Les archives du Forum Catholique
Forum | Documents | Liens | Q.F.P. | Oremus

Les archives du Forum Catholique

JUILLET 2003 A MARS 2011

Retour à la liste des messages | Rechercher

Afficher le fil complet

Benoît XVI et les valeurs en temps de crise Imprimer
Auteur : Océane
Sujet : Benoît XVI et les valeurs en temps de crise
Date : 2005-06-20 21:13:49

Le 18 Juin 2005


La philosophie politique du Pape Benoît XVI


Peu de temps avant son élection comme pape, le cardinal Ratzinger a publié un livre en Allemagne qui donne des éclairages essentiels sur sa philosophie politique : « Werte in Zeiten des Umbruchs » (« Les valeurs en temps de crise »). Il faut espérer que ce livre sera bientôt traduit en français. Nous avons choisi de citer cinq des textes de cet important ouvrage : « Changer ou conserver ? – Qu’est-ce que la Vérité ? – Les fondements spirituels de l’identité européenne – Si tu veux la paix : conscience et vérité – A la recherche de la paix ; tensions et dangers ».

1. Changer ou conserver ?

L’auteur constate que tous les politiciens des partis politiques promettent des changements en mieux ; proposer de conserver quoi que ce soit, y compris des valeurs, est dès lors mal vu. L’étiquette de « conservateur » est diabolisée.

En Chine ou en Inde traditionnelles, on insiste sur l’ordre éternel du cosmos. Dans les textes plus tardifs de l’Ancien Testament, l’accent est plus mis sur l’histoire que sur l’ordre cosmique : Pour Daniel (deux siècles avant JC), l’homme doit être l’instrument de Dieu par l’action politique et militaire. Un courant apocalyptique s’est formé que l’on retrouve sous forme laïcisée après le 18ème siècle. L’idée de Révolution, apocalypse politico-militaire, est divinisée. Elle s’oppose à la réforme et exige la nouveauté intégrale. Mais la révolution socialiste a tant déçu que le positivisme et le relativisme l’ont remplacée. La notion d’évolution historique empruntée à la biologie domine avec une vision matérialiste et déterministe. Le développement et le progrès deviennent des mythes : on a affaire à un messianisme séculier ; on quitte le domaine rationnel et la politique devient irrationnelle.

Le Nouveau Testament contient des textes clairement anti-révolutionnaires. Ainsi, dans l’Epître aux Romains 13, 1-6, il est écrit qu’il faut respecter l’autorité car toute autorité vient de Dieu. Le premier Epître de Pierre 2, 13-17 exige d’obéir aux autorités légales. L’Etat n’est pas divinisé pour autant mais dans ses limites, il a une fonction ordonnatrice et morale. L’Etat qui assure la paix et le droit protège l’ordre de la Création. L’homme en a besoin comme animal social (Aristote).

Mais la crucifixion du Christ montre les limites de l’Etat. Le Nouveau Testament ne connaît pas le révolutionnaire, mais le martyr. Le martyr reconnaît l’autorité de l’Etat mais aussi ses limites. Les Chrétiens prient pour que le chef de l’Etat remplisse sa mission (paix externe et interne, justice). S’il contredit ou se fait Dieu, le Chrétien doit refuser l’obéissance. L’idée de loi naturelle des Stoïciens convient aux Chrétiens. L’Espérance donne le courage pour bien agir et souffrir. Le Christianisme est une synthèse de l’idée historique et de l’idée cosmique.

