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JUILLET 2003 A MARS 2011

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Gilles de Rais Imprimer
Auteur : Tardivel
Sujet : Gilles de Rais
Date : 2006-05-09 19:01:28

Pour Agélisas, ce message du père Molinié.

http://www.asett.com/noel99.html



Mes Chers Amis,

De nombreux chrétiens, de nombreux clercs et de nombreux théologiens attendent pour le troisième millénaire un "nouveau christianisme", inspiré officiellement par le Concile... et secrètement par le New Age.

En 1957 Jacques Fesch s'insurgeait déjà, dans des paroles prémonitoires, contre ce christianisme qu'il voyait poindre :

"Je me sens un peu troublé par la conversation que j'ai eue avec l'aumônier ce matin. C'est un savant homme, comme beaucoup de dominicains, mais à force de trop méditer, ils en arrivent à présenter une synthèse de concepts philosophiques et religieux qui est loin de la simplicité évangélique. Ils interprètent trop et finissent par jeter le trouble partout, sans émettre eux-mêmes rien de bien décisif. La discussion était orientée sur l'enfer en premier lieu. A ce que j'ai cru comprendre, il existe bien sûr... mais enfin... la miséricorde du Seigneur étant infinie, on peut supposer qu'à part les diables et quelques réellement méchants bonshommes, on n'y rencontre pas d'âmes perdues pour l'éternité ! D'autre part, sur la question péché, ils ont l'air de considérer surtout l'orientation générale de la vie qui se résume par du positif ou négatif. Qu'il y ait des hauts et des bas dans une existence, c'est secondaire, pourvu que la vie soit dirigée vers le bien. Evidemment, on ne peut pas dire que ce soit faux, seulement cette idée laisse je ne sais trop quelle fadeur dans la bouche et on a un peu envie de se dire: à quoi bon ? C'est encourager la tiédeur. Il y a depuis un certain temps une sorte d'apathie qui s'est saisie du clergé et qui le laisse mijoter dans une sorte de routine improductive. Quand on lit la vie des saints, il n'y a pas d'à peu près ni de tiédeur. Leurs actes, leurs paroles, leurs pensées sont nettement tranchés, quand ils disent blanc, ça ne veut pas dire qu'à la rigueur on pourrait y admettre un peu de noir. La vérité est une, indivisible, et éternelle. Ce qui plaisait au Bon Dieu du temps de saint François d'Assise continue certainement à Lui plaire aujourd'hui malgré toute l'évolution scientifique, psychiatrique et autres. Je veux mon enfer bien coloré, avec des démons et beaucoup de feu. Il m'est indispensable, aussi qu'on ne vienne pas me l'enlever. D'ailleurs je suis bien tranquille. L'Evangile est plein d'allusions à son sujet. S'il faut aussi interpréter les paroles du Christ, autant se faire bouddhiste. Et puis j'ai encore à la mémoire les paroles de la Vierge de Fatima "Priez pour les pécheurs, trop d'âmes vont en enfer parce que personne ne prie pour elles" et la description de la vision de l'enfer vu par les pastoureaux. Voilà qui est net au moins ! Marie parle bien de l'infinie miséricorde de Dieu, mais elle demande aussi que chacun récite un chapelet par jour, ce qui nécessite évidemment bien autre chose. A Lourdes aussi : "priez pour les pécheurs". Si l'enfer n'est qu'une sorte d'épouvantail à moineaux, je ne comprends plus les souffrances du Christ, la communion des saints, et l'Evangile n'a pas dit la vérité s'il en est ainsi. Bien au contraire, dans toutes ses paroles Jésus ne se lasse pas d'affirmer que le monde est perdu : "Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui, mais parce que vous n'êtes pas du monde, mais que je vous ai choisis dans le monde, c'est pour cela que le monde vous hait" (Saint Jean). Et puis il suffit de constater les conséquences du péché ici-bas pour en comprendre la gravité. Si nous, qui sommes si faibles, devons subir de telles souffrances, que dire des âmes immortelles qui contemplent chaque chose sans voile aucun. Et puis le ciel dont les merveilles sont ineffables ne peut exister que parce qu'il y a un enfer pour mieux en souligner le contraste. Autant la joie abonde au paradis, autant la douleur règne sur l'enfer." (Dans 5 heures je verrai Jésus, pp. 264-265)

Pour illustrer les paroles de Jacques Fesch, je vous propose aujourd'hui l'histoire de Gilles de Rais, racontée par Pierre Bellemare. Ce n'est pas un conte de Noël, loin de là, et je ne sais même pas si Pierrre Bellemare est chrétien. Mais il est honnête, et cela lui suffit pour reconnaître l'existence d'un fossé absolu entre la mentalité du Moyen-Age (qui était toujours celle de Jacques Fesch, comme la mienne), et celle de l'Occident soi-disant catholique. Cette évidence rejoint les paroles du Christ sur la Porte étroite, et son interrogation angoissée: "Le Fils de l'Homme, quand il reviendra, trouvera-t-il encore la foi sur la terre ?"

A cette question Jésus lui-même n'offre pour réponse que l'Eucharistie - la Sainte Vierge, la Médaille miraculeuse - et Thérèse de l'Enfant Jésus son offrande à l'Amour miséricordieux: la légion des "petites âmes, victimes d'holocauste" de cet Amour, a reçu la promesse qu'elles sauront veiller en gardant leur lampe allumée jusqu'au retour de l'Epoux qui semble tarder... mais qui ne les quitte pas du regard, comme une mère veille sur ses enfants.

HISTOIRE DE GILLES DE RAIS

"Comment devient-on le plus grand criminel de tous les temps ? Le hasard ? Le destin ? Il y a les deux dans la vie de Gilles de Rais, une vie qu'aucun romancier n'aurait osé inventer.

Il naît en 1403 au château de Champtocé, près de Nantes, de Guy de Laval, de l'illustre famille des Laval-Montmorency et de Marie de Craon, dotée d'une immense fortune. Guy de Laval est tué en 1414 à la bataille d'Azincourt et Marie de Craon meurt peu après. Tout enfant, Gilles se trouve donc à la tête d'un fabuleux domaine qui va de la Bretagne au Poitou, du Maine à l'Anjou. Il n'est pas encore adolescent et une partie de la France est à lui.

Gilles de Rais est confié à son grand-père maternel, Jean de Craon, un vieil homme plein d'esprit, mais au caractère fantasque. Gilles l'adore, mais il n'est pas certain que son grand-père exerce sur lui une influence heureuse. Il ne l'incite, en tout cas, pas à la modestie.

