La "deadline" de 1955

Le Forum Catholique

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Lycobates -  2016-08-17 16:33:20

La "deadline" de 1955


C'est ce qui m'étonnera toujours chez vous. Nous sommes habitués à vous lire nous exposer avec une précision quasi-rabbinique et une intransigeance tout-à-fait germanique les règles canoniques et liturgiques censées toujours en vigueur selon les "réalités ecclésiologiques de 2016" telles que vous les envisagez. Et vous rappelez qu'il ne nous appartient pas de les modifier d'un iota, ce que seule l'autorité légitime pourrait faire. Et sur ce sujet précis, vous devenez subitement vague et subjectif. La nouvelle Semaine Sainte, la décapitation des octaves, la noyade des vigiles, la mise en pièce des semi-doubles et la fête de l'opifex reposent pourtant bien sur des décisions de l'autorité légitime.



C'est très correct.

Le décret général de la SCR Cum nostra hac aetate du 23.3.1955 sur les rubriques, le décret général de la même congrégation Maxima redemptionis du 16.11.1955 sur la Semaine Sainte (et le décret Instituto a Sanctissimo de la SCR du 24.4.1956 instituant la fête de l'Opifex, sur ce déjà ailleurs), sont deux (trois) décrets, signés par le préfet de la SCR, non pas par le Pape, mais bien sous mandat du Pape, et donc indubitablement légitimes.

Les décrets liturgiques sont des lois, et ces lois obligent en conscience, comme le rappelle le canoniste Bouix (Tractatus de jure liturgico, Paris 1873, 170-171).

Or, une loi, Saint Thomas nous l'a appris, est une régulation destinée au bien commun, promulgué par celui à qui la charge de la communauté est commise : rationis ordinatio ad bonum commune promulgata ab eo qui curam communitatis habet. Une loi doit être, nous explicitent les canonistes et les moralistes (voir p.ex. Regatillo, Aertnys-Damen et d'autres), et elle doit demeurer : possible, physiquement et aussi moralement ; honnête, sans aller à l'encontre d'un droit supérieur ; utile, pour le bien commun ; juste, prise en elle-même, pas dans l'intention du législateur (ex parte operis, non ex parte operantis) ; et stable.
Si une loi, par un changement des circonstances, cesse d'être une de ces choses, il incombe au législateur de l'adapter ou de la casser. À défaut de législateur pour ce faire, une loi peut par elle-même cesser d'obliger, ce qu'on appelle cessatio ab intrinseco.

Étant des lois, et nous parlons bien entendu des lois ecclésiastiques, pas des lois immuables de droit divin, nos décrets sont ainsi sujets aux définitions et interprétations qu'en peuvent donner, d'abord le législateur lui-même, ensuite les canonistes, mais aussi les moralistes dans certains cas. Car si le droit canon et la liturgie, surtout le rubricisme, sont dans une certaine mesure une science exacte, souvent ces deux domaines se mélangent avec le domaine de la morale. Or ce domaine-là est beaucoup plus circonstancié, je ne dirais pas qu'il est "vague et subjectif", mais il appelle des nuances et il permet, et souvent exige, de regarder de près des cas particuliers, ce qui peut avoir comme conséquence, non pas que la loi n'est plus loi (à moins que le législateur lui-même ou son successeur légitime ne l'abroge), mais qu'elle ne s'applique pas dans certains cas ou plus du tout.
Et c'est là qu'entre en jeu une certaine casuistique. Elle n'est pas vague et subjective, mais pour suivre et accepter son raisonnement, il faudra accepter comme véridiques, au moins avec une certitude morale, certaines prémisses, que j'émettrai dans ce Forum, pour des raisons que vous devinez, d'abord comme de pures hypothèses de travail.

Or, première prémisse, je prétends que les décrets en question ne sont pas des décrets à prendre de façon isolée, mais qu'ils s'inscrivent dans une certaine logique réformatrice, étant l'œuvre de la Commission liturgique depuis 1948 (dont les intentions déclarées figurent déjà dans la fameuse Memoria sulla riforma liturgica de 340 pages de 1948). Bugnini lui-même, co-auteur de la Memoria et le véritable architecte de la réforme, le confirme dans un petit livre instructif et pas assez cité (Rome 1955) : La semplificazione delle rubriche : spirito e conseguenze pratiche del decreto della S.C. dei Riti del 23 marzo 1955 (où il n’hésite pas à parler d’un "tournant décisif"), et il le reconfirme, avec moins de pudeur, dans ses fameuses mémoires La riforma liturgica, parues de façon posthume (où il se vante aussi des ruses pour parvenir à ses fins pendant la maladie grave du Pape, une bonne partie de l'année 1954), et même si cette logique ne fut pas forcément perceptible pour tous les contemporains de ces décrets, de 1955 à 1960 ou même 1965, pour nous, qui connaissons son aboutissement dans le NOM en 1969 et ses "fruits" abondants depuis, en passant par 1960/62 et 1965/67, il n'y a pas de doute possible.
Par ailleurs le décret de la simplification des rubriques de 1955 (Cum nostra hac aetate) se définit comme provisoire, s'inscrivant, comme il y est dit, dans la logique d'une "generalis liturgica instauratio", d'une réforme générale de la liturgie, elle fait donc partie de ce processus (qui, nous le savons maintenant, mais personne, sauf les impliqués directs, ne le savait en 1955, culminera dans le NOM) qui est déjà bien en cours en 1955, et doit par conséquent être perçue clairement comme une phase de transition.
Pareil raisonnement vaut pour la nouvelle Semaine Sainte, dont les points saillants annonçant le NOM ont été relevé déjà (p.ex. ICI) et dont par ailleurs les réformateurs ne se cachent pas de la paternité. Il existe une ample littérature sur ces points.