Les conséquences pour l’engagement des Chrétiens sont les suivantes :
a) la politique est le domaine de la Raison, calculatrice mais aussi morale, visant la paix et la justice. Cette raison morale doit être défendue car l’esprit de parti obscurcit la conscience morale. Trois valeurs dominatrices vues de façon unilatérale menacent cette raison morale : le progrès, la science et la liberté. Le progrès technique doit être régulé par la morale car sinon, il peut amener l’homme à s’autodétruire. Il faut refuser la fausse perspective de l’homme nouveau du marxisme comme du libéralisme. L’homme reste le même et il ne faut pas détruire l’homme présent au nom d’un homme futur. La science aussi, qui a fait la bombe atomique, doit se soumettre à des règles morales pour ne pas conduire à une société inhumaine où seuls le pouvoir et le commerce seraient déterminants. La liberté devient enfin une idole si elle n’est pas soumise à la justice.
b) La raison doit se libérer de ces mythes. Le mythe de la décision à la majorité doit aussi être renversé. Cette technique peut être utile mais elle ne saurait devenir une valeur suprême. La majorité ne peut par exemple décider de tuer des innocents. La raison morale est au dessus de la loi majoritaire. La science politique de l’Antiquité, du Moyen Age et de la Renaissance admettait la notion de droit naturel (Naturrecht). Aujourd’hui, ce droit naturel est considéré comme non universel mais purement catholique : c’est là la crise de la raison politique, la crise du politique car la raison partisane ne reconnaît plus de valeurs universelles rationnelles.

La paix, la justice et la dignité de l’homme sont les vrais valeurs supérieures. Le droit de vivre, notamment, de l’innocent doit être protégé contre les mythes de la liberté et de la science qui sont utilisés pour justifier l’avortement. La liberté d’insulter le sacré des autres n’est pas admissible. Enfin, la destruction du mariage et de la famille ne l’est pas davantage.

Le décalogue peut être la mesure de ce qui est interdit en politique. Il exprime des valeurs de la raison morale bien au delà des Chrétiens et des Juifs. La religion ne remplace pas la raison mais peut mettre en évidence les valeurs. C’est en cela que la foi éclaire la raison et la sauve. Le témoignage des martyrs durant les siècles a servi à réduire les excès du pouvoir et à guérir la raison des hommes.

2. Qu’est ce que la vérité ? Valeurs religieuses et morales dans une société pluraliste

Dans ce texte, le cardinal Ratzinger explique que la démocratie est aujourd’hui considérée comme le moyen de la participation de tous quoique déléguée. Mais « la liberté comme forme vivante de la démocratie est en contradiction avec le droit et le bien comme contenus de la liberté. » L’Etat n’est pas là pour décider de la vérité, y compris de la vérité sur le Bien. La vérité est alors ressentie comme une zone d’intolérance anti-démocratique dans une démocratie qui considère que le relativisme est la garantie de la liberté. C’est pourquoi, en morale, on préfère parler de valeurs (relatives) que de vérité. Alors, c’est la majorité qui décide de la vérité en politique.

Face à cette doctrine du relativisme démocratique, l’autre thèse considère que la vérité n’est pas le produit de la politique et de la majorité, mais au contraire qu’elle éclaire la politique. Face au scepticisme positiviste et relativiste, nous avons confiance dans la raison qui montre la vérité (Platon).

Le juriste positiviste Hans Kelsen défendait Ponce Pilate en montrant qu’il était le parfait démocrate. Comme il ne sait pas ce qui est juste et vrai, il laisse la majorité décider. La procédure remplace la vérité. Il admet que cela peut conduire à condamner un innocent, soit Jésus. La position inverse ne met pas le peuple et la foi sur le même plan. Pilate a trahi le pouvoir qui lui est confié car il ignore l’ordre de la création, la vérité.

L’Etat ne doit pas sortir de son rôle. Il n’est pas là pour créer le bonheur ou un homme nouveau ou créer la vérité et le droit arbitrairement. Ou selon la procédure du plus fort. Si la démocratie est fondée sur la liberté sans égard au Bien, lequel est considéré comme menaçant la liberté, la majorité devient source de vérité.

Pourtant, on ne peut nier que la majorité peut se tromper. L’histoire a montré que la liberté est manipulable et peut s’autodétruire. « Quand la majorité comme dans le cas de Pilate, a toujours raison, alors le droit sera piétiné. Le pouvoir de la majorité n’est que celui du plus fort sans règle morale aucune ».

La position inverse a pour père le philosophe Platon. Platon rejoint la Bible en disant que la vérité n’est pas le résultat du rapport des forces politiques. Une démocratie qui admet le droit naturel peut éviter l’écueil relativiste. Rousseau par contre est l’anti-Platon et l’anti-Chrétien. « Maritain a essayé de séparer la démocratie de Rousseau, du dogme franc-maçon du progrès nécessaire, de l’optimisme anthropologique (l’homme est bon), de la divinisation de l’individu et de l’oubli de la personne ». Le Christianisme éclaire l’action politique au nom de la raison, ce qui n’est pas du dogmatisme.