Un jour que l'enfant a douze ans, il l'emmène sur une haute colline dominant la Loire. A perte de vue, ce ne sont que des champs et des villages. Jean de Craon prend son petit-fils par les épaules et lui dit d'une voix vibrante :

- Regarde ! Tout est à toi. Tu es le maître de ce pays. Fais un beau mariage et tu deviendras l'homme le plus puissant de France !

L'homme le plus puissant de France... Cette formule tournerait la tête à n'importe qui, mais le jeune Gilles n'est pas n'importe qui.

Il manifeste déjà des penchants bizarres sur lesquels son grand-père, dans son libéralisme absolu, ferme les yeux. Il est cruel. Il élève des molosses, s'amuse à les faire jeûner et les jette dans les champs contre les moutons. Il se repaît du spectacle du sang et il rentre au château en proie à un trouble étrange...

Mais Gilles n'est pas seulement cruel, ses sens s'éveillent précocement et dans une direction bien particulière. Ce sont les jeunes gens de son âge qui l'attirent, uniquement eux. Sa nourrice essaie de faire preuve d'autorité, mais le grand-père l'envoie promener. Si Gilles est comme cela, que peut-on y faire ? Il faut qu'il suive sa nature. Il prend l'adolescent par le bras et l'emmène visiter les caves du château. Il ouvre les coffres pleins d'or et fait ruisseler des cascades de pièces en lui disant :

- Regarde, c'est à toi ! Tout est à toi !

Lorsque son petit-fils a seize ans, Jean de Craon décide de le marier. Il conclut l'alliance avec Catherine de Thouars, richissime héritière et cousine de Gilles, qui possède des terres attenantes aux siennes dans la région de Tiffauges.

Mais Catherine est trop proche cousine de Gilles, il faut une dispense du Pape. La dispense tarde trop, alors le jeune homme a un geste étonnant : il enlève sa fiancée et se présente devant un prêtre qui est bien forcé de les marier.

Catherine, éblouie par l'ardeur conquérante de son époux, doit vite déchanter. A peine installé avec elle à Tiffauges, il la délaisse. Au début, elle n'ose pas comprendre, mais elle se rend à l'évidence lorsqu'elle le voit tourner autour des pages et s'enfermer avec eux pour d'interminables conversations... Gilles de Rais va-t-il vieillir dans un mariage raté et dans une vie d'oisiveté et de débauche ? Va-t-il n'être qu'un grand seigneur dépravé comme il y en eut tant et tant ? Eh bien, non ! Gilles de Rais va brutalement entrer dans l'Histoire, dans la plus grande, dans la plus noble partie de l'histoire de France...

Triste temps pour notre pays que ce début du XVème siècle. C'est la plus noire période de la guerre de Cent ans. Les Anglais sont partout, soit personnellement, soit par l'intermédiaire des Bourguignons, le parti français qui épouse leur cause.

Le roi Charles VII, le Dauphin, comme on dit, car il ne s'est pas encore fait sacrer, végète à Chinon au milieu des quelques terres et des quelques seigneurs qui lui sont restés fidèles. Et à la cour, cette cour misérable dont ne voudrait pas un comte, le plus ardent soutien du roi se nomme Georges de la Trémoille. Il est connétable de France et ami intime de Jean de Craon. Il a entendu parler de Gilles... Peut-être estime-t-il que ses qualités de guerrier seraient utiles au parti français ; peut-être aussi a-t-il entendu parler de la mauvaise pente que suivait le jeune homme et veut-il le remettre sur le bon chemin ? Toujours est-il qu'il le réclame à la cour.

Lorsque Gilles de Rais arrive à Chinon, c'est l'effervescence. Quelques jours plus tôt, une jeune bergère l'a précédé, venant de Domrémy. Elle s'appelle Jeanne d'Arc et on dit qu'elle est capable à elle seule de sauver le royaume.

Les deux jeunes gens se rencontrent. C'est une des rencontres les plus extraordinaires de l'Histoire... Qu'ont-ils de commun, la Pucelle et le jeune dépravé ? La sainte, envoyée de Dieu, et celui qu'attire inconsciemment le démon ? La bergère et le richissime seigneur ?... Il est là. Il la fixe de son regard dominateur. Il a vingt-six ans ; il est dans toute la force de sa virilité. Malgré sa petite taille, il y a en lui quelque chose de majestueux et d'impressionnant ; son corps trapu est celui d'un guerrier fait pour la lutte, mais c'est surtout sa barbe qui fascine : une barbe d'un noir si intense qu'elle a des reflets bleus.

Gilles devrait n'avoir qu'un regard dédaigneux pour cette Jeanne d'Arc qui le dévisage de ses yeux candides. Il a toujours méprisé les femmes. Et pourtant, c'est l'inverse qui se produit : c'est lui que est subjugué par elle. Que se passe-t-il en lui ? Quelle force étonnante le voue dès cet instant, corps et âme, à cette fille si humble en apparence ? C'est un miracle, il n'y a pas d'autre mot, qu'on lui donne un sens psychologique ou surnaturel.

Dès lors, Gille de Rais suit Jeanne d'Arc aveuglément. Il est son compagnon d'armes le plus aimé et le plus fidèle. Il est à ses côtés lors de la prise d'Orléans, le 8 juin 1429, il est à ses côtés à Reims, le 17 juin, au sacre de Charles VII.

C'est le jour de gloire pour Gilles de Rais. Il se tient à la gauche du roi, tandis que la Pucelle est à sa droite. Il reçoit le titre de maréchal de France et le droit de porter les fleurs de lys sur ses armoiries...

Mais, à la victoire, succèdent la défaite, puis la tragédie. Tout de suite après le sacre, Jeanne et lui échouent devant Paris. Il rentre. Il la laisse continuer seule. Puis Jeanne d'Arc est faite prisonnière et, le 30 mai 1431, un messager vient apprendre à Gilles, retiré dans son château de Champtocé, qu'elle a été brûlée à Rouen.

Gilles de Rais se sent infiniment seul. Il est pourtant l'homme le plus célèbre, le plus riche et le plus puissant de France. Même le roi le jalouse; il possède presque autant du pays que lui. Sa fortune est immense - on a pu l'estimer à environ mille milliards de centimes actuels. Mais qu'est-ce que signifie tout cela ? Rien du tout, Gilles le sait parfaitement... Ou plutôt si, c'est une terrible tentation : la possibilité de tout faire, protégé par la gloire et la puissance.

