Les archives du Forum Catholique
Forum | Documents | Liens | Q.F.P. | Oremus

Les archives du Forum Catholique

JUILLET 2003 A MARS 2011

Retour à la liste des messages | Rechercher

Afficher le fil complet

panégyrique de saint Jean-Eudes Imprimer
Auteur : Tardivel
Sujet : panégyrique de saint Jean-Eudes
Date : 2005-05-25 18:27:11

à lire notamment pour l'aperçu saisissant de l'état de l'Église en France à l'orée du Grand Siècle. Pour votre édification chers tradis nostalgiques!

http://www.ordre-du-saint-sepulcre.org/lieutenance/Saint_Jean_Eudes.htm

Le renouveau spirituel au XVIIe siècle,
Saint Jean Eudes
par André Damien,
Membre de l’Institut,
Lieutenant de France de l’Ordre équestre du Saint Sépulcre


Notre Société traverse une crise de la foi et de la spiritualité. Les signes en sont si nets qu’il faudra être aveugle pour les refuser :

Aux yeux de certains, cette crise est impossible à maîtriser, il est trop tard, nul retour n’apparaît possible.

L’histoire, cependant, fourmille d’exemples analogues. Toute société hypersatisfaite de sa technologie, de sa philosophie et de sa science, renie Dieu avec plus au moins de vigueur, car elle croit qu’elle n’en a plus besoin. Que ce soient les philosophes stoïciens de la Renaissance, l’humaniste dévot de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, ou le libertin du XVIIIe, la réaction, à des degrés divers, est identique : trop de confiance en l’homme et en sa sagesse, pas assez de reconnaissance de la misère de l’homme sans Dieu.

Mai, viennent les épreuves que traverse une société en transformation, le sens du néant de l’homme reparaît et un essor spirituel se manifeste.

Notre société, à la différence de celle de la Renaissance, est une société athée, au sens étymologique du mot, relevé par la présence de l’alpha primitif. Elle ne se préoccupe plus de Dieu, elle n’est même pas contre lui. La société de la Renaissance était au contraire une société de chrétienté. Mais ce qui était vrai dans les masses populaires était loin de l’être dans l’élite. La différence apparente entre la société de la Renaissance, éperdue de satisfaction technologique, et la nôtre, est plus faible qu’il n’y paraît, à première vue.

L’Eglise, aujourd’hui comme naguère, accomplit une traversée du désert en marche vers une Terre Promise. Il peut donc être utile d’étudier, dans l’optique de ce que nous venons de définir, la vie et le rôle des spirituels du XVIIe siècle, placé comme nous-mêmes, à la charnière de deux mondes. Nul ne peut être plus important à évoquer, en ce cas, que Saint Jean Eudes, le Docteur et le Prédicateur de l’Ecole Française de Spiritualité, qui a été l’instrument de la conversion de la France à la fin du règne de Louis XIII, et au début de celui de Louis XIV ;

Mais qui est donc notre Saint ?

Sa vie est semblable à celle de nombre de jeunes gens de son temps voués au sacerdoce ; on peut la résumer en disant qu’il fut un bon prêtre et un missionnaire, c’est-à-dire un prédicateur populaire, le plus grand de son époque aux dites des contemporains. Mais trois traits marquent sa destinée :

- d’abord ce prédicateur n’est pas un simple orateur, c’est un théologien qui, en termes familiers et sublimes apporte une doctrine à ses auditeurs, celle toute nouvelle qu’on vient de découvrir en France et que depuis l’abbé Brémond on nomme désormais l’Ecole Française de spiritualité.

- Ensuite ce prédicateur est un homme réaliste. Normand il connaît le procès, le droit, la vie quotidienne de ses contemporains, et c’est un pasteur d’âmes, près du peuple. Aussi humble et charitable que Monsieur Vincent il n’esquive jamais les difficultés et ne rompt pas les discussions, il sait faire front avec rigueur en normand juriste, quitte à abandonner son bon droit par charité une fois qu’il l’a fait triompher en justice.

- Enfin il est l’initiateur d’une dévotion qui, bien comprise, a apporté à des générations de chrétiens des secours spirituels une dévotion riche de sens, même si aujourd’hui elle est mal perçue par les contemporains, peut-être en raison des scories que le temps y a accumulées « La dévotion au Cœur de Jésus ».