On a longtemps cru à la vérité de la morale. Au 17ème siècle, on y croit encore. Puis, en se coupant de la religion, on est devenu aveugle à la vérité morale. On a limité la vérité à ce qui est vérifiable matériellement. Ce qui n’est pas matériel est ignoré comme vérité.

Pourtant, il faut rejeter l’Etat totalitaire qui se prétend source de la vérité et du droit. Mais il faut aussi condamner le relativisme qui nie les vérités morales et peut pencher vers le totalitarisme.

Mes conclusions sont les suivantes, écrit l’auteur :

1/ L’Etat n’est pas source en tant que tel de vérité et de morale.

2/ Le but de l’Etat ne peut cependant être une liberté sans contenu. La liberté doit reconnaître la vérité et le Bien. Sans justice et mû par le fonctionnel, l’Etat peut aussi être une bande de brigands.

3/ L’Etat doit trouver la vérité sur le Bien qui sert de mesure à l’extérieur de lui.

4/ On pourrait tirer cette vérité de la philosophie rationnelle ; en pratique, cela ne marche pas. Tous les Etats reposent en fait sur des traditions religieuses et morales antérieures. Les relations entre Etat et religions varient.

5/ La foi chrétienne s’est révélée être la culture religieuse et rationnelle la plus reconnue dans le monde.

6/ C’est une raison historique et non purement abstraite qui sert de base à l’Etat moralement. Cela ne veut pas dire fusion de l’Eglise et de l’Etat - laquelle détruirait l’Eglise.

7/ L’Eglise comme l’Etat ont leurs domaines propres et leur liberté propre. L’Eglise doit faire luire sa vérité pour l’offrir à l’Etat et au citoyen. Si la force de la vérité forme des hommes, elle peut alors convaincre les autres et être une force pour l’ensemble.

L’auteur refuse d’opposer le ciel à la terre comme le fait Nietzsche en écrivant :« restez fidèles à la terre » . L’Eglise respecte l’Etat terrestre comme un ordre propre avec ses lois. Elle est loyale à l’Etat même non Chrétien mais elle fixe des limites à l’Etat car il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Antigone de Sophocle dit la même chose). Si l’Etat pratique le mal, il faut lui résister. Pour éviter l’Etat totalitaire, il ne faut pas attendre tout de l’Etat. L’espérance du Ciel n’est pas infidélité à la terre car l’espérance peut aussi illuminer la terre. Les Chrétiens qui espèrent l’éternité doivent apporter aussi l’espoir au monde de l’Etat qui fait partie du monde non éternel.

3. Les fondements spirituels de l’identité européenne

L’Europe est pour l’auteur plus une notion historique et culturelle que géographique. Pour Hérodote, le premier à en parler, l’Europe s’oppose à l’Asie des Perses. Puis les royaumes hellénistiques et l’Empire romain, ancêtres culturels de l’Europe, ont des frontières différentes d’aujourd’hui. « Seule la conquête militaire de l’Islam a tracé au 7ème siècle une frontière au milieu de la Méditerranée ». Vers la même époque, l’Europe s’étend vers le Nord avec la Christianisation des Celtes et des Germains. Le cœur de l’Europe se déplace et se trouve alors entre l’Allemagne, la France et l’Angleterre. L’Empire de Charlemagne reprend l’héritage de l’Empire romain. Mais l’Empire byzantin prétend aussi être l’Empire romain jusqu’à sa chute devant les Turcs au XVème siècle. Le danger turc va redonner actualité à l’idée d’Europe. Byzance christianise les Slaves de l’Est qui entrent ainsi dans l’Europe mais avec une religion un peu différente, l’orthodoxie, une écriture différente et la renonciation au latin comme langue commune. L’héritage commun européen est alors la Bible, l’Eglise, l’Empire et le droit romain, et les monastères vont assurer la continuité culturelle avec l’Antiquité gréco-romaine.