Un peu plus loin dans le château, Jean de Craon s'éteint peu à peu... Gilles de Rais redoute par-dessus tout la mort de son grand-père, le seul être qu'il ait aimé sur cette terre avec Jeanne. Lorsqu'il ne sera plus là, cette fois, il sera définitivement seul, entièrement livré à lui-même. Et Gilles de Rais tremble à cette perspective, car il sait parfaitement ce qu'il y a à l'intérieur de lui.

Jean de Craon meurt le 15 novembre 1432...



Janvier 1433. Un hameau semblable à tous les autres dans le pays nantais. Un paysan et sa femme voient passer deux cavaliers devant leur masure. Ils sont bien vêtus, ils portent l'habit des gens du seigneur. Ils frappent à la porte branlante ; ils la poussent. Le souffle de la tempête de neige s'engouffre dans la masure. A l'intérieur ils sont huit à se serrer comme ils peuvent autour d'un feu presque éteint. Outre les parents, il y a quatre filles et deux garçons. L'un des hommes se met à leur parler. La bourse qu'il porte à sa ceinture les fascine...

- Je suis Poitou, serviteur de notre sire Gilles de Rais. Mon camarade se nomme Henri et...

Le paysan et sa femme se taisent, ne trouvant pas leurs mots tant cette apparition leur semble venir d'un autre monde. Poitou continue :

- Mon maître cherche de jeunes pages...

Il fait tourner négligemment sa bourse entre ses doigts.

- Et mon maître est très généreux...

Il désigne le plus jeune des garçons, un petit bonhomme tout maigrichon aux cheveux ébouriffés qui doit avoir huit ans :

- Celui-ci conviendrait.

Il n'a rien besoin d'ajouter. La mère prend le gamin, le débarbouille et le coiffe hâtivement. Poitou sort des pièces de sa bourse. Quelques minutes plus tard, l'enfant est à cheval, serrant tout son bien dans un mouchoir noué. Il a un sourire radieux ; ses frères et soeurs le regardent avec envie... Une fois les cavaliers partis, le paysan et sa femme restent muets un long moment. Ils ont quelques vagues craintes, quelques vagues remords. C'est vrai qu'il y a trop d'enfants qui disparaissent depuis quelque temps dans la région. Mais ce sont les loups ou si ce ne sont pas les loups, ce sont les Anglais. Et, de toute façon, celui-là, maigrichon comme il était, il serait mort de froid avant le printemps.



8 mai 1435. Comme tous les ans à la même date depuis cinq ans, les habitants d'Orléans célèbrent la délivrance de leur ville. Mais cette fois, la cérémonie ne sera pas comme les autres. Gilles de Rais, l'ancien vainqueur, a décidé de s'y rendre en personne.

Il fait son entrée au son des cloches, à la tête de sa maison militaire et civile. C'est fabuleux, c'est inouï de luxe grandiose : deux cents cavaliers avec leurs écuyers et leurs servants, la foule des serviteurs personnels de Gilles, des hérauts d'armes, des trompettes, des musiciens d'orchestre, le choeur d'enfants le plus beau du royaume et cent quarante acteurs et baladins.

Des tréteaux ont été dressés sur la place principale d'Orléans. Les comédiens interprètent le Mystère de la libération d'Orléans, drame de circonstance, à la gloire de Jeanne d'Arc et de Gilles.

Le public est ébahi. Jamais de mémoire d'homme on n'a vu une si belle fête. On crie :

- Vive Monseigneur Gilles !

Mais lui ne sourit pas. Dans son fauteuil, sous un dais, il est le seul dans cette atmosphère de liesse à garder l'air sombre. Qu'a-t-il voulu en donnant cette fête qui ruinerait les caisses d'un Etat ? Sans doute se replonger dans ces temps limpides où ses sombres penchants étaient transfigurés par sa radieuse compagne d'armes. Mais le charme ne joue plus, Jeanne d'Arc n'a pas fait de second miracle. Chacun regarde avec une sorte de crainte cet homme trapu à la barbe noire et au visage fermé sur lui-même comme pour cacher un effrayant secret.

La vérité, le secret de Gilles, est double. D'abord, malgré sa prodigieuse fortune, il est en train de se ruiner. La fête d'Orléans n'est que la plus voyante, la plus exorbitante de ses dépenses. Mais dans sa vie de tous les jours, le seigneur de Tiffauges, Champtocé et autres lieux, mène un train de monarque.

Ses héritiers s'en inquiètent. Ils s'adressent au roi Charles VII. Celui-ci est trop heureux de contrecarrer un seigneur qu'il jalouse. Il déclare Gilles de Rais "prodigue et incapable" et le fait mettre sous tutelle. Désormais, il ne pourra plus faire de dépenses sans l'autorisation de ses tuteurs.

C'est mal connaître Gilles. Aussitôt, par défi, il vend une partie de ses terres au duc de Bretagne Jean V. Et puis, comme il a commencé à vendre, il continue. Il se débarrasse de ses seigneuries n'importe comment, il brade, il liquide. L'or revient dans les coffres mais il est dilapidé tout aussitôt dans des fastes incroyables...

L'or manque de nouveau et Gilles de Rais sent bien qu'un moment arrivera où il n'aura plus rien à vendre. Alors, il doit se résoudre à employer l'autre moyen de se procurer de l'or, le moyen ténébreux et dangereux : l'alchimie...

Gilles de Rais entend dire que le meilleur alchimiste est un Florentin du nom de Prelati. Il envoie des émissaires de l'autre côté des Alpes avec mission de le ramener à prix d'or.

François Prelati a vingt-deux ans ; il est d'une beauté de séraphin qui contraste étrangement avec le métier qu'il pratique. Malgré son jeune âge, il a la tête sur les épaules et il comprend tout le parti qu'il peut tirer de Gilles de Rais. Il accepte.

Devant Prelati, Gilles perd effectivement tout sens critique et même tout bon sens. Il croit aveuglément les niaiseries qu'il lui débite. Pourquoi ? Peut-être à cause de ses cheveux bouclés et de son sourire d'archange...

- Monseigneur, je suis en commerce habituel avec le diable nommé Baron. C'est lui qui a le pouvoir de faire apparaître l'or.

- Je vous prie, évoquez-le tout de suite, ici même !

Prelati fait un grand feu dans la cheminée et prononce les phrases cabalistiques. Mais Baron n'apparaît pas...

