraît dans la « bonne presse » catholique le 20 février, et elle est précédée par la parution le 17 février dans le Petit Journal d’un entretien du pape à un de ses rédacteurs, Ernest Judet, qui se trouvait à Rome en ce mois de février 1892. Nous en avons déjà cité un extrait ; elle résume assez bien l’état d’esprit de l’encyclique :

« Je fais le vœu – et j’agis en conséquence, malgré les résistances – que les divisions cessent, et qu’il n’y ait plus chez vous de querelles stériles qui vous affaiblissent.

Je suis d’avis que tous les citoyens doivent se réunir sur le terrain légal. Chacun peut garder ses préférences intimes ; mais, dans le domaine de l’action, il n’y a que le gouvernement que la France s’est donné.

La République est une forme de gouvernement aussi légitime que les autres.

Les Etats-Unis, qui sont en république, malgré les inconvénients qui dérivent d’une liberté sans borne, grandissent tous les jours, et l’Eglise catholique s’y est développée sans avoir de lutte à soutenir contre l’Etat. Ces deux puissances s’accordent très bien, comme elles doivent s’accorder partout, à la condition que l’une n’empiète pas sur les droits de l’autre. La liberté est bien réellement là-bas le fondement des rapports entre le pouvoir civil et la conscience religieuse.

L’Eglise réclame, avant toute autre chose, la liberté ; ma voix autorisée doit être entendue, pour que son but et son attitude ne soient plus dénaturés par des attaques mal fondées.

Ce qui lui convient aux Etats-Unis lui convient, à plus forte raison, dans la France républicaine.

Je tiens à tous les Français qui viennent me voir le même langage indistinctement ; je souhaite qu’il soit connu de tous. Je regrette seulement que jusqu’ici les personnes haut placées n’osent pas reconnaître publiquement, comme il conviendrait, les efforts que je fais pour la paix et la prospérité de votre noble nation, que je regarde toujours comme la fille aînée de l’Eglise. »

On retrouve dans cet entretien les grands thèmes qui étaient contenus, plus ou moins développés, dans les encycliques précédentes sur le pouvoir et les préoccupations exprimées dans l’encyclique adressée aux Français : nécessité de l’union pour contrer les manœuvres de l’adversaire, adversaire que l’on refuse d’identifier à la République, puisque la république est un régime aussi légitime que les autres – la preuve de son innocence, le pape la trouve aux Etats-Unis. Il y a donc moyen de s’entendre sur le plan légal avec les Républicains, la condition d’un accord entre les deux puissances – le pape ne parle pas de pouvoirs – passant par un respect mutuel de leurs droits.

En effet, dans « Au milieu des sollicitudes », Léon XIII rappelle que « tous les catholiques sont tenus de s’allier pour maintenir dans la nation le sentiment religieux vrai, et pour le défendre contre l’athéisme. » Le pape se trompe sur la nature de l’ennemi parce qu’il se trompe sur la nature du pouvoir que l’Eglise en France a en face d’elle : il ne s’agit pas de la République au sens classique, res publica, correspondant au grec polis (la cité, L’Etat), expression fondamentale au cœur de la pensée politique traditionnelle ; d’ailleurs la république dans la typologie des différents régimes n’a jamais constitué un type de gouvernement ; rappelons qu’il y avait pour Platon, Aristote, Cicéron ou saint Thomas des gouvernements justes et des gouvernements injustes : royauté, aristocratie et politia ( gouvernement populaire pour Cicéron, démocratie restreinte au niveau d’une ville, d’un canton suisse) d’une part, tyrannie, oligarchie et démocratie (le régime de la liberté sans frein selon Platon). La République, à Rome, désigne un type d’Etat idéalisé qui a succédé à la royauté, synonyme de tyrannie. La république dans l’imaginaire politique renvoie à une constitution idéale parce que l’exercice du pouvoir y est tempéré par d’autres pouvoirs. La IIIe République désigne avant tout un type de constitution, nous en sommes à la Ve …