Certes, à l’Est, l’Empereur est le chef de l’Eglise. A l’ouest, il y a dualité entre le Pape et l’Empereur. Cette séparation des pouvoirs caractérise l’Occident. Les rapports entre l’autorité spirituelle et l’autorité temporelle vont demeurer « une source de souffrances infinie » (sic) et le problème n’est toujours pas réglé.

Après la coupure de la Méditerranée par l’Islam, le 2ème événement fondateur de l’Europe est 1453 : la chute de Byzance devant les Turcs. « Les derniers lettrés grecs fuient en Italie et apportent à la Renaissance la culture grecque en direct »; l’Orient perd sa culture d’autrefois. Mais Moscou déclare être la troisième Rome. Avec Pierre le Grand, la Russie se veut européenne. L’Amérique, fille de l’Europe s’affirme peu à peu comme une autre identité.

Le troisième événement majeur est la Révolution française. La base sacrée de l’Etat est alors remise en cause. L’Etat laïc apparaît. La religion est reléguée dans le domaine des sentiments et non de la raison. L’idée d’empire est abandonnée au profit des nations seules porteuses d’histoire. Chaque nation prétend avoir une mission universelle, d’où deux guerres mondiales !

L’Europe perd son identité religieuse et morale face à l’Islam, son concurrent depuis le Moyen Age. L’Europe conquiert le monde par sa technique et son commerce mais renie ses valeurs. « A cette mort interne de ses forces spirituelles fondatrices, correspond sa mort ethnique. L’avenir fait peur et les enfants sont ressentis comme une menace. La comparaison avec la décadence de l’Empire romain s’impose » (sic).

Pour Toynbee, progrès allait de pair avec spiritualisation. Mais l’Europe abandonne sa religion pour le culte de la technique et de la politique. Avec la Révolution française, le modèle laïc s’impose dans les Etats latins. L’Eglise est rejetée dans le domaine privé. L’Etat perd son fondement religieux et se déclare fondé sur la seule raison. « Mais la fragilité de la raison a montré que ce système était susceptible de crise et de laisser la place à des dictatures. Il ne survit que parce qu’il reste des résidus de l’ancienne conscience morale dans l’esprit des citoyens. Dans les pays protestants, l’Eglise d’Etat a sauvegardé un temps la société. Mais ces Eglises ont perdu leur force car l’Etat ne peut en tant que tel créer une force morale. Celle-ci doit préexister pour que l’Etat en profite ».

Aux Etats-Unis, malgré la séparation des Eglises et de l’Etat, les valeurs religieuses formatent la politique. La démocratie est considérée comme liée à la morale. Mais le Christianisme y a aussi connu de fortes pertes.

Le socialisme et le communisme matérialistes et totalitaires ont créé en Europe une catastrophe, certes économique mais surtout morale. La conscience morale a été souvent détruite.

Après 1945, ce sont des catholiques comme Adenauer, Schumann , De Gasperi qui ont insisté sur l’identité européenne. Mais cet idéal a fait place à l’économisme. La question des fondements spirituels d’une société libre a été évacuée. On s’est rendu compte face à la montée de la criminalité et de la corruption que le déclin des valeurs avait des conséquences matérielles. La question des valeurs communes à l’Europe est donc posée.
Une communauté européenne a besoin de bases morales ; ici, trois points sont essentiels :

1/ La dignité de l’homme doit passer avant les pouvoirs du législateur car elle relève de la volonté du Créateur. Les valeurs non manipulables, d’origine chrétienne, sont la garantie de notre liberté. Que l’homme soit fait à l’image de Dieu est un élément essentiel de l’identité chrétienne de l’Europe qui concerne tous les Européens, même non croyants. La dignité de l’homme et l’Etat de droit (Rechtsstaatlichkeit) comportent une image de l’homme, une option morale (Socrate) et une idée du droit (droit naturel) qui sont des facteurs fondateurs de l’identité européenne à défendre.

