Un jésuite hors du commun

Le Forum Catholique

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Lycobates -  2014-08-13 23:41:15

Un jésuite hors du commun

Il est peut-être intéressant de commémorer ici, même sans anniversaire particulier, si ce n'est le début de la Grande Guerre (le "suicide de l'Europe" comme un historien italien l'a nommée), le R.P. George de Saxe S.J. (1893-1943) [Georg von Sachsen], dont j'imagine peu de Français connaissent le nom et la destinée, même s'il combattit en France, pendant la Grande Guerre, parlait bien votre belle langue (comme il était de coutume chez nous dans ces milieux dans-le-temps et même encore plus tard) et écrivit à son frère, lors de la catastrophe de la Marne, que la guerre était perdue et que la monarchie (les monarchies, il faut dire) en Allemagne allait sombrer ("Der Krieg ist hier verloren und mit ihm die Monarchie"). Aussi celle de sa famille, la maison de Wettin, qui régnait en Saxe depuis 1089, soit pendant 829 ans. Il avait bien vu, hélas.

Georg von Sachsen, fils aîné du prince héritier de Saxe qui allait devenir en 1904 le dernier Roi de fait sous le nom de Frédéric Auguste III (1865-1932), naquit le 15 janvier 1893 au palais Taschenberg, à Dresde, la capitale du Royaume, réduit dans les années '90 du XXe siècle, après une restauration coûteuse mais plutôt réussie, et après un demi-siècle de tristes ruines, à la condition d'un hôtel de luxe. Le palais original, un bijou du baroque, détruit par les soins de nos cousins anglais en 1945 sauf quelques murs, fut construit entre 1705 et 1708 par Frédéric Auguste I, Electeur de Saxe, ainsi que Roi de Pologne et Grand-Duc de Lithuanie sous le nom d'Auguste II, pour la comtesse de Cosel.
Devenu lui-même prince héritier (Kronprinz) en 1904, à onze ans, après la mort de son grand-père et l'intronisation de son père, le prince George reçut, on s'en doute, une éducation soignée à l'école des princes (Prinzenschule, instituée par le Roi même à sa cour à Dresde) et l'université de Leipzig. Il apprit à maîtriser activement 7 langues, s'intéressa à l'administration de son pays (le royaume de Saxe, un des quatre royaumes dans l'Empire allemand depuis 1871) et entreprit à partir de 1912 sa carrière militaire. Vers la fin de la Guerre (1917-18) il commanda le régiment de l'infanterie "Kronprinz", le 5e régiment saxon royal, Nr. 104, qui avait existé depuis 1701 et fut dissous en 1919, après la perte de l'autonomie militaire de la Saxe, sous l'ignominieuse république de Weimar.
Même en tant que commandeur au front il ne dédaignait pas de servir souvent les messes de l'aumônier de sa division.

Il faut savoir que la maison de Wettin se divise, depuis 1485, dans une branche ernestine (l'aînée) et une branche albertine, toutes deux, l'aînée d'abord, la cadette ensuite, avec le décalage d'une génération, hélas devenues protestantes au XVIe siècle. La branche cadette (albertine) reprit de son aînée la dignité d'Electeur de l'Empire en 1547 et s'est imposée davantage à l'aînée, jusqu'à devenir Royaume (par la grâce de M. Bonaparte) en 1806, confirmé par le congrès de Vienne en 1815. Le Royaume s'incorpora, avec les trois duchés et un grand-duché, gouvernés par des membres de la branche ernestine, dans le IIe Empire allemand en 1870/71, soit 5 souverains de la même maison de Wettin régnants jusqu'en 1918.
Mais lorsque l'Electeur Frédéric Auguste devint en 1697 aussi Roi de Pologne et Grand-Duc de Lithuanie, il se convertit au catholicisme, et avec lui toute la branche albertine est redevenue, et restée jusqu'à nos jours, solidement catholique, même si elle gouverne le pays où est née la Réforme.
Cet équilibre délicat, ainsi que les circonstances familiales (la branche ernestine est toujours protestante), explique le fait d'un certain irénisme (que l'on ne saurait cautionner sans réserve, il faut le souligner), ainsi que quelques dérapages, dans la maison de Saxe, et notamment le fait que les précepteurs du jeune prince George furent, par la volonté de son père, presque tous protestants.

