Pourquoi le général Videla a pris le pouvoir en Argentine

Le Forum Catholique

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Vianney -  2013-05-23 15:32:17

Pourquoi le général Videla a pris le pouvoir en Argentine

 
Analyse de Jean-Marc Dufour publiée dans le numéro 203 (mai 1976) de la revue Itinéraires :
La seule chose surprenante, après le coup d’Etat argentin, c’est qu’il y ait encore quelqu’un à être surpris de ce qui vient d’arriver. Depuis des mois, on annonce que « cela ne pourra pas durer » ; depuis le retour de Peron, on avait la preuve que le « justicialisme » était devenu un monstre inviable : grosse tête marxiste, estomac dilaté — en vide — de la C.G.T. argentine, jambes rachitiques, bras atrophiés. Dès que le général Peron revint à Buenos-Aires, on eut le spectacle atroce et comique d’un vieillard ratiocinant, disant n’importe quoi sous l’inspiration de l’heure, réinventant les statistiques économiques pour chanter la gloire de son régime.

Peut-être est-ce lui qui eut l’idée de faire élire sa troisième femme « Vice-Présidente de la République ». A l’époque, l’un des plus hauts dignitaires de l’armée argentine disait à un de ses amis :
— « Mais vous vous rendez compte ! S’il meurt, elle deviendra chef des forces armées ! Cela ne durera pas deux heures. »

Cet homme se trompait. L’armée argentine — qui venait de connaître le régime Lanusse, lequel avait succédé à Livingstone, qui avait lui-même succédé à Ongania, tous généraux et, hélas, tous incapables — n’avait aucune envie de recommencer une expérience politique. Les parlementaires, les électeurs, les syndicats acceptant la nouvelle présidente, il ne se passa rien à la mort de Peron.

Ou plutôt, tout continua ; mais en pire. Les gauchistes continuèrent à assassiner les gens de droite ; mais, oh scandale, les gens de droite se mirent à riposter. La concussion s’accrut — si c’était encore possible — mais Lopez Rega n’était plus le secrétaire du Gran Conductor ; devenu celui d’Isabelita, il se trouvait, du même coup, plus vulnérable. La guerilla urbaine se transformait en guerilla tout court. Dans la région de Tucuman, — ruinée par la crise du sucre, en proie au chômage, aux faillites et aux curés rouges du mouvement Tercer Mundo, — les guerilleros passaient à l’attaque et créaient une « zone libérée ». C’était le début de la fin.

Il fallut bien que le gouvernement réagisse et qu’il ordonne aux militaires de réduire ce foyer de subversion. La guerre contre les insurgés de la « Compagnie de Montagne Ramon Rosa Gimenez » mit à jour les liens secrets entre les pouvoirs et la subversion. Je dis « les pouvoirs », car l’Argentine est une république fédérale : dans chaque province, il existe un « pouvoir » — en lutte, la plupart du temps, sur le plan administratif et politique, avec les dirigeants de Buenos-Aires. Le siècle dernier est plein de ces querelles et des guerres civiles qui en découlèrent.

Lorsque le général Peron revint d’exil, les péronistes triomphants se composaient d’un affreux mélange de péronistes purs, de péronistes moins purs, de castristes ou marxistes péronistes et de marxistes pur jus. Tout le paquet revenait au pouvoir avec le vieillard de Puerta del Hierro. Lors de la rupture du 1er mai 1973 entre les péronistes et les gens de la Tendencia Revolucionaria, l’épuration se fit mal, ou ne se fit pas. Plus on était loin de Buenos-Aires, moins elle se fit.

L’actuelle révolte de l’armée fut d’abord celle des jeunes officiers. L’un de ceux-ci, retour du front, écrivit une « Lettre ouverte d’un Lieutenant à un Général » ; elle fut publiée par la revue Restauracion. Je veux en citer au moins un passage :

« Au milieu de tout cela (le climat politique régnant), pour satistaire ma conscience, dégoûté de voir une telle porcherie, je partis pour Tucuman comme volontaire ; c’était l’unique front possible et clair, car il y avait là des ennemis concrets que je pouvais affronter dans le cadre de mon armée.

« Trois mois dans la crasse, entre les champs de cannes et la montagne, les autres mourant à mes côtés, et moi tuant. Oui, j’ai tué consciencieusement, presque sauvagement. Je n’ai demandé ni fait de quartier. Je n’ai pas fait de prisonniers pour les confier à des juges qui les auraient libérés par la suite.

« Je suis revenu à mon unité. Aujourd’hui, j’écris avec de l’encre, mais mes mains sont imprégnées de sang. Je comprends que maintenant je ne puis ni ne dois rester en arrière. Ma femme dit que je ne suis plus le même. Et mon fils, qui n’avait que sept mois seulement lorsque je suis parti, me regarde avec des yeux d’éternité. Saura-t-il quelque jour ce qui poussa son père à tuer ainsi ? »

Ce fut ensuite l’équipée du groupe « Condor Azul », en décembre dernier. A bien lire les informations publiées alors, on se rendait compte sans peine que les insurgés de « Condor Azul » n’étaient pas des isolés, que seule une question d’opportunité les séparait de leurs camarades et de leurs chefs. La presse écrivit alors que le général Videla donnait un délai de 90 jours à Isabel Peron. Les quatre-vingt-dix jours sont écoulés.

Cet ultime sursis fut évidemment gâché, comme il est de règle dans les régimes condamnés. On vit les revenants du péronisme pur (s’ils avaient entre trente et quarante ans lorsque Peron prit le pouvoir, ils en ont près de soixante-dix maintenant) essayer de se réconcilier avec une autre indestructible figure de la politiquaillerie argentine : le radical Balbin. Penser que ces combinaisons d’arrière-loges et de couloirs empuantis pouvaient apporter une réponse à l’angoisse d’officiers comme celui dont j’ai cité la lettre plus haut, était d’un infantilisme caractérisé. En effet, toute la tragédie argentine se résume à ceci :

D’un côté, des vieillards de la politique — même s’ils ont trente ans — pour qui tout se résout en combinaisons, majorités parlementaires, concussions, copinages et combines. De l’autre, des gens qui tuent et se font tuer.

Lorsque les seconds sont trop nombreux, la marmite explose. C’est ce qui est arrivé.

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