2/ La conception du mariage entre un homme et une femme, et au-delà de la famille, est une composante essentielle de l’identité européenne : « L’Europe ne serait plus l’Europe si cette cellule de base de la société disparaissait ». L’homosexualité reconnue en droit comme un mariage nous fait sortir de l’histoire morale de l’humanité universelle. Ce n’est pas une question de discrimination, mais il s’agit de reconnaître, comme encore une fois la raison nous l’impose, que l’homme-espèce (Mensch) se compose de l’homme (Mann) et de la femme. Lorsque le lien juridique homme/femme se relâche et que la communauté homosexuelle est considérée comme égale au mariage, c’est l’identité humaine voulue par le Créateur qui se dissout. Les conséquences sont de la plus grande gravité. Or rien n’est dit sur ce sujet dans la Charte des valeurs européennes.
3/ Le respect devant le Sacré est indispensable. Or, si l’on insulte le Coran, on sera puni pour racisme. Si l’on insulte le Christ, on va dire que cela fait partie de la liberté d’expression. Or il n’y a pas la liberté de diffamer ou de détruire les droits des hommes. La liberté d’expression ne doit pas détruire la dignité d’autrui. « Mais l’Occident qui se dit ouvert aux autres se hait lui-même de façon pathologique et ne retient de son histoire que la cruauté et la destruction en voulant ignorer sa grandeur et sa noblesse morale. L’Europe a besoin pour survivre de s’accepter elle-même, sans exclure critique et modestie. S’accepter est une question de survie. Le multiculturalisme à la mode est le refus et la fuite de soi. » Il faut avoir le respect de notre tradition sacrée et montrer le visage de Dieu qui nous est apparu :un dieu qui protège les faibles et les pauvres, qui est si humain qu’il a voulu être lui-même un homme souffrant qui rétablit la dignité et l’espoir dans la douleur. Refuser cela n’est pas seulement nier l’identité de l’Europe mais également refuser aux autres de rendre service. : le monde sans Dieu n’existe pas dans les autres cultures ; l’attention à la culture des autres doit nous interpeller sur ce point.

« La charte européenne des droits montre que l’Europe recherche son âme. Toynbee a raison de dire que le destin d’une société dépend des minorités créatrices. Les Chrétiens doivent se concevoir comme une telle minorité qui doit aider l’Europe à retrouver le meilleur de son héritage et servir ainsi toute l’humanité ».

4. Conscience et Vérité

41 - Les erreurs de la conscience et ses conséquences.

Dans le monde moderne, la conscience est le bastion de la liberté. Elle est censée être la norme suprême, au dessus de l’autorité de la hiérarchie, au moins en matière de morale et de religion. Mais peut-elle se tromper ? La conscience humaine n’est elle pas le manteau sous lequel se cache la subjectivité, laquelle refuse d’être remise en cause ? Etre sincère ne prouve pas que l’on ait raison. Hitler aussi était sincère. Pire encore, le sentiment de culpabilité est un signal que donne l’âme en bonne santé. Ne plus se sentir coupable est un signe que l’âme est malade. C’est pourquoi Jésus considérait les Pharisiens comme gravement atteints. A l’inverse, Paul fait remarquer que les Païens ont une conscience morale même sans la loi.(Epître aux Romains 2, 1-16). Ne pas voir qu’on est coupable est la pire des culpabilité lorsqu’on l’est.

Par conséquent, la réduction de l’homme à sa subjectivité ne libère pas. Elle rend esclave de la mode des idées dominantes. La conscience auto-satisfaite conduit au conformisme et éloigne de la vérité.

42 - Newman et Socrate.

L’homme moderne voit la conscience comme expression de la liberté et l’autorité comme menace sur la liberté. Le cardinal Newman déclara que toute sa vie était un combat contre le libéralisme et le subjectivisme chrétien. Pour lui, la Vérité passe avant le Bien. Un homme de conscience est alors celui qui ne sacrifie jamais la vérité au bien-être, à la réputation, à la soumission à l’opinion dominante. Le martyr est ainsi : il préfère la vérité à ses propres désirs et au consensus du groupe.

Aujourd’hui, la notion de vérité est abandonnée. Elle est remplacée par le « progrès » qui n’a pas de sens en soi. L’utilitarisme devient la base de la morale qui devient relativiste et nihiliste en fin de compte.