Mais le type de régime qu’elle abrite en son sein, c’est la démocratie, si bien décrite par Jean-Jacques Rousseau dans son Contrat social. Rousseau, le chantre du culte de l’individu : « l’homme est un tout parfait et solitaire » ; en d’autres termes, sur le plan ontologique, c’est un être parfait comme Dieu, un être qui se suffit à lui-même. Et le politique a pour mission d’inscrire dans l’histoire des hommes, au cœur des sociétés, cette souveraineté et cette incommunicabilité radicale de chacun. L’homme se faisant ainsi l’égal de Dieu, la religion de la transcendance est invitée à s’effacer devant l’athéisme de l’homme moderne. Et le pape n’a pas pris conscience de ces subtilités, si légères pour quelqu’un qui accepte de réfléchir quelques instants à la chose politique. Aussi on ne s’étonnera pas d’entendre Léon XIII énumérer les différents types de gouvernements qui se sont succédé en France depuis 1789 : empire, royauté et république. Il n’est pas question ici de démocratie, Léon XIII ignore sûrement qu’il y eut une déclaration des droits de l’homme, des préambules aux premières constitutions qui sont des références explicites à la souveraineté populaire. Que voulez-vous ? On ne peut pas être un bon stratège et en même temps connaître la réalité du terrain. Il suffit de se placer sur le « terrain légal », autrement dit de rester dans la légalité… Oui, vous avez bien lu, combattre l’athéisme, les athées, mais surtout ne pas remettre en cause le système monstrueux qui poursuit méthodiquement depuis les Lumières la déchristianisation de la France et de l’Europe.

C’est pourquoi le pape prend soin de protéger les pouvoirs établis car tout pouvoir vient de Dieu ; de plus chaque forme de pouvoir est bonne dans la mesure où elle tend vers le bien commun, « ne s’opposant pas par elle-même aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne. » Les victimes de la violence anti-chrétienne de ces années-là ont dû apprécier ces considérations. Les catholiques français, contrairement à leurs voisins italiens, doivent reconnaître et accepter la République :

« Des monarchies colossales s’écroulent ou se démembrent, comme les antiques royautés d’Orient et l’Empire romain ; les dynasties supplantent les dynasties, comme celle des Carolingiens et des Capétiens en France. Aux formes politiques adoptées, d’autres formes se substituent, comme notre siècle en montre de si nombreux exemples. Ces changements sont loin d’être toujours légitimes ; il est même difficile qu’ils le soient. Mais, au-dessus de ces transformations subsiste une loi stable [Léon XIII devient sociologue] : le criterium suprême du bien commun et de la tranquillité publique impose l’ACCEPTATION DE CES NOUVEAUX GOUVERNEMENTS, établis à la place des gouvernements antérieurs, qui en fait ne sont plus. »

Admettons qu’on doive se coucher devant le « fait accompli », mais ce régime, la République, persécute l’Eglise, il est à l’origine de lois antichrétiennes, à peine plus douces que celles de la Révolution Française. Le pape répond dans sa célèbre encyclique par une distinction, l’oracle des temps modernes : une distinction entre les pouvoirs établis et la législation :

« Qu’en France, depuis plusieurs années, la législation soit hostile à la religion, c’est l’aveu de tous… Et voilà précisément le terrain sur lequel, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s’unir comme un seul homme, pour combattre par tous les moyens légaux et honnêtes les abus progressifs de la législation. LE RESPECT QUE L’ON DOIT AUX POUVOIRS CONSTITUES NE SAURAIT L’INTERDIRE : il ne peut imposer ni le respect, ni beaucoup moins l’obéissance sans limites, à toute mesure législative quelconque, édictée par ces mêmes pouvoirs. »

Comment ne pas comprendre que la législation est liée à ceux qui l’élaborent, qu’elle est dépendante du type de régime dans lequel ils oeuvrent.

Il est évident qu’un mauvais régime aura tendance à promouvoir des lois injustes, dois-je rappeler à mes concitoyens l’exemple de quelques lois scélérates de ces quarante dernières années ? Un bon régime s’efforcera, parce qu’il vise le bien commun, de développer une législation conforme à la justice. Cela est valable pour la philosophie politique classique ; avec ce grand penseur politique qu’est Léon XIII, il ne saurait y avoir de mauvais régimes, tous sont bons ; en revanche, c’est la législation, décidée par des ennemis de la religion, qui devient mauvaise et que l’on peut dès lors combattre, mais avec « les moyens légaux et honnêtes ».