Le Père Eudes est né le 14 novembre 1601 à Ry petite paroisse du diocèse de Sées à 10 km d’Argentan. Il fut baptisé dans l’église du village, admirablement restaurée ces dernières années par l’abbé Leclerc et le peintre Paul Bony. Il eut des frères dont un devient célèbre, l’historien François Eudes de Mezeray, futur membre de l’Académie Française. (1) L’adolescent est un mélange de sérieux et de sentimentalisme exacerbé ; c’est ainsi que ce studieux élève des Jésuites de Caen a l’audace un jour de passer un anneau au doigt d’une statue de la Vierge de la chapelle en signe de l’alliance qu’il veut avoir avec elle. Dès ses études terminées il entre dans la Compagnie naissance qui rassemble l’élite du jeune clergé français l’Oratoire et sa vie se déroule dans ses missions ; il en prêche sans répit de 1632 à 1674, plus de 120 dont la durée variait d’une semaine à six mois et il parcourt inlassablement sa Normandie d’origine où son influence sera durable.

En 1643 il sent que la tâche urgente et de former des prêtres, les plus belles missions demeurent sans fondement s’il n’y a pas de pasteur pour en consolider les résultats. Il veut donc, selon ses propres termes « sauver les sauveurs, diriger les directeurs, éclairer ceux qui sont la lumière du monde, sanctifier ceux qui sont sanctificateurs de l’Eglise » et ne trouvant pas l’Oratoire ce qu’il espérait en cette voie, il fonde le 25 mars 1643, la Congrégation de Jésus et de Marie qu’on nomme depuis, des Eudistes. Soucieux de ménager les susceptibilités des évêques qui n’auraient pas facilement consenti à confier leurs clercs à des véritables religieux échappant à leur juridiction, le Père Eudes eut soin de donner à la société des statuts qui le rapprochaient le plus possible de la condition du clergé séculier. Il n’y a pas de veux mais une simple promesses d’incorporation, pas d’habit distinct mais le même que celui que portent les autres prêtres du diocèse, les eudistes à l’époque ne sont pas des religieux mais simplement des prêtres vivant en communauté (2).

En décembre 1641 il fonde le premier établissement de ‘Ordre de Notre-Dame de Charité du Refuge consacré aux filles perdues. L’institution sera érigée en ordre religieux en 1666. Aux trois vœux de la religion, les religieuses en ajoutent un 4e qui les distingue des autres ordres : se dévouer au salut et à la rééducation des âmes blessées. Une branche de cette famille sera la congrégation du Bon Pasteur d’Angers dont la fondatrice est Sainte Marie-Euphrasie Pelletier.

Pour les laïcs Saint Jean Eudes institue en 1674 la Confrérie du Sacré-Cœur d’où sortie la Société du Cœur Admirable de Marié destinée à regrouper et à soutenir les personnes qui aspiraient à une vie plus parfaite sans pouvoir entrer en religion, sorte d’ancêtres des modernes Instituts Séculiers, récemment reconnus par le droit canonique.

Prédicateur infatigable, écrivain inlassable, souvent prolixe et peu soucieux d’une composition rigoureuse –ses défauts littéraires agaceront d’ailleurs prodigieusement l’Abbé Brémond qui le manifeste dans son Histoire littéraire du Sentiment Religieux en France – ses œuvres complètes publiées par ses fils spirituels comprennent 12 forts volumes. Il meurt enfin le 19 août 1980 à Caen.

Voici en apparence une vie fort simple, centrée autour de deux pôles la prédication et la préparation des prêtres à cette tâche ; et tout naturellement durant le XVII et la majeure partie du XIX e Saint-Jean Eudes sera un inconnu ou au moins un saint local, le Saint Vincent de Paul de la Normandie (3).

Ses détracteurs – même les saints en on – l’accusent soit d’ambition et d’ingratitude puisqu’il avait abandonné l’Oratoire où il avait été formé pour fonder sa propre société soit de naïveté pour avoir dirigé une béate Marie de Vallées, sainte authentique mais s’exprimant à travers un psychisme défaillant qui la faisait plus ressembler à une extravagante ou une anormale qu’une sainte équilibrée et dont le Père Eudes fut le directeur et dont il subit l’influence bénéfique. Mais notre saint savait se réjouir en termes admirables des médisances et des calomnies dont il était l’objet : « se réjouir d’être accusé de choses dont on n’est as coupable, écrit-il, se souvenant que si Dieu ne nous gardait nous serions bien criminels en beaucoup d’autres sujets ». (Directoire spirituel par. 62).