Tout cela rappelle le combat de Socrate et Platon contre les Sophistes, lesquels disaient que l’homme est la mesure de toute chose, comme si l’homme était un critère de vérité en soi : « Je suis convaincu que le païen Socrate peut être appelé prophète de Jésus Christ. Sa sagesse philosophique a eu un privilège dans l’histoire du Salut de devenir le réceptacle préparant la réception du logos chrétien lequel libère par la vérité. »

Le combat de Socrate pour la vérité reste actuel. Aujourd’hui, la vérité perd tout contenu car la pensée formelle domine. « On ne demande plus à un homme ce qu’il pense. On a jugé sa pensée dès que l’on a pu la mettre dans une case : conservatrice, réactionnaire, fondamentaliste, progressiste, révolutionnaire. Le classement formel suffit et nous dispense de nous intéresser au contenu. C’est encore pire dans le domaine de l’art. Ce que l’art veut dire est indifférent. Il peut glorifier Dieu ou le diable. Seules les capacités formelles sont le critère de jugement. »

Si le contenu n’a plus d’importance, alors on justifie la capacité, la force qui devient une idole en soi. Ce qui caractérise l’homme en tant qu’homme est qu’il pose la question du devoir et non du seul pouvoir, et s’ouvre ainsi à la voix de la vérité morale : « C’était le contenu final du combat de Socrate et c’est le signe du martyr : il défend la vérité de l’homme comme frontière à tout pouvoir et comme garantie du caractère sacré de l’homme. Les Martyrs sont les témoins de la conscience qui prend en compte le devoir au-delà du pouvoir pour permettre le vrai progrès ».

43 - Les deux niveaux de la conscience.

La tradition médiévale donne deux sens distincts mais liés au mot conscience : cela correspond aux mots synderesis (origine stoïcienne) et conscientia. L’auteur préfère remplacer le premier de ces mots par le concept platonicien « anamnesis ». Il y a un souvenir du Bien et du Vrai à l’intérieur de nous-même. C’est donné par le Créateur. C’est ce qui rend possible l’Evangélisation. Augustin écrit : « le sens du Bien est inné ». Selon le cardinal Ratzinger, « le vrai sens de l’autorité du Pape pour enseigner est qu’il est l’avocat du souvenir chrétien ; il n’invente rien mais développe et défend le souvenir. La conscience en ce sens est un souvenir. La subjectivité et la conformité sociale sont les deux forces qui menacent ce souvenir ».

D’autre part, la conscience est « conscientia ». C’est un acte qui juge. Selon Thomas qui reprend la tradition aristotélicienne d’analyse de la décision, il y a dans un acte de conscience la reconnaissance, l’apposition du témoignage et le jugement. La volonté intervient : « On ne doit pas agir contre sa conscience mais cela ne signifie nullement la canonisation de la subjectivité. » La subjectivité peut avoir étouffé l’anamnèse, et la culpabilité est d’avoir étouffé la voie intérieure de la vérité. C’est ce dont on peut accuser Staline lorsqu’il est sûr de lui en commettant des crimes. Le pire est la culpabilité non reconnue.

44 - La conscience et la grâce.

Le chemin qui monte vers la vérité n’est pas facile. Mais le refuser nous perd. Le christianisme est plus qu’un moralisme car il reconnaît dans chaque homme une étincelle de rédemption en lui. Les Grecs expliquent cela avec la rémission du meurtre d’Oreste qui a tué sa mère en obéissant à sa conscience inspirée par Apollon. Les Erinnyes (la conscience) lui en veulent. Sa conscience est déchirée par ce combat des Dieux tragique. Mais Athéna en s’abstenant à l’Aréopage le blanchit ; les Erinyes deviennent Euménides, esprit de réconciliation. Non seulement on passe de la vengeance brute à la justice ordonnée, mais la grâce fait son apparition. Elle lave la culpabilité nous dit Eschyle.
C’est la nouveauté chrétienne : le logos vérité, est aussi le pardon au-delà du jugement des mérites. C’est la réponse à l’anamnèse que le Créateur a mis en nous. Si l’on ne comprend pas la grâce, la vérité sera trop lourde à porter. On va vouloir s’en libérer mais cela ne mène nulle part. L’amour est plus fort que la faute, c’est ce qu’il faut comprendre pour écouter joyeusement la vérité.