La mise en garde est implicitement adressée aux nostalgiques de l’Ancien régime et les intransigeants de tous bords qui répandaient, dans leur organe de presse, leur doctrine de division et de haine contre la politique de Léon XIII et de Rampolla. Bientôt, les catholiques seront invités à faire taire leurs préférences politiques pour faire bloc derrière le pape qui entend bien leur imposer ses vues, tout comme les évêques de France réduits au silence les uns après les autres parce que condamnés par Rome. Réduit à l’inertie en Italie, Léon XIII s’était découvert des compétences de l’autre côté des Alpes…

Dernier point de l’encyclique : la défense du système concordataire en France, car Léon XIII redoutait la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le temps me manque pour aborder la question du Concordat et de ses supposés bienfaits ; le jugement de dom Besse sur le sujet est sans appel. Cependant Léon XIII ne craignait rien tant que cette dénonciation unilatérale du Concordat par le gouvernement de la IIIe République. Il craignait moins les agents de la secte maçonnique et laïcarde que ces intransigeants –légitimistes ou bonapartistes – qui, par leur attitude cassante, auraient pu amener la rupture du Concordat vingt ans plus tôt. L’histoire nous montre que, malgré les services rendus à la cause républicaine par Léon XIII et ses thuriféraires. La République, dans sa grande bonté, c’est-à-dire pleine de reconnaissance, procéda quelques années plus tard, sous le pontificat de Pie X, à cette séparation.

Le pape n’en avait pourtant pas fini avec ses directives sur le ralliement. Le 3 mai 1892, une lettre, écrite également en français, fut envoyée aux six cardinaux français, dont le cardinal Lavigerie. Dans ce document de cinq pages, Léon XIII déplorait les attaques parfois sectaires venant de certains catholiques récalcitrants, attaques dont l’encyclique Au milieu des sollicitudes avait fait l’objet. Il entend poursuivre dans la voie qu’il a ouverte quelques mois plus tôt :

« Lors donc que, dans une société, il existe un pouvoir constitué et mis à l’œuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. C’est pour ces motifs et dans ce sens que nous avons dit aux catholiques français :

Acceptez la République, c’est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous ; respectez-là ; soyez lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu. »

A peu de choses près, c’est ce qu’écrivait candidement Rodolphe sur le Forum dans un fil consacré à la candidature d’Alain Escada « De tout temps les chrétiens se sont adaptés aux réalités politiques du moment (Empire, Royauté, Démocratie) et s'en sont plutôt bien sortis avec l'aide de Dieu. » Le problème, mon brave Monsieur, c’est quand on ne définit pas et qu’on refuse de voir la réalité qui vous fait face, qu’on risque de s’en prendre une en pleine figure… faute d’avoir pesé suffisamment les risques. Et le retour en pleine tronche pour les artisans du Ralliement, ce fut la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Laissons pour l’instant une conclusion provisoire à Paul de Cassagnac, journaliste (L’Autorité) et homme politique, inventeur de « La Gueuse » et contempteur de la « République de droit divin » : « Pour accepter la République, nous attendrons le jour où elle aura rassuré en nous et le Français et le Catholique. »


Fantaisies

Une chose m’agace pourtant encore - et je ne peux m'arrêter là, tant je me fais plaisir - dans certains propos relevés au fil des réactions quant à la participation ou non des catholiques aux élections : le mépris, rien moins qu’une attitude offusquée, dont certains font preuve par rapport aux positions royalistes. Ceux-ci à en croire Parfu – qu’il sache que je n’irai pas le provoquer en duel, bien qu’il le mérite – la victoire de la IIIe République laïciste et antichrétienne serait dû au refus des monarchistes de prendre part aux élections depuis la chute du Second Empire, attitude ô combien suicidaire. Je laisse la parole une fois deplus au père Lecanuet:

« Tous les anciens partis sont définitivement vaincus par les républicains. Aucun espoir de restauration ne subsiste ; le courant qui entraîne la France vers la République grandit tous les jours et devient irrésistible. Cela étant, pourquoi les légitimistes s’obstinent-ils à poursuivre un idéal irréalisable ? C’est sur un autre terrain qu’ils devraient se placer, celui du triomphe des intérêts religieux. Qu’ils reconnaissent le fait de la transformation, sans perspective de changement, de la France en une République, et qu’ils acceptent franchement cette transformation. Autour des questions religieuses et pour leur défense, se peuvent unir, sans blessure pour aucun d’eux, quelle que soit leur origine, quels que soient les sentiments qui, d’ailleurs, les divisent. » Tels étaient les propos que le nouveau nonce apostolique, Mgr Czacki, la voix de son maître, auraient tenus en octobre 1879 au représentant du comte de Chambord. Oui, nous avons bien lu le message du nonce qui relaie la pensée du pape : la République avance chaque jour un peu plus, prenez le train en marche, ne restez pas sur le bord de la route ! Et dire que je croyais le Christ quand il recommandait d’être dans le monde et de ne pas être du monde.