Dans les mois qui suivent, d'ailleurs, le diable n'apparaît jamais en présence de Gilles. Ce n'est que lorsque le magicien s'enferme seul qu'il consent à se manifester. Le résultat est pourtant aussi décevant : au lieu d'or, le démon ne laisse que des tas de cendres ou de feuilles mortes.

Gilles de Rais s'en irrite parfois. Les séances de magie noire lui coûtent une fortune. Mais Prelati a réponse à tout.

- C'est normal, Monseigneur, le diable est facétieux. Il adore se jouer des mortels. Il faut continuer à l'évoquer.

Et Gilles de Rais continue à faire confiance au magicien. Il le gardera à son service jusqu'au bout. Son esprit commence à s'égarer et puis, de toute manière, il n'a pas le choix. L'alchimie, l'intervention du diable, peuvent seules le sauver. Il n'a presque plus rien. Et il lui faut de l'or à tout prix. Non plus pour continuer une vie fastueuse à laquelle il renonce peu à peu, mais pour acheter les consciences, pour conserver une façade de puissance, pour éviter qu'on découvre le reste...

Le reste nous conduit tout droit dans l'horreur... C'est tout de suite après la mort de son grand-père que Gilles de Rais, définitivement seul, s'est livré à ses instincts, c'est-à-dire au crime.

Ses rabatteurs, Henriet et Poitou, parcourent le pays à la recherche de jeunes garçons, parfois des filles, entre huit et douze ans, et les amènent dans un des châteaux du seigneur. Gilles de Rais s'enferme avec la petite victime. Il la poignarde, la torture. Après avoir pris son plaisir, il la décapite. Puis il s'agenouille devant le cadavre et supplie en pleurant la jeune âme qui se trouve encore dans la pièce de prier le Seigneur pour lui.

Cela dure pendant des mois, des années. Les têtes des plus beaux enfants sont exposées pendant quelques jours dans une chambre où il se livre à la débauche avec ses domestiques. Ensuite, elles sont jetées au feu ou enterrées.

La nuit, souvent, depuis le chemin de ronde des châteaux de Tiffauges, Mâchecoul ou Champtocé, les gardes voient une lueur dans le donjon. Il s'élève de la cheminée une fumée noire à l'odeur écoeurante qui retombe en pluie grasse. Dans les caves des mêmes châteaux, des caisses remplies d'ossements s'accumulent. On ne sait plus où les mettre...

Les années passent. Nous sommes au printemps 1440. C'est par centaines qu'il faut chiffrer les petites victimes dans tout le pays nantais. Gilles de Rais est presque ruiné. Il est harcelé par une meute de créanciers et, pourtant, aucune poursuite n'est encore engagée contre lui. Que font tous ces parents qui restent sans nouvelles de leurs fils ou de leurs filles, emmenés un jour par les serviteurs du maréchal de France ? Que font les gardes, les domestiques qui ont fatalement compris ? C'est simple : ils ne font rien parce qu'ils ont peur. Ils chuchotent entre eux. Ils se signent en passant devant les hautes tours du château, mais ils se taisent. Sans doute aussi n'osent-ils pas y croire. L'horreur, l'abomination ne sauraient aller jusque-là ! Et puis, pas de la part du compagnon de Jeanne d'Arc, du libérateur du royaume...

L'horreur aurait sans doute duré longtemps encore si Gilles de Rais n'avait pas commis la seule faute qui pouvait le perdre...

Le lundi de Pentecôte 1440, il part à la tête d'une troupe de soixante cavaliers. Il a vendu récemment à un certain Geoffroy le Féron ses terres de Saint-Etienne-de-Mer-Morte. Or, non seulement celui-ci ne l'a pas payé, mais Gilles vient de recevoir les doléances de ses serfs. Sitôt en possession du domaine, Geoffroy le Féron a rétabli les impôts dont il les avait définitivement dispensés.

Et voilà donc le maître de Tiffauges qui prend la tête d'une expédition punitive pour défendre ses serfs. Des serfs qui, dans la mentalité des seigneurs de l'époque, ne valent pas beaucoup plus que des objets. Mais pas pour lui. Pour lui, ce sont des hommes comme les autres et il ne recule devant aucun risque pour leur rendre justice.

Geoffroy le Féron est absent du château de Saint-Etienne-de-Mer-Morte, mais son frère Jean est à la chapelle. Jean le Féron est moine. Il est en train d'écouter la messe de ce lundi de Pentecôte. Le sang de Gilles ne fait qu'un tour. La hache de guerre au poing, il entre dans l'église. Il arrache l'ecclésiastique à son banc en hurlant :

- Ah, ribaud ! Tu as fait extorsion à mes hommes et tu les as battus ! Suis-moi ou je te tuerai tout mort!

Jean le Féron, épouvanté, obéit au sire à la barbe noire. Le prêtre qui célébrait la messe s'enfuit en poussant des cris, les fidèles se taisent morts de peur. Et après avoir copieusement injurié le moine, Gilles de Rais le fait jeter dans les oubliettes de Saint-Etienne-de Mer-Morte...

C'était de la pure folie! Gilles de Rais pouvait se moquer des décisions du roi de France en rejetant la tutelle ; il pouvait tuer, mais pas enlever un religieux au milieu de la messe. Le sacrilège est à l'époque le seul crime inexpiable, que même un roi ne pourrait se permettre. L'église bafouée va réagir. Gilles de Rais a signé son arrêt de mort pour défendre quelques serfs.

Car il ne manque pas de gens qui n'attendaient qu'un prétexte pour l'abattre. D'abord le duc de Bretagne, Jean V, qui le convoque à sa cour de Josselin.

Jean V a certainement entendu parler des disparitions d'enfants, mais ce n'est pas cela qui le préoccupe. S'il tient tant à la chute du maréchal de France, c'est pour des raisons moins avouables. Tous ces domaines que Gilles a vendus pour des bouchées de pain ont été rachetés dans des conditions pas toujours très claires. Le plus souvent, il s'agissait de prête-noms agissant pour le compte de Jean V lui-même. Si le seigneur de Tiffauges était condamné, plus personne ne se poserait de questions au sujet de la régularité de ces acquisitions.

Jean V admoneste donc violemment son vassal pour le sacrilège abominable qu'il a commis à Saint-Etienne-de-Mer-Morte. Il veut bien lui pardonner, mais contre le paiement d'une amende. L'amende est si forte que Gilles ne pourra jamais la payer. Il est pris au piège.