5. Tensions et dangers dans la recherche de la paix

Les régimes totalitaires étaient partisans, ce qui implique que justice et injustice deviennent inextricables. L’ordre politique doit servir la justice. Lorsqu’il ne le fait pas, sa force est accompagnée du mensonge qui obscurcit la conscience morale des hommes. Face à un tel régime, une juste guerre (bellum justum) peut rétablir le droit et la liberté. « L’histoire réelle montre que le pacifisme absolu est intenable ». La justice, le droit et la paix ne sont pas séparables.

51 - Une période de paix fondée sur le droit.

Après 1945 s’est ouverte une période de paix pour l’Europe. Cela n’a été possible qu’en liant morale et politique : « La mesure interne à toute politique consiste en valeurs morales que nous n’avons pas inventées mais trouvées et qui valent pour tous les hommes ».
Adenauer, Schumann et De Gasperi ont tiré leur morale politique de leur foi chrétienne, valeurs qui avaient été détournées par l’esprit partisan. Ils n’ont pas voulu fonder l’Etat sur la foi mais sur la raison morale - contre la raison pervertie de la tyrannie. « Ils ont fait une politique de la raison morale ; leur Christianisme avait éclairé leur raison. »

A l’Est, les régimes partisans fondés sur le mensonge ont brisé la confiance entre les hommes. Leur effondrement a montré leur caractère criminel, mais une partie de l’Asie et de l’Afrique les admirait même moralement. Cela doit nous interroger sur nous-mêmes. Mais hors d’Europe, les guerres perdurent.

52 - Dissolution du droit et des capacités de réconciliation

La coexistence des hommes s’est effondrée tout d’un coup, par exemple, en Somalie, au Libéria ou en Yougoslavie ou au Ruanda. Comment est-ce possible ? Le cynisme des idéologies, des Etats et des affaires ont remplacé le Bien par l’utile ; dès lors, la force prime le droit. Les Chrétiens doivent montrer que la conscience est plus forte que l’intérêt et l’idéologie pour permettre la réconciliation. Dans les Balkans, cela passe par un vrai oecuménisme.

53 - Le phénomène du terrorisme.

La terreur et le crime organisé se développent. Les Etats ne sont pas suicidaires mais les organisations terroristes sont insensibles à la raison car l’autodestruction est vue comme un martyre et une promesse. La force doit être utilisée pour ne pas capituler devant l’injustice, mais il faut rechercher les causes du terrorisme. La force ne suffit pas. Il faut briser le cercle de la violence par plus d’humanité.

Mais le choc entre les grandes démocraties et le terrorisme islamique est plus profond. Ce sont deux systèmes culturels avec des formes de force et d’orientation morale fort différentes qui s’affrontent. Mais qu’est ce que l’Occident et qu’est ce que l’Islam ? Cette opposition est superficielle. En profondeur, c’est la raison qui se heurte à une forme fanatique de religion. Le fondamentalisme ne laisse plus de place à la raison et il doit disparaître.

54 - Pathologies mortifères pour la paix.

Sans paix entre la religion et la raison, il ne peut y avoir de paix dans le monde. Car sans la paix entre la religion et la raison, les sources de la morale et du droit se tarissent. Il y a des pathologies de la religion mais aussi de la raison, toutes dangereuses pour la paix.

Si le Dieu devient partisan, alors la morale et le droit aussi et le sens du bien et du mal disparaît. Dieu devient une idole au service de la volonté humaine. Les sectes comme l’islamisme donnent des exemples de cet irrationalisme.

Mais la raison sans Dieu peut aussi être pathologique. Les marxistes se prétendaient rationnels. Pol Pot incarne cette pathologie de la raison par la cruauté avec laquelle il a voulu reconstruire la société. L’Occident, s’il utilise sa connaissance du code génétique pour faire de l’homme un produit et non un don du Créateur ou de la nature, peut tomber dans une autre pathologie. Car qui peut fabriquer peut aussi détruire.

