Henri Charlier et le Mesnil-Saint-Loup

Le Forum Catholique

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Bernard Joustrate -  2019-07-22 13:11:37

Henri Charlier et le Mesnil-Saint-Loup

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Henri Charlier et le Mesnil-Saint-Loup

Publié le 22 juillet 2019 par Samuel Martin



Un article de Bernard Bouts inédit en français (1/5)

Paru dans Itinéraires en septembre-octobre 1977, l’article de Bernard Bouts « L’apprentissage chez Charlier » est à juste titre réputé, à la fois document et témoignage, empreint de fidélité et d’humour. C’est un texte de la maturité. Nos recherches ont permis d’exhumer un premier article de Bouts sur le patron, louange enthousiaste mais d’expression maladroite : « Henri Charlier, artiste chrétien et philosophe du XXe siècle » (Feuille d’avis de Neuchâtel et du Vignoble neuchâtelois du 11 décembre 1934). Et un deuxième : « Henri Charlier et Le Mesnil Saint-Loup », paru en espagnol en 1943 dans Logos, la revue de la faculté des lettres et de philosophie de Buenos Aires.

Ce n’est qu’à grand peine et grands frais que nous avons pu nous procurer, en Argentine, un tiré à part de cet article. Cela en valait la peine, car Bouts rapporte quelques éléments biographiques qui ne figurent pas dans l’ouvrage de Dom Henri, bien connu de nos lecteurs, et cite abondamment Charlier (bout à bout, la moitié de l’article).

Dans la traduction que nous en proposons cette semaine, nous avons essayé d’identifier ces citations d’articles, qu’on retrouvera pour une large part réutilisées dans L’Art et la Pensée, ouvrage de Charlier paru en 1972. Les notes et les intertitres sont le fait du traducteur. – Samuel Martin


Henri Charlier est une des figures les plus curieuses, les plus intéressantes de notre époque, rénovatrice dans de nombreux domaines, esprit créateur et original qui a été, successivement ou simultanément, sculpteur et peintre, vigneron, philosophe, sociologue, musicien, soldat, chirurgien, écrivain…

Deux phrases de Chesterton peuvent nous aider à comprendre Charlier :

« Le mot “réforme” indique que nous voyons une chose privée de forme, à laquelle nous voulons en donner une. Et nous savons laquelle. »

« Le jeune homme moderne ne changera jamais son milieu parce qu’il changera toujours sa pensée. (1) »

Eh bien, Charlier n’a jamais changé d’idées, mais il a changé dix fois son milieu ! A seize ans, il voulait réformer l’Etat et il savait très bien dans quel sens. A dix-huit ans, il réalise, sans doute pour lui seul, une réforme de la musique, et l’a faite dans le même sens, qui est le sens d’un esprit parfaitement équilibré, toujours logique avec lui-même. J’ai travaillé douze ans avec Charlier et je n’ai jamais pu trouver dans sa pensée ni dans ses actes la moindre contradiction, la moindre fissure. Son œuvre est une activité ininterrompue et croissante dans l’ordre des connaissances, sans l’ombre d’une concession au banal ou au médiocre. A dix-neuf ans, il s’inscrit comme étudiant à l’école des beaux-arts de Paris, mais n’y reste pas longtemps. A vingt ans, on le trouve dans l’atelier de Jean-Paul Laurens, où il ne se sent pas à l’aise non plus, partant en guerre contre le clair-obscur : « Vous ne pouvez donner une idée exacte de la lumière en faisant abstraction de la couleur », dit Charlier. « Nous ne reprochons pas à Watteau, peintre exquis et talentueux, d’avoir oublié ce qu’est la couleur dans son Enseigne de Gersaint. Nous en voulons à nos critiques qui admirent du même air et en même temps le fond de L’Enseigne et celui des Joueurs de cartes de Cézanne. (2) »

L’académisme pèche par omission

Charlier se déclare admirateur et successeur du Moyen Age et de Fouquet, ainsi que de Cézanne et Gauguin, et esquive complètement la Renaissance dont il n’aime pas l’académisme.

« L’académisme, écrit-il, s’engage depuis cette époque à créer un monde idéal, une nature héroïque et au-dessus du péché, un monde différent de notre monde terrestre, toujours élégant – où nous échappons aux exigences, aux tyrannies, à la turpitude et aux douleurs de la vie quotidienne, où nous construisons un monde au gré de nos aspirations – comme disait un prédicateur qui croyait faire l’éloge de l’art ; c’est-à-dire un monde dans lequel on peut oublier à la fois le péché et la pénitence (3). Il est évident que la nature n’est ni complaisante ni commode. Elle n’est pas non plus naturaliste, car, comme dit saint Paul, la nature souffre et gémit dans l’attente. Les réalités profondes de notre monde terrestre sont liées à celles du Ciel. Le péché originel et les péchés qui en découlent ont un Rédempteur là-haut. Telles sont les réalités dont se préoccupe l’art véritable. Jusqu’au païen Eschyle gémit dans l’attente de la révélation des enfants de Dieu, alors que ces réalités sont celles que l’académisme fuit, même quand il entreprend la réalisation de sujets religieux. C’est d’ailleurs de cela que vient son succès. »

Ainsi, une fois converti au catholicisme, Charlier n’a consenti aucune concession esthétique et a tenté d’imposer ses idées. Celles-ci se sont enrichies et épanouies depuis. Mais puisque nous parlons de ses idées sur l’art, essayons de les définir plus précisément. Et, avant tout, qu’est-ce que l’art, selon Charlier ? (A suivre.)

Bernard Bouts

NOTES

(1) Ces deux citations sont tirées d’Orthodoxie, chap. 7 (« La Révolution éternelle »), renseignement communiqué par l’éminent chestertonien Philippe Maxence que nous remercions. – (2) Bouts cite un passage de « Renaissance et Réforme du vitrail » (L’artisan liturgique, juin 1938 ; repris dans Arca n°1, Montréal, 1942). – (3) Cf. L’Art et la Pensée, p. 109-110 (les références renvoient à la réédition de 1995, chez Dominique Martin Morin). •

Photo en tête : Paul Cézanne, Les joueurs de cartes. « Ce qu’est la couleur… »
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