Il est même pris plus encore qu'il ne l'imagine. Un autre personnage n'attendait, lui aussi, que cette occasion : c'est l'évêque de Nantes, Jean de Malestroit. Et lui, c'est vraiment pour mettre fin à ses crimes. Depuis longtemps déjà, des rumeurs parviennent à son palais épiscopal de Nantes ; des nouvelles tellement abominables que l'évêque n'avait d'abord pas voulu les croire. Mais elles étaient si nombreuses, si concordantes, qu'il a bien dû se rendre à l'évidence : il avait dans son diocèse le plus grand criminel que la terre ait porté.

Pourtant, jusque-là, ce n'étaient que des bruits. Personne n'avait osé faire contre le seigneur de Rais une déposition écrite. Cette fois, Jean de Malestroit sent que le moment est venu pour lui d'agir. Il lance contre Gilles une diffamation. La diffamation est une procédure ecclésiastique de l'Ancien Régime utilisée dans les cas où l'Eglise est en cause. Aux prêches du dimanche, tous les curés du diocèse doivent lire une proclamation à leurs fidèles, les enjoignant de témoigner sous peine d'excommunication.

Une fois la diffamation lancée, l'évêque de Malestroit ne s'en tient pas là. Il sait que même la menace de l'excommunication - le châtiment le plus grave à l'époque, car il signifie la damnation assurée - ne sera pas suffisante. Pour le paysan, la peur de Gilles de Rais est plus forte encore que celle de l'enfer. Alors Jean de Malestroit décide de parcourir lui-même les campagnes en grand apparat, avec un cortège impressionnant. Il faut frapper les imaginations de ces gens simples, leur montrer que l'Eglise, dans toute sa pompe, dans toute sa puissance, se dresse contre leur bourreau et qu'il n'y a que Dieu qui soit plus fort que le diable.

Au début les bouches restent malgré tout fermées. L'évêque sent le terrible débat qui agite ces êtres qui ne savent plus ce qu'ils doivent faire. Et puis, un jour, devant une masure qui ressemble à toutes les autres, un paysan s'agenouille devant la robe violette. Et il parle.

- Oui, Monseigneur, le sire de Rais à tué mon fils. Ses gens l'ont emmené il y a six ans et un serviteur de Tiffauges m'a dit qu'il l'avait égorgé.

Jean de Malestroit a une inspiration soudaine :

- Viens avec moi dans mon château de Nantes. Tu y seras en sécurité.

C'est ce qu'il fallait dire. Les paysans comprennent immédiatement que Gilles de Rais ne peut désormais plus rien contre eux.

Alors ils parlent... ils parlent tous... C'est déchirant. C'est un flot, un torrent de larmes. Dans les jours, les semaines qui suivent, les secrétaires de Jean de Malestroit enregistrent déposition sur déposition... Le 13 septembre 1440, l'évêque de Nantes en sait assez. Il peut passer à l'action ouverte. Il cite publiquement Gilles de Rais devant son tribunal.

Nous, Jean, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, évêque de Nantes, à tous et à chacun.

Vous devez savoir que dernièrement, nous avons entendu plusieurs fois de fortes plaintes ; nous avons appris que le noble messire Gilles de Rais, baron de notre diocèse, avait tué et égorgé avec des perversités inouïes qui ne peuvent être exposées en raison de leur horreur, et qui seront déclarées en latin, en temps et lieu opportuns.

Et l'évêque enjoint la force publique d'arrêter Gilles de Rais pour qu'il soit traduit à l'official de Nantes, le lundi 19 septembre, le jour de l'Exaltation de la Sainte Croix...

15 septembre 1440. Les troupes du duc de Bretagne, commandées par Jean Labbé, capitaine des gardes, se présentent devant le château de Mâchecoul où Gilles de Rais s'est retranché. Mâchecoul est le plus puissant des ses châteaux ; les murailles hautes et lisses le rendent pratiquement imprenable; sa garnison est nombreuse et ses réserves le sont tout autant.

Le porte-bannière du duc de Bretagne s'avance. A côté de lui, un héraut et plusieurs trompettes. Les trompettes sonnent deux fois. Le héraut déplie son parchemin. Les trompettes sonnent une troisième fois et le héraut dit d'une voix forte :

- Nous, Jean Labbé, capitaine d'armes, agissant au nom de monseigneur Jean V, duc de Bretagne et de monseigneur Jean de Malestroit, évêque de Nantes, enjoignons à Gilles, comte de Brienne, seigneur de Laval, de Pouzauges, Tiffauges, Mâchecoul, Champtocé et autres lieux, maréchal de France et lieutenant général de Bretagne, de se constituer prisonnier pour avoir à répondre devant les juridictions religieuses et civiles de la triple inculpation de sorcellerie, d'assassinat et de sodomie.

Gilles de Rais est là-haut sur les murailles. S'il lui restait le moindre doute sur sa situation, il n'en a plus.

Il y a un grand silence. Les hommes du duc de Bretagne ne sont pas nombreux. Ils attendent en essayant de cacher leur peur. Gilles de Rais, qui n'a pas hésité à enlever un religieux, la hache au poing en plein office, aura encore moins de scrupules avec eux, maintenant qu'il n'a rien à perdre. D'un instant à l'autre, une grêle de flèches va s'abattre depuis les créneaux...

Eh bien, non. Le pont-levis s'abaisse. Et Gilles de Rais s'avance. Il semble aller de lui-même, avec une sorte de délivrance, vers son châtiment. Qui sait même si cet imprévisible personnage n'a pas fait exprès de commettre l'absurde profanation de Saint-Etienne-de-Mer-Morte pour hâter une chute qui tardait à venir ?

Henriet et Poitou, les deux rabatteurs du monstre, de même que Prelati, l'alchimiste, sont arrêtés dans le château. La phase judiciaire de l'affaire Gilles de Rais peut maintenant commencer. Ce sera de loin la plus extraordinaire.



Le procès de Gilles de Rais commence le 19 septembre 1440 à Nantes, dans la Tour-Neuve du château. Le maréchal de France se présente, arrogant, devant ses juges, en costume brodé d'hermine, la main sur le pommeau d'or de son épée. Jean de Malestroit, qui préside, lui signifie qu'il est poursuivi pour l'affaire de Saint-Etienne-de-Mer-Morte et demande :

- Gilles, reconnaissez-vous la compétence du tribunal ?

Les traits du seigneur de Rais se détendent. Il semble soulagé qu'il ne soit question que du rapt du moine.