Les Anciens avaient deux mots - « ratio » et « intellectus » - pour la raison. Aujourd’hui, il ne reste que la ratio réductionniste qui ne connaît que l’expérimentation. Le moral et le religieux sont rejetés dans le subjectif et sont rejetés de la raison. Il n’y a alors plus de mesure objective dans le domaine moral. De même, chacun se fait sa religion à partir du subjectif. La raison utilitariste peut décider de tuer des innocents. La raison malade considère toute valeur définitive comme la dignité de l’homme comme de l’intégrisme. Une raison qui ne reconnaît qu’elle-même, et l’expérience s’autodétruit.

« La foi en Dieu peut être détournée et devenir destructrice. Mais la raison, séparée de Dieu et enracinée dans la seule subjectivité, ouvre la porte aux forces de destruction car elle n’a pas d’orientation morale. » La société athée ou agnostique est livrée aux forces du mal par son absence de repères. Les Chrétiens doivent, non pas lutter contre la raison mais contre sa réduction au domaine du faire qui exclue le Bien et le Sacré. Seule une raison ouverte sur Dieu et qui ne réduit pas le moral au calcul subjectif peut éviter les maladies de la religion.

55 - Le devoir des Chrétiens.

Nous devons comme Chrétiens ne pas limiter la raison à la technique et à l’économie, mais l’utiliser pour reconnaître le Bien, base du droit et donc de la paix. Il faut insérer notre Dieu dans le combat pour l’homme. Dieu est le logos, le fonds rationnel du réel, la raison créatrice qui a créé le monde - lequel la reflète. Ce rationnel ne doit pas être aveugle à la dimension morale. Dieu a créé l’homme, d’où sa dignité : c’est l’origine des droits de l’homme même si cette idée a pris des chemins historiques divers par la suite.

Deuxièmement, Dieu est amour. Il est donc en relation. La preuve en est l’incarnation. Ce Dieu de la raison et de l’amour est aussi juge, car garant de la justice devant laquelle les hommes doivent rendre compte. L’amour n’exclut pas la justice.

La double voie, connaissance et amour, qui mène à Dieu, est une thèse essentielle de Platon (voir notamment « Le Banquet »). Ce n’est donc pas étonnant de voir le cardinal Ratzinger citer longuement Platon : le mythe du Gorgias n’a pas été éliminé par le Christianisme mais accompli par celui-ci. Ce mythe raconte le jugement des morts et Platon ajoute que si on fait foi, on renforcera le droit et la justice dans le corps social. Le Cardinal Ratzinger ne dit pas autre chose : « La foi ne créé pas un monde meilleur mais éveille et renforce les forces morales qui construisent un barrage contre les flots du mal ; elle éveille et renforce la liberté du Bien contre la tentation d’utiliser la liberté pour faire le mal. »

56 - Une responsabilité morale commune.

La foi chrétienne a éliminé l’idée d’une théocratie politique. Mais les hommes ne peuvent vivre ensemble qu’en respectant une responsabilité morale commune qui s’enracine dans l’Etre de l’homme et dans l’essence de la justice. Le règne de Dieu est séparé de celui du monde qu’il éclaire cependant en soutenant la raison morale et la liberté pour que les hommes puissent accomplir leurs devoirs.

En ce sens, l’Etat laïc est un produit du Christianisme. Cela n’a rien à voir avec l’idéologie laïciste qui veut construire un Etat de pure raison détaché de toutes racines historiques et qui ne reconnaît plus de base morale qui ne soit celle de cette raison-là. Le positivisme de la majorité règne alors et le droit s’effondre. Mais l’Etat repose sur des racines morales préexistantes. « Un Etat de la raison pure sans racines historiques ne peut survivre ». L’auteur cite alors un philosophe allemand, Kurt Hübner : « Nous n’éviterons le conflit avec des civilisations qui nous détestent que si nous évitons de nous faire attaquer comme des gens qui ont oublié Dieu ; cela suppose donc de ré-enraciner notre culture dans le Christianisme. Cela n’éliminera pas le ressentiment contre un Occident dominateur, mais cela pourra affaiblir la passion religieuse hostile qui allume les feux du terrorisme »…


Y.B.
9/5/ 2005
© Polémia - Informations et analyses pour des temps chaotiques


La discussion

 Benoît XVI et les valeurs en temps de crise, de Océane [2005-06-20 21:13:49]
      Grand merci pour le texte et le site, de Glycera [2005-06-25 09:17:06]