Appliquons de telles consignes pratiques à notre situation actuelle : devrions-nous devenir libéraux, mondialistes, adeptes du gender et imiter nos contemporains quand ceux-ci pourraient, et ils sont pourtant de plus en plus nombreux – c’est l’effet d’entraînement - avoir l’envie de concubiner, forniquer jusqu’avec une personne du même sexe ? Le nombre ne constitue pas la vérité, la sociologie ne remplace pas la norme… Le chrétien doit vivre différemment, la politique du chien crevé au fil de l’eau, nous la laissons à d’autres qui s’en accommoderont, nous n’en doutons pas.

A l’occasion du retour de Mgr Czacki à Rome, le Gaulois pouvait ironiquement écrire :

« M. Grévy vient de faire remettre à Mgr Czacki la grand’croix de la Légion d’honneur. Jamais nonce n’a mieux mérité cette distinction du gouvernement qui la lui a conférée. Malheureusement pour elle, la République va perdre ce collaborateur précieux (édition du 23 août 1882). »

Quelques semaines plus tard, à propos de son successeur, Mgr di Rende, le même journal écrit : « Il est jeune, il a beaucoup voyagé, et en France également, et sa santé est florissante ; très conciliant aussi. Sans doute, il est envoyé pour suivre la même politique, pour jouer le même air,… mais pour le jouer mieux, pour le jouer non plus à la polonaise, mais à l’italienne (éd. du 26 septembre 1882). »

J’aurai préféré, disons-le tout net, si j'avais vécu à cette époque, me situer dans le camp des « intransigeants », lecteur du Gaulois, plutôt que dans celui de ceux qui déploraient que la bienveillance du pape ne fût que rarement payée de retour. Le journal L’Univers avait raison de dénoncer les consignes du pape et d’une partie de l’épiscopat, visant à exclure de chez les catholiques l’esprit de parti :

« Allons donc, le moyen de ne pas faire de politique pour défendre l’Eglise, quand toute celle de l’ennemi consiste à frapper l’Eglise. »

D’ailleurs, si tous les défenseurs du catholicisme en France sont au début des années 1880 royalistes, le clergé en général ne peut être suspecté non plus de sentiments débordants pour un régime qui ne cesse de combattre l’Eglise. « Comment le clergé eût-il pu aimer un pareil régime ? », se demande le père Lecanuet.

Echec au pape

Et si toutes ces mesures qui visaient à effacer Dieu de nos institutions et à rendre l’Eglise invisible étaient le fruit –indirect certes - de la bienveillance du pape Léon XIII et d’une partie de l’épiscopat ? Il n’y a qu’à lire l’ouvrage du père Lecanuet, Les premières années du pontificat de Léon XIII, 1878-1894 – certes favorable au Ralliement mais infiniment plus documenté que l’ouvrage de R. de Mattei - pour comprendre que plus Léon XIII va dans le sens de la bienveillance vis-à-vis des ennemis de l’Eglise en France, plus il demande aux catholiques français, à commencer par les évêques, de jeter les armes à terre et de renoncer à leurs convictions, facilitant ainsi les victoires à venir de l’ennemi.

Une chose est certaine, messieurs du ralliement, participer aux élections n’aurait pas contribué à désarmer l’adversaire maçonnico-laïcard. Après les propos pacificateurs de Léon XIII dans son encyclique Nobilissima Gallorum gens (février 1884), les catholiques engagés au service de la stratégie pontificale pouvaient escompter de dignes fruits, une riche moisson, aux élections qui devaient avoir lieu début octobre. Au premier tour, 127 républicains seulement sont élus contre 176 conservateurs. Le parti républicain s’émeut, désigne le coupable : « c’est le clergé, c’est la politique cléricale qui est cause du mal ». Les conservateurs s’entendent dire :

« Si vous n’êtes qu’à la chambre qu’une infime minorité, nous vous mépriserons ; si vous êtes une minorité imposante, nous vous invaliderons ; si vous êtes la majorité, nous prendrons le fusil, et nous descendrons dans la rue. »