Avec la fin de la monarchie en 1918 ce prince héritier de 25 ans, non encore marié, entra, on l'imagine sans peine, dans une crise existentielle.
Quelques sources mentionnent le fait qu'il aurait, devant l'image miraculeuse de Notre Dame à Rosenthal (nos chers Sorabes disent Róžant : nous sommes en Lusace saxonne ; nous disons Unsere Liebe Frau von Rosenthal), remis sa couronne à la Vierge, telle la véritable Regina Saxoniae, et dévoué sa vie future à Dieu. En 1919 il renonça formellement à ses droits au profit de son frère cadet.
Contre la volonté des milieux monarchistes (aussi le cardinal Bertram, prince-évêque de Breslau, tenta de le dissuader et de le préserver pour la succession royale en Saxe) et beaucoup de réticences de sa famille, il entama les études philosophiques d'abord (à Tubingue et Breslau), théologiques (à Fribourg-en-Brisgau) ensuite, et fut ordonné prêtre le 15 juillet (fête de Saint Henri II, Empereur) 1924 à Trebnitz en Silésie par Mgr. Schreiber, l'évêque de Meißen. L'évêché de Meissen, qui date de 968, devint vacant en 1581 et fut reconstitué par le pape Benoît XV en 1921; il comprend les territoires du royaume de Saxe, du duché (ernestin) de Saxe-Altenbourg, et des deux principautés Reuss, tous des territoires farouchement luthériens.
Le prince, devenu abbé, George de Saxe célébra sa première messe au château familial à Sibyllenort (une propriété privée restée dans sa famille jusqu'en 1945 et sise en dehors de Saxe, en Silésie) et devint ensuite vicaire dans une paroisse de son diocèse de Meissen.
C'est aussi à Sibyllenort que mourut son père, le Roi déchu, en 1932.

Mais son parcours n'était pas terminé : en 1925 il décida de devenir jésuite (son père, le Roi, quoique catholique, avait encore en 1917 plaidé pour une reconduction de la loi contre les jésuites qui datait du Kulturkampf de Bismarck !), et après des études à Innsbruck et Valkenburg (aux Pays-Bas) il prononça ses voeux en 1927 et définitivement en 1936. A partir de 1933 il vivait à Berlin ou il se dévoua pour le développement du Kanisiuskolleg, à Charlottenburg, le quartier des diplomates, un collège prestigieux de l'ordre dans la capitale.
Opposé au régime national-socialiste, il était sous surveillance de la Gestapo, et subit plusieurs fois des perquisitions dans sa résidence. Il est vrai, nous apprennent ses biographes, qu'il s'était lié d'amitié avec le diplomate Ulrich von Hassell et le général Paul von Hase, le commandeur militaire de Berlin, tous deux plus tard victimes de la vengeance du régime après l'attentat manqué du 20 juillet 1944. Il fut aussi le confesseur de diplomates et militaires et certains savaient qu'il informait une fois par mois le nonce du pape Pie XII, Mgr. Cesare Orsenigo (décédé à Eichstätt en 1946 après sa fuite de Berlin en ruines), sur le climat politique et sur ce qui se passait "dans les coulisses".
Le père George aurait probablement eu le même sort que certains de ses amis et égaux, comme le duc George Alexandre de Mecklembourg, déporté dans le camp de Sachsenhausen, s'il n'avait décidé de prendre une baignade, l'après-midi du 14 mai 1943, dans le Groß Glienicker See (un des multiples lacs de Berlin, de 66 ha), où le collège des jésuites possédait une parcelle privée de la plage. Lorsqu'il ne revint pas, après 16 heures, comme il l'avait annoncé, on lança la recherche ; avec ses vêtements on trouva dans le cabanon un brouillon de sermon (dont les derniers mots écrits: "vado ad Patrem", un détail navrant), mais son corps sans vie ne fut retrouvé que bien plus tard, noyé, le 5 juin 1943.
On n'a jamais su ce qui s'est passé exactement, mais il fut très probablement victime d'un arrêt cardiaque en nageant. Ainsi lui furent épargnés la fin catastrophique de la guerre à Berlin et ses suites, la destruction de sa ville natale, ainsi que, plus important, pour sa vie de prêtre, les douloureux développements à venir dans l'Eglise, contre lesquels son approche "oecuménisante" (même si de bonne foi) n'apportait probablement pas les meilleures dispositions.

Le 19 juin 1943 eurent lieu ses obsèques à Dresde où il repose dans le caveau des princes de l'église royale. La couronne d'argent que la famille avait posée sur le cercueil pendant la messe de Requiem fut enlevée par ordre du régime.




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