- J'y consens volontiers.

- Fort bien, réplique Jean de Malestroit. Le tribunal vous poursuivra donc selon les règles de l'Inquisition.

Le grand seigneur se crispe. Il comprend avec quelle habileté a manoeuvré son adversaire. En ne contestant pas le sacrilège, le crime contre l'Eglise, il a accepté de se placer lui-même dans l'appareil juridique le plus implacable de l'époque : l'Inquisition. Dans les procès d'Inquisition, les droits de l'accusé sont réduits au minimum. Il n'a, en particulier, pas d'avocat.. L'audience est levée et Gilles de Rais est reconduit dans son cachot.

Il a tout le temps de méditer sur la faute tactique qu'il vient de commettre car ce n'est que le 8 octobre qu'il est conduit de nouveau devant le tribunal pour une séance, d'ailleurs fort brève, où on lui annonce que son acte d'accusation lui sera lu le 13.

C'est donc le 13 octobre qu'a lieu l'audience décisive du procès. Le greffier lit l'acte d'accusation, qui ne comprend pas moins de quinze pages et quarante-neuf articles, et l'accusé devient livide. Il a été joué. Dès cet instant, il sait que plus rien ne pourra le sauver.





... Article XV - Item, attendu ce que d'abord rapportait la rumeur publique, puis l'enquête secrète menée par le seigneur évêque de Nantes, mais attendu aussi les dénonciations assurant que le dit Gilles de Rais avait immolé les corps d'enfants aux démons de manière damnable, qu'aux dires de plusieurs autres, le dit Gilles de Rais avait évoqué les démons et les malins esprits et sacrifié à ceux-ci, et qu'avec les dits enfants tant garçons que filles, Gilles avait horriblement commis le péché de sodomie, dédaignant avec les filles le vase naturel, parfois pendant qu'ils vivaient, parfois après leur mort, parfois pendant qu'ils mouraient, l'accusateur déclare et entend prouver que le susdit Gilles de Rais, imbu du malin esprit et oubliant son salut, a commis et perpétré ce qui est exposé ci-dessus et ci-dessous depuis huit années, toutes les années, tous les mois, tous les jours, toutes les nuits de ces huit années.

Article XVI - Item que le susdit Gilles de Rais, il y a cinq ans, en une salle basse de son château de Tiffauges, fit tracer plusieurs signes, figures et caractères par certain Maître François Prelati, Italien de nation, se disant expert dans l'art interdit de géomancie.

Article XXVII - Item qu'à Nantes dans la maison nommée "La Suze", située dans la paroisse Notre-Dame, dans une certaine chambre haute où il avait pris l'habitude de se retirer pour passer la nuit, il tua cent quarante enfants de traîtreuse, de cruelle et inhumaine façon...

Article XXXVI - Item qu'il y a environ cinq ans passés, le seigneur de Bretagne, devant se rendre dans le château de Champtocé, le susdit Gilles de Rais fit transporter par ses complices Henriet et Poitou, pour y être brûlés - de peur que le seigneur duc et ses gens ne les trouvassent - quarante-cinq têtes, avec les ossements, d'innocents enfants inhumainement tués, avec lesquels il avait détestablement commis le péché de sodomie et autres crimes contre nature...

Article IXL - En conclusion, l'accusateur entend faire la preuve avec les meilleurs moyens qu'il se peut de tout ce qui a été plus haut exposé.



- Reconnaissez-vous les faits ? demande Jean de Malestroit à l'accusé.

Gilles de Rais a eu le temps de se remettre de sa surprise. Et devant l'évidence, malgré la précision accablante des détails - qui prouvent à quel point l'enquête de l'évêque a été bien faite - il retrouve toute sa superbe. Il se dresse de toute sa courte taille, barbe noire en avant :

- Je ne veux rien répondre à de tels articles. Je vous considère, vous, et tous les membres de l'Inquisition, comme des débauchés. Je préférerais être pendu la corde au cou, que de répondre à de tels juges.

L'évêque de Nantes s'emporte devant tant d'insolence :

- Réponds ou je t'excommunie !

Gilles de Rais le regarde dans les yeux.

- Je n'ai rien à dire. Je suis aussi chrétien et vrai catholique que vous-même.

Cette fois, c'en est trop. Gilles de Rais est excommunié sur-le-champ. Le tribunal se retire.

Alors, une fois dans son cachot, Gilles de Rais s'effondre. L'excommunication, pour lui dont la mort est imminente, c'est la certitude de l'enfer, c'est être abandonné par l'Eglise, par Dieu lui-même. Et Gilles de Rais n'a jamais cessé d'être profondément croyant. Il rappelle ses juges. Il demande en pleurant qu'on lève l'excommunication et il annonce qu'il fera des aveux complets. L'excommunication est levée et les aveux publics sont fixés au 22 octobre.

Gilles semble désormais serein. Avec la levée de l'excommunication, il a retrouvé de nouveau son assurance. Il demande qu'on conduise Prelati dans sa cellule pour qu'il lui fasse ses adieux. Cette faveur lui est accordée. Malgré les piètres résultats qu'il a obtenus, il a conservé une grande tendresse pour le jeune et beau magicien. Il s'entretient longuement avec lui et, lorsque l'instant de la séparation est venu, il lui dit en larmes :

- Adieu, François, mon ami. Jamais nous ne nous reverrons en ce monde. Mais soyez certain que nous nous reverrons dans la grande joie du paradis...

L'homme qui parle en cet instant a, selon les estimations, entre mille et quinze cents meurtres sur la conscience !...



22 octobre 1440 . Les rues de Nantes regorgent de monde. Les habitants de la ville et les paysans des alentours se pressent vers une chapelle désaffectée. C'est là que Gilles de Rais va prononcer ses aveux, la salle de la Tour-Neuve ayant été jugée trop petite pour la circonstance.

La foule est là, énorme, silencieuse. Et voici l'accusé... Il n'y a pas un cri, pas un murmure, mais la stupeur se lit sur tous les visages. Le maréchal de France ne porte plus son habit bordé d'hermine, il n'a plus au flanc gauche l'épée à pommeau d'or. Il est vêtu d'habit de drap rouge en étoffe grossière. Pourquoi a-t-il choisi cet étrange tenue ? Par mortification, puisque l'habit qu'il porte est celui des serfs ? Ou par provocation, puisqu'il a la couleur du sang ? Les deux peut-être, et même sans doute.