Les biographes sont réservés, le dictionnaire de Moreri dans sa seconde édition où il parle de notre saint (1735) en laisse un portait assez déplaisant, les Jansénistes et les Gallicans le vilipendent, la Révolution l’oublie, sa congrégation disparaît un temps. Le réveil s’accomplit après 1870 sous l’influence du Père Le Dore et le procès de béatification aboutit en 1909, celui de canonisation en 1925, non sans incidents car les Pères des Jésuites qui, grâce à l’intermédiaire du Bienheureux de la Colombière, canonisé depuis confesseur de Sainte Marguerite Marie, s’estimaient en quelque sorte les gardiens du culte Sacré-Cœur, virent d’un œil relativement défavorable la venue au calendrier de ce nouveau saint qu’on proclamaient docteur et apôtre du culte liturgique du Sacré-Cœur.

Enfin sa statue figure à Saint-Pierre de Rome avec celles des fondateurs d’ordres, mais il faut attendre les travaux de Père Lebrun ou de Monseigneur Pioger de la découverte moderne de ce qu’on nomme l’Ecole Française pour que Saint-Jean Eudes brille d’un éclat nouveau notamment après les travaux de l’abbé Cognet, du Père Berthelot u Chesnay et des sessions de spiritualité organisées dès 1949 par le Père Arragain, alors Provincial de France des Eudistes.

Saint populaire, Saint Jean Eudes ne l’est certes pas mais il devient un saint connu par tous ceux qui s’intéressent au Grand Siècle et à son histoire spirituelle si riche et si étonnante ; il est le saint de l’école française et le prédicateur exemplaire du Grand Siècle. Mais avant de nous attacher à ces aspects si riches il convient de retracer le cadre historique, sociologique et philosophique où se place l’aventure de Saint Jean Eudes.

L’Eglise du début du règne de Louis XIII est en profonde décomposition, les événements de la Révolution ou les crises actuelles ne sont que des accidents à côté de cette crise majeure qui atteint l’Eglise de l’époque, crise des mœurs, crises de la foi menacée notamment par le protestantisme, crise de la pratique religieuse. 40 ans de guerre civiles et religieuses ont ravagé la France, les lieux du culte sont abandonnés « allez dans les églises, s’écrie St Jean Eudes, vous en verrez plusieurs environnés d’ordures, tapissées de toiles d’araignées et pavées de boue ».

Mais l’état du clergé est pire encore, ignorant et sans formation ; beaucoup ne savent lire ni le latin ni même le français, la liturgie a disparu. Saint Vincent de Paul en témoigne en 1659 : « si vous aviez vu, il y a quarante ans, la diversité des cérémonies de la messe, il n’y avait rien de plus laid que les diverses manières dont on la célébrait ; d’aucuns la commençait par le Pater, d’autres prenaient la chasuble entre leurs mains en disant l’Introïdo puis ils mettaient sur eux cette chasuble. J’étais une fois à St-Germain-en-Laye où je remarquai 7 à 8 prêtres qui disaient tous la messe différemment. »

Quand aux mœurs les prêtres ne se distinguent plus de ceux au milieux desquels ils vivent, travaillant comme les paysans aux champs, se délassent au cabaret ou à la chasse, habillés comme leurs ouailles, le prêtres des campagnes tombent facilement dans l’ivrognerie et l’impudicité. Un évêque disait à Monsieur Vincent « j’ai horreur quand je pense que dans mon diocèse il y a presque 7000 prêtres ivrognes ou impudiques qui monte chaque jour à l’autel (4), et ne pensez pas que c’était par esprit de religion que ces prêtres montaient à l’autel, mais les fondations des honoraires de messe étaient la clef de leur piété matinale. Quelques-uns deviennent même sacrilèges – c’était l’époque des messes noires auxquelles Mme de Montespan aura recours plus tard – et Monsieur Vincent dit que l’Eglise n’a pas de pire ennemi que ministres et Bourdoise conclut : « tout ce qui se fait le plus mal dans le mondes est ce qui se fait par les ecclésiastiques. »

Les évêques sont nommés par le pouvoir pour récompenser les familles méritantes, les abbayes en commende se distribuent comme des décorations, un enfant de 4 ans est nommé évêque de Lodève, et la sœur de la maîtresse du roi se voit dotée d’une abbaye.