C’est là ce qu’on appelle une belle leçon de démocratie, le respect du suffrage universel. « Nous invaliderons, reprennent en chœur des journaux radicaux. » Et dire que certains croient encore aux vertus du système, d’ailleurs les chantres de la guillotine se présentaient bien comme des vertueux… Résultat de cette proclamation de la patrie en danger : 15 jours plus tard les républicains et les radicaux faisaient plus que sauver les meubles, ils l’emportaient : 383 sièges contre 201 conservateurs ; les conservateurs n’avaient gagné que 25 siège d’un tour sur l’autre. Il n’y a pas à dire cela est admirable. Et le comble, c’est que la majorité, sous prétexte d’ingérence cléricale, fait invalider les élections de plusieurs départements et qu’elle prive plus de 200 prêtres de leur traitement. Plusieurs évêques osent protester contre ce brigandage administratif, ils sont frappés d’abus, comme quoi la République pouvait récupérer à son compte des procédures d’Ancien régime (Lecanuet, p. 301-302).


Un curieux arbitre que ce pape

Le problème en définitive, c’est qu’un pape s’est ingéré constamment, durant des années, dans des affaires intérieures de notre pays. Qu’un Pie VII soit invité par le premier Consul Bonaparte à donner son avis, voire son accord (Accord= Concordat) sur un document de l’importance du Concordat, nous le concédons ; cela relevait de la diplomatie. Je ne pense pas que Léon XIII fût missionné par la divine Providence pour agir à cette époque en France, je ne crois pas qu’il eût des compétences spéciales ou exceptionnelles pour venir au secours de l’Eglise de France, aussi odieuses fussent les attaques dont elle était l’objet. L’exercice relevait chez Léon XIII d’une initiative personnelle, et, à ce titre, fort risquée. Je laisse au père Lecanuet, le meilleur interprète de la pensée léonienne, le soin de situer son héros :

« Entre les républicains persécuteurs qui multiplient les lois antireligieuses, et les catholiques exaspérés qui, pour la plupart, maudissent la République et font campagne avec les partis monarchiques, on devine l’embarras, l’anxiété, la souffrance de Léon XIII. Doit-il donc, comme le voudraient les ardents, prendre envers la République une attitude d’opposition et de résistance, excommunier les adversaires de l’Eglise, appeler tous les fidèles à la croisade ? Le Pape n’y songe pas un seul instant. Agir ainsi serait contraire à l’esprit du Christ, compromettrait le salut de beaucoup d’âmes, exposerait l’Eglise aux pires extrémités… Son rôle est tout tracé d’avance et, si ingrat qu’il soit, Léon XIII ne consentira pas à s’en départir. Il se placera résolument, un rameau d’olivier à la main, entre les combattants et s’efforcera de les désarmer. D’une part, il prêchera à ses fidèles la patience, la prière, l’union, la soumission aux pouvoirs établis ; de l’autre, il cherchera, avec une habileté et un tact admirables, à réveiller dans le cœur de ceux qui détiennent le pouvoir ce qui peut y demeurer encore de justice, de dispositions bienveillantes et impartiales envers l’Eglise (p. 214-215). »

Admirable, il n’y a pas à dire, ce talent de diplomate et d’acrobate qu’avait Léon XIII pour "illusionner" les ennemis de l’Eglise. Voilà ce à quoi joue Léon XIII avant la publication d’une encyclique spéciale adressée aux évêques de France, Nobilissima Gallorum gens (février 1884). Un arbitre au-dessus de la mêlée, essayant de désarmer aussi bien les intransigeants de la cause catholique que les anticléricaux.

« C’est au Saint-Père seul, s’exclame Lecanuet qui tente de légitimer l’action du pape auprès des journaux les plus opposés à sa stratégie, c’est au Saint-Père de suivre, dans le gouvernement de l’Eglise, la voie qu’il juge la plus appropriée aux temps et aux circonstances. Le devoir d’observer ces principes incombe surtout aux journalistes. »

C’est que ce génie inspiré, car revêtu depuis Vatican Ier d’une certaine infaillibilité, se montrait susceptible, ne tolérant aucune critique venant de sa droite, notamment celle du cardinal Pitra qui avait osé critiquer le pape et son libéralisme dans le Journal de Rome.

Que l'on veuille bien me pardonner ce long post, quelquefois enflammé, souvent malveillant, je le reconnais, pour Léon XIII, mais qu'on se rassure: je vous prépare une suite sur les documents qui ont précédé et préparé le ralliement proprement dit, espérant démonter cette stupide affirmation selon laquelle le corpus leoninum n'aurait rien à voir avec les compromissions politiciennes du ralliement, un corpus dont on nous assure qu'il est à l'abri de toute erreur.

je m'en vais rallier mon oreiller...

     

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