Si l'on accepte cet état de choses, et, deuxième prémisse, l'on considère le NOM de 1969, l'aboutissement de la réforme liturgique, comme gravement préjudiciable pour la foi, et comme gravement défectueux, sinon pire, du point de vue de la réalité sacramentelle, ce qui est un autre aspect relaté, il est impératif de le rejeter (le probabilisme est proscrit dans les questions sacramentelles), et, si l'on rejette l'aboutissement d'un processus qui s’avère nocif, il est logique et obligatoire de rejeter les phases antérieures qui y ont conduit.

En outre, troisième prémisse, nous ne sommes pas en mesure actuellement, selon certains depuis 1958, de nous confier au législateur légitime pour remédier à cet état de choses. Aucun changement positif, c.-à-.d. qui obligerait universellement, n'est donc possible, mais il ne saurait exister une obligation morale (et donc pas non plus canonique ou liturgique) de continuer un état de choses qui, dans les faits, à objectivement contribué et conduit au désastre de 1969.

Ainsi je maintiens que les décrets de 1955 sont d'abord dénués du caractère de stabilité qui caractérise une loi : les décrets s'inscrivent dans un processus, n'ont eu cours que quelques années, de 1955/56 à 1960/62, pour être remplacés par d'autres qui eux n'ont valu qu'entre 1962 et 1969, en passant par encore des changements en 1965 et 1967. Tout le monde qui a vécu cette époque bouleversée se souvient de l'incertitude croissante et du flou savamment entretenu pour préparer les esprits au grand chambardement : rien n'était plus sûr, tout flottait, et dès qu'on avait entériné un changement, avant même de pouvoir s'en accoutumer, un autre était annoncé qui bouleverserait encore tout.
Tout le contraire d'une saine législation, surtout liturgique, qui entre 1570 et 1969 n'avait connu des changements plus conséquents que seulement en 1604, 1634 (les deux premières éditions typiques après 1570), 1884 (l'édition typique suivante du pape Léon XIII) et 1911/1920.
(Dans la Memoria sulla riforma liturgica de 1948, présentée à l'intention du pape Pie XII, signée par le père (après Mgr.) Antonelli et rédigée avec le P. Bugnini, qui est la "charte" de la réforme, qui devait passer d'abord par le bréviaire, le missel, le martyrologe et les autres livres, l'on prétend aboutir à un "code de droit liturgique" pour stabiliser toutes ces réformes [per garantirne la stabilità, §341, une blague, bien entendu ; proposition je suppose ajoutée pour pallier les scrupules du Pape] : ce code ne vit évidemment jamais le jour, et depuis 1969 nous savons ce qu'il en est de la "stabilité" dans le domaine liturgique.)

Ensuite je maintiens que, vu l'aboutissement de la réforme avec le NOM en 1969, les changements prônés par la Commission Bugnini à l’œuvre depuis 1948, notamment ces décrets de 1955, s'avèrent, par le fait même de la promulgation du NOM qui les systématise, nocifs dans leur pratique aujourd'hui, même s'il n'y a pas de doute qu'il y a une aggravation constante entre 1955 – 1960 – 1965 – 1969. Prises en soi, les premières mesures générales de 1955, introduites encore sporadiquement, certaines dans le calendrier, d'autres dans la Semaine Sainte, d'autres encore dans un seul nouveau formulaire de messe (le fameux Opifex, le ballon d'essai de la praeparatio donorum, on en a parlé), mais pas encore dans tout le missel, paraissent bien anodines, éparpillées, sans système. Avant 1969, et surtout avant 1960/62, pour la plupart des concernés, on n'était pas à même d'en mesurer toute la portée, puisqu'on ne pouvait pas savoir à quoi tout cela allait conduire, et les suites depuis 1969 ne sévissaient pas encore, mais aujourd'hui nous le savons et aujourd'hui c'est bien le cas.

Il faut donc considérer que, en acceptant les trois prémisses ci-dessus, les décrets de 1955, s'ils ont bien valu entre 1955 et 1958 ou 1960/62, ont aujourd'hui cessé ab intrinseco, en attendant un législateur légitime qui les modifie ou supprime de façon formelle.
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