Les classes populaires ont pratiquement perdu sinon les derniers restes de foi, du moins toute pratique religieuse, un courant anticlérical se développe dans les classes laborieuses, seuls certains éléments de la bourgeoisie commencent à se sentir un besoin de réforme et dans les cahiers de doléances aux Etat-Généraux de 1616, le Tiers réclame « des gens d’Eglise plus vertueux et plus savant, des sermons plus fréquents, des visites épisodiques plus régulières, une surveillance plus étroite par les évêques des pêchés publics, des plaisirs immoraux ou des livres hétérodoxes. » Mais en même temps que les mœurs se dégradent et que la pratique religieuse se relâche, une philosophie nouvelles s’est emparée des esprits qui perturbe la foi des fidèles, même si certains ont voulu baptiser cette doctrine, c’est l’humaniste issu de la Renaissance et dont la projection religieuse se nomme depuis Brémond « l’humanisme dévot ».

Or, dans l’héritage que le XVIe siècle à son déclin lègue au XVIIe, l’humanisme dévot, écrit à juste titre l’abbé Cognet, tient grande place et demeurera longtemps florissant. Chez ces humanistes, un goût littéraire envahi par les héros de l’Antiquité païenne et par la mythologie, recouvre une philosophie religieuse à tendance nettement anthropocentrique. Cette pensée considères l’homme comme le sommet de la création et estime qu’en développant harmonieusement ses facultés physiques et spirituelles, non seulement il magnifie Dieu, créateur de toute chose, mais il réalise une sagesse harmonieuse. Il existe donc tout un courant de pensée qui veut rendre à l’homme sa place vis-à-vis de Dieu et lui donner l’estime de sa propre grandeur et la confiance en ses infinies possibilités.

C’est la transposition dans le domaine religieux de cet esprit de conquête de tout qui caractérise la Renaissance, comme il caractérise au XIXe le scientisme triomphant.

Dans cette perspective tout ce qui abaisse l’homme est soigneusement gommé. Parlant du péché original, le Jésuite Louis Richeome n’y voit plus qu’une simple cicatrice ; quant à la Grâce, tout comme à notre époque, on n’en parle plus guerre, quelle peut en être la nécessité puisqu’il n’y a plus de vertus chrétiennes mais simplement des vertus d’homme sage, pratiqués par des chrétiens comme par tous les autres sages épris de stoïcisme et de rigueur morale :

Dans cette perspective tout ce qui abaisse l’homme est soigneusement gommé. Parlant du péché original, le Jésuite Louis Richéome n’y voit plus qu’une simple cicatrice ; quant à la grâce, tout comme à notre époque, on n’en parle plus guère, quelle peut en être la nécessité puisqu’il n’y a plus de vertus chrétiennes mais simplement des vertus d’homme sage, pratiquées par des chrétiens comme par tous les autres sages épris de stoïcisme et de rigueur morale : « celui-là est homme sage qui saint bien et excellemment faire l’homme » dit Pierre Charron et il rajoute « Pour devenir sage et mener une vie plus réglée et plus douce, il ne faut point d’instruction d’ailleurs que de chez nous ».

A cet idéal d’humanisme, intégralement humain, le christianisme ne se superpose que d’une manière tout à fait accidentelle. Le Père Garasse, réfuté plus tard par St-Cyran, admet que les plus difficiles maximes de la doctrine évangélique ont été accomplies par des hommes qui étaient hors de l’Eglise, assistés de la seule bonté de leur nature et de la grâce générale que Dieu ne refuse à personne et un libertin comme La Monthe Le Vayer en conclut que le christianisme est, dès lors inutile sinon nuisible (5).

A ce courant va s’opposer avec fermeté ce qu’on nomme l’Ecole Française de Spiritualité, pénétrée de l’Idée de la misère et du néant de l’homme et convaincue également de la toute puissance de la Grâce de Dieu. Qu’est cette école française ? C’est