A la place de l'autel, sous un grand crucifix, siège le tribunal. Il n'est pas seul. Jean de Malestroit a convoqué les principaux notables de Nantes pour qu'ils signent le procès-verbal. Il sait que ce qui va être dit est tellement monstrueux, tellement incroyable, qu'il faut qu'il n'y ait aucun doute pour les générations futures, pour l'Histoire.

Gilles de Rais parle. Il s'exprime avec tout son sang-froid.

- J'ai commis de grands et énormes crimes. Je demande que ma confession soit publiée en français et non en latin, afin que tout le monde puisse la comprendre pour ma honte.

Jean de Malestroit accède à cette demande et Gilles de Rais commence sa confession.

- J'ai, pour mon ardeur et délectation sensuelles, pris et fait prendre un si grand nombre d'enfants que je ne saurais en préciser avec certitude le nombre. Je les ai tués et j'ai commis avec eux le péché de sodomie, tant avant qu'après leur mort, mais aussi durant leur mort...

Gilles de Rais entre alors dans le détail de ses crimes... Il parle. Il parle pendant des minutes et des minutes... C'est interminable, c'est insupportable et - ce qui est terrible à dire - c'est lassant à force de répétitions. Il n'est pas possible de citer la confession de Gilles de Rais. Elle est pourtant parfaitement connue et conservée à la bibliothèque municipale de Nantes. Mais aucun des livres qui traitent du sujet n'en donne plus que quelques lignes, tout simplement parce que c'est impubliable...

Vers le milieu de son récit, Gilles de Rais s'arrête, vaincu par l'émotion. Alors, on voit Jean de Malestroit faire un geste extraordinaire. Il se lève, retire son manteau d'évêque, se dirige vers le grand Christ au-dessus de lui et lui voile la face. Quand il se retourne, l'accusé pleure.

L'affreuse confession est enfin terminée, mais Gilles de Rais n'a pas fini de parler. Il se tourne vers la foule. Il s'adresse aux pères de famille :

- Mon caractère est corrompu, leur dit-il, parce que mon grand-père s'est montré trop faible avec moi. Je vous conseille de montrer plus de sévérité à l'égard de vos enfants afin qu'une pareille chose ne leur arrive pas.

Cela dépasse tellement l'imagination qu'on a peine à le croire. Ces pères, auxquels il s'adresse, sont ceux de ses victimes. Ces enfants dont il parle, sont ceux qui restent parce qu'il ne les a pas tués. La foule va-t-elle s'emparer du monstre qui est au milieu d'elle sans défense, le mettre en pièces ? Non. Elle écoute attentivement et même religieusement. Gilles de Rais poursuit :

- J'implore avec humilité, en pleurant, la miséricorde et le pardon du Créateur, comme aussi la miséricorde et le pardon des parents et des amis des enfants que j'ai si cruellement massacrés. Je demande à tous les fidèles adorateurs du Christ, qu'ils se trouvent ici ou ailleurs, le secours de leurs dévotes prières.

Alors, il se produit un miracle, un miracle de la foi si intense du Moyen Age. Cette foule, qui se compose des parents des innocents assassinés, ne voit plus dans l'accusé son bourreau. Elle ne voit qu'une âme qui demande sa rédemption.

Et les milliers de pauvres gens présents se mettent à genoux et commencent à prier...



Trois jours plus tard, le 25 octobre 1440, devant le tribunal de l'Inquisition, Gille de Rais entend le jugement.

- Nous Jean, évêque de Nantes, siégeant en tribunal et n'ayant en vue que Dieu seul, attendu ta confession spontanément faite devant nous, qui a justement ému nos âmes, nous décidons que tu as encouru des peines de droit afin de te punir et corriger salutairement...

La dernière formule, passablement obscure, signifie que le tribunal d'Eglise - qui n'a pas le droit de prononcer une peine - le remet entre les mains de la justice civile pour qu'elle décide à sa place.

Gilles de Rais est donc conduit au tribunal civil de Nantes. Il y retrouve Henriet et Poitou, ses deux complices, dont le procès se déroulait parallèlement et qui viennent d'être condamnés à mort. Le duc de Bretagne en personne rend la sentence :

- Gille de Rais, je te condamne à être pendu et brûlé. Je t'enjoins de crier merci à Dieu et de te préparer à mourir en bon état, et avec beaucoup de regrets d'avoir commis tes crimes. La sentence sera mise à exécution demain à onze heures.

Gilles de Rais remercie avec humilité le duc, mais il ajoute une demande:

- Je vous supplie d'être conduit au gibet en une procession solennelle, à laquelle participeront tout le clergé de la ville et tous les dignitaires de Bretagne à votre suite, jusqu'au moindre cavalier. Je vous supplie ensuite d'être pendu le premier pour que mes serviteurs ne puissent croire qu'on les exécuterait seuls et que vous me feriez grâce.

Et le duc de Bretagne n'hésite pas. Il accepte.

Le lendemain, 26 octobre 1440, il fait froid et humide. De tout le pays nantais, les gens sont venus ; beaucoup ont passé la nuit dans la rue. A neuf heures, les portes de la cathédrale s'ouvrent. Monseigneur de Malestroit sort le premier, en habit d'apparat, avec sa mitre et sa crosse d'or ; derrière lui, un reliquaire contenant un morceau de Vraie Croix, puis tout le clergé. La procession s'ébranle. Lorsque le dernier prêtre a repris sa place, le duc Jean V se met en marche, suivi de sa cour et de tous les dignitaires de Bretagne. Puis le peuple entre à son tour dans le cortège, lentement, avec recueillement.

L'immense file prend la direction de la plaine de Biesse, de l'autre côté de la Loire, où trois échafauds ont été dressés. Tout en queue du cortège figurent les condamnés, entourés de leurs gardes.

Il est onze heures lorsque Gilles de Rais et ses deux complices arrivent enfin au lieu de leur supplice. La foule est énorme. Elle s'est répandue de part et d'autre du gibet en un immense demi-cercle. Elle chante les prières de la messe de requiem : le Dies irae et le De profundis. Des moines se sont juchés sur l'estrade des potences pour battre la mesure... Leurs bras s'arrêtent dans un dernier geste. Le silence se fait. Il est si total que les premiers rangs peuvent entendre Gilles de Rais s'adresser à ses deux compagnons :

- Je vous supplie de faire confiance à la volonté divine et de vous abandonner à elle.

