Chefs-d’œuvre du chant grégorien / "Ad te levavi"

Le Forum Catholique

Imprimer le Fil Complet

LouisL -  2013-12-06 00:01:10

Chefs-d’œuvre du chant grégorien / "Ad te levavi"


C’est l’introït du premier dimanche de l’Avent. Dans une toute nouvelle interprétation qui est proposée à notre écoute par les "Cantori Gregoriani" et par leur chef de chœur

par Fulvio Rampi



TRADUCTION

Vers toi j’élève mon âme.
Mon Dieu, en toi je me confie, que je n’aie point honte,
que mes ennemis ne se rient pas de moi !
Pour qui espère en toi,
point de honte.

Fais-moi connaître, Seigneur, tes voies,
enseigne-moi tes sentiers.

Vers toi j’élève…

*

Pour qui espère en toi,
point de honte.

Fais-moi connaître, Seigneur, tes voies,
enseigne-moi tes sentiers.

Pour qui espère en toi...

(Psaume 24, 1-4)

ECOUTE

GUIDE D'ÉCOUTE


“Ad te levavi animam meam” : c’est l’incipit de l’introït grégorien du premier dimanche de l’Avent et donc l'incipit de tout le Graduale Romanum, le livre liturgique où sont réunis les chants propres de la messe.

Le grand “A” initial, première lettre de l’alphabet, est le signe du Christ comme “Alpha” dont la longue méditation qu’organise l’Église tout au long de l’année liturgique, à travers son chant grégorien, tire son origine et vers lequel elle converge constamment.

L’Antiphonaire fait de même, d’une manière qui n’est pas non plus accidentelle, avec le répons "Aspiciens a longe", le morceau qui inaugure le temps de l’Avent pour le répertoire musical de l’Office Divin.

On pourrait dire que le chant grégorien se préoccupe d’entrée de jeu de souligner la valeur christologique de son projet exégético-musical.

Le premier motif d’intérêt est donné par le choix des textes qui composent le "proprium" de cette première messe de l'année liturgique. Les versets initiaux du psaume 24, même avec quelques variantes significatives, constituent la substance non seulement de l’introït, mais également du graduel et de l’offertoire de la même messe.

C’est la preuve, ici tout à fait évidente, d’une intention originelle qui est à la base de l’antique répertoire grégorien, c’est-à-dire la capacité de faire résonner le même texte à des moments liturgiques différents et, plus précisément, la ferme décision d’en obtenir un résultat découlant d’un véritable parcours de "lectio divina". C’est ainsi, en effet, que se présente la succession des trois moments liturgico-musicaux que l’on vient de citer.

À l’ouverture de la célébration, le morceau processionnel chanté dans le style semi-orné qui est typique des introïts développe effectivement l’exégèse du texte au moyen de figures neumatiques élémentaires, c’est-à-dire comportant un petit nombre de sons pour chaque syllabe, en amplifiant les valeurs sur certaines syllabes importantes – par exemple sur l’accent du mot “à-nimam” au cours de la première incise – mais en se maintenant constamment dans une conduite de phrasé qui est globalement fluide.

Le morceau se présente, dans son ensemble, comme une grande invocation. Ce caractère est repris et mis particulièrement en évidence au commencement de la deuxième incise textuelle, là où, avec élan et avec une ligne mélodique portée à l’extrémité aigüe de tout le morceau, on souligne avec netteté l’invocation “Deus meus”, qui devient le caractère stylistique distinctif qui marque la composition tout entière.

Mais la "lectio divina" réalisée par le chant grégorien sur ce texte ne s’achève pas avec l’introït. Elle continue et s’élève jusqu’à une dimension contemplative, en particulier dans le graduel "Universi", après la première lecture.

Le texte même de l’introït – dans la perspective de la "lectio divina" – est repris, sélectionné et repensé afin d’être plus profondément compris dans chacune de ses parties. Ce qui a presque disparu en raison de l’utilisation d’un style semi-orné est cristallisé par un style qui répond à d’autres exigences liturgico-musicales.

Pendant la messe, après la première lecture, et par conséquent à un moment où tout le monde est immobile, assis et en principe attentif, à un moment où il n’y a aucun mouvement de procession – contrairement à ce qui se passe au moment de l’introït – à un moment où la liturgie exige une réponse digne à la lecture de la Parole de Dieu qui vient d’être proclamée, voici que l’on reprend le texte de l’introït, mais – soyons-y attentifs – non pas depuis le début, mais en extrayant seulement la dernière phrase de l’antienne : "Universi qui te exspectant non confundentur, Domine".