Et, comme avec Prelati, il leur dit calmement, en guise d'adieu :

- Je prends l'engagement que tous, dans un moment, ayant franchi le trépas, nous nous retrouverons en paradis.

Puisqu'il doit être exécuté le premier, Gilles monte sur l'estrade. Il s'adresse à la foule :

- Je suis le frère de tous ceux qui sont présents, étant chrétien. Je prie particulièrement ceux dont j'ai tué les enfants non seulement de me pardonner, mais de prier pour mon salut, pour l'amour et la passion de Notre-Seigneur.

Va-t-il y avoir des cris, des vociférations ? Non. Pas un mot. Les prêtres font signe à la foule de s'agenouiller, et la foule s'agenouille. Puis les prêtres s'agenouillent à leur tour. Et c'est agenouillés, que le peuple de Nantes, l'évêque Jean de Malestroit et le duc de Bretagne, entendent les dernières paroles du plus grand criminel de tous les temps.

- Je prie monseigneur saint Jacques, pour qui j'ai toujours eu une particulière dévotion, et monseigneur saint Michel, soldat du ciel et patron des soldats de la terre, d'intercéder pour moi auprès de Dieu. Je demande qu'au moment où mon âme sera séparée de mon corps, il plaise à monseigneur saint Michel de la recevoir et la présenter à Dieu.

Puis d'un geste impératif, il fait signe au bourreau d'accomplir son devoir. L'instant d'après, son corps se balance au-dessus du bûcher.

Les flammes touchent ses pieds, tandis que sont allumés les bûchers d'Henri et de Poitou qui viennent d'être pendus à leur tour.

Mais le seigneur de Rais ne sera pas réduit en cendres et jeté au vent comme ses deux complices, comme celle qui fut la grande et brève lumière de sa vie. Le bourreau, sur ordre du duc, coupe la corde. Cinq femmes vêtues et voilées de blanc, couleur du grand deuil, s'approchent du corps et l'emportent lentement. Une sixième femme sort à son tour de la foule. Chacun reconnaît Catherine de Thouars, la femme de Gilles, fidèle, elle aussi, par-delà la mort. Ce cortège muet de femmes en pleurs s'éloigne au milieu des prières. On dirait qu'on emporte le corps du Christ...

Gilles de Rais a été enterré dans l'église des Carmes de Nantes, en compagnie des dignitaires de Bretagne. Et l'extraordinaire vénération qui a entouré le criminel repenti a continué. Pendant des siècles, les pélerins sont venus se recueillir sur sa tombe.

C'est à la Révolution que les restes de Gilles de Rais ont été exhumés et détruits comme tous ceux des princes de Bretagne.

L'extraordinaire foi héritée du Moyen Age avait vécu. Elle est si difficile à comprendre de nos jours que nous aurions tendance à considérer les victimes qui se sont agenouillées devant leur bourreau comme des lâches ou des simples d'esprit. Il n'en est rien. Pour tous ces pauvres gens martyrisés, accorder le pardon au plus monstrueux d'entre eux, était au fond d'eux-mêmes un acte d'espérance. Il signifiait que, dans la terrible lutte que se livraient les forces du Bien et du Mal pour la conquête de l'homme, il y avait jusqu'au bout un espoir. Le croyant, quelques soient ses fautes, restait ultimement libre de son rachat.

Ce n'est pas un hasard si Gilles de Rais a définitivement péri à la Révolution française. L'homme n'est plus alors considéré que vis-à-vis des autres hommes. Dieu et le diable font place au citoyen. C'est en tant que seigneur que le corps de Gilles a été profané ; pour les sans-culottes, il n'était rien d'autre.

Le monde moderne commençait..."

Noël 1999

Fr. M.D. Molinié, o.p.



La discussion

 grosse déprime, de Agesilas [2006-05-09 10:06:24]
      Rédemption, de Thomas [2006-05-09 10:19:56]
      Et pourtant !, de Emmanuel [2006-05-09 10:29:26]
      Allons, de olo [2006-05-09 10:32:56]
      Vraie Charite, de Ravioli [2006-05-09 10:54:54]
          Sed contra, de olo [2006-05-09 11:16:27]
              La tolérance zéro n'est pas incompatible avec la [...], de Vianney [2006-05-09 13:17:17]
                  Depuis que le monde est monde..., de Thomas [2006-05-09 13:59:32]
                  Cher ami, de olo [2006-05-09 14:06:51]
      J’ai la même réaction d’horreur, de Pellicanus [2006-05-09 11:05:59]
          Oui et non, de Emmanuel [2006-05-09 11:30:23]
              Quand il s’agit d’enfants, on ne transige pas, de Pellicanus [2006-05-09 15:21:51]
                  Il y a une échelle des valeurs, de Griffon [2006-05-09 17:54:43]
                  En bref, punition, de Emmanuel [2006-05-09 18:44:42]
                      A Griffon et Emmanuel, de Pellicanus [2006-05-09 22:56:19]
                          La vie est un don de Dieu, de Griffon [2006-05-09 23:42:16]
      Je regrette de ne pas être pour la ...., de Judas Bricaud [2006-05-09 11:06:10]
      Médias et grosse déprime, de baudelairec2000 [2006-05-09 11:23:59]
          La Pornographie , de Diafoirus [2006-05-09 11:59:39]
              Oh Que de grâces ... et que de confessions ..., de Glycera [2006-05-09 13:07:37]
                  Glycera, de Morgane [2006-05-09 13:18:46]
      Oh, non !, de Griffon [2006-05-09 13:19:44]
      Gilles de Rais, de Tardivel [2006-05-09 19:01:28]
          Merci Tardivel..., de Vianney [2006-05-09 21:08:11]
          Procédé incorrect, de Griffon [2006-05-09 21:17:48]
              vous vous méprenez cher ami..., de Tardivel [2006-05-09 22:41:17]
                  Croyez-vous ?, de Griffon [2006-05-09 23:23:28]
                      appliquez la leçon du père Molinié!, de Tardivel [2006-05-09 23:47:49]
                          pour plus de précision, de Tardivel [2006-05-09 23:52:56]
                          Le forum n'est pas une radio périphérique, de Griffon [2006-05-10 08:40:52]
                              Malentendu, de olo [2006-05-10 12:45:40]
                                  Effectivement, de Griffon [2006-05-10 20:17:17]
                              est-ce que je n'écris pas en français ou quoi?, de Tardivel [2006-05-10 15:07:36]
                  Merci pour cette profession de foi, de Ps103v15 [2006-05-09 23:49:57]