Le texte est alors, en un certain sens, “recréé” et chaque élément verbal reçoit une nouvelle lumière, un nouveau poids, une nouvelle signification. Chaque mot est médité avec plus de calme, en prenant plus de temps, sans hâte, de manière plus consciente.

Alors que dans l’introït, par exemple, le mot "universi" reçoit une accentuation minime et qu’il fait partie d’un mouvement global fluide, dans le graduel il est placé au premier plan et devient même l’incipit du morceau. Mais surtout sa portée expressive est alors énormément étendue, avec un art rhétorique consommé. L’incipit du graduel veut méditer, il veut “perdre du temps” sur ce mot qui arrête le regard sur l’universalité de l’Avent, annoncé avec une abondance de son et avec de généreux accroissements de valeur, pleins de sens.

En dernier lieu, si nous portons de nouveau notre regard sur la structure mélodique d’ensemble de l’introït, nous pouvons facilement vérifier – comme cela est du reste indiqué dans l’édition du Vatican – son indiscutable appartenance au huitième mode, le “tetrardus plagal” pour reprendre la terminologie empruntée à l’ancien système musical grec.

Il s’agit là du dernier des huit modes grégoriens, qui reprennent et encadrent les possibles et rigides structures musicales du répertoire monodique liturgique tout entier.

Ce dernier mode est, dans l’esprit des compositeurs anonymes et des théoriciens médiévaux, un symbole de perfection, d’accomplissement, de temps définitif. Le huitième mode est fréquemment une allusion explicite au huitième jour, début de la nouvelle création. Ce n’est pas par hasard que les cantiques et le triple alléluia de la veillée pascale ont cette même couleur modale.

Au commencement de l’année liturgique, le chant grégorien lit en filigrane la totalité du mystère du Christ et il étend la compréhension du temps de l’Avent jusqu’au souvenir beaucoup plus vaste de l’“Adventus Domini”, un itinéraire qui est éclairé par l’événement pascal et qui médite autant sur le mystère de la naissance de Jésus que sur l’attente de sa venue finale.

La construction modale de ce premier introït est un signe de ce parcours et en fait entrevoir d’entrée de jeu les résonances infinies.
__________

LE MAÎTRE RAMPI ET SON CHŒUR

Fulvio Rampi est un grégorianiste de réputation internationale. Il est né à Crémone et y vit. Il enseigne le chant grégorien au Conservatoire de musique "G. Verdi" de Turin. Il a fondé en 1986 le chœur “Cantori Gregoriani”, un ensemble professionnel de voix d’hommes, dont il est le chef de chœur permanent. Avec ce groupe, il a donné des concerts dans différents pays du monde et réalisé des enregistrements pour d’importantes maisons de disques ainsi que, en de nombreuses occasions, à la radio et à la télévision. En 2010 il a créé le chœur Coro Sicardo, qui interprète un vaste répertoire de musique polyphonique classique et contemporaine. Il est notamment l’auteur de "Del canto gregoriano" [Du chant grégorien], publié chez Rugginenti Editore, Milan, 2006.

À propos de la discographie des Cantori Gregoriani :

> Cantori Gregoriani

Et pour écouter quelques-uns de leurs enregistrements :

> Cantori Gregoriani / Downloads

Deux conférences données par Rampi en 2012 constituent une synthèse de ses idées à propos de ce qu’est le chant grégorien et de la place qu’il peut retrouver dans la vie de l’Église :

> I - Il canto gregoriano: un estraneo in casa sua

> II - Il canto dell’assemblea liturgica fra risorsa ed equivoco
__________

Tous les morceaux de chant grégorien présentés et interprétés pour www.chiesa par le Maître Fulvio Rampi et son chœur :

> Chefs-d’œuvre du chant grégorien
__________

La partition musicale reproduite ci-dessous est tirée du "Graduale Triplex seu Graduale Romanum Pauli PP. VI Cura Recognitum", Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1979, pp. 15-16.
__________

Traduction française par Charles de Pechpeyrou, Paris, France.


Source : chiesa.espresso.repubblica.it
http://www.leforumcatholique.org/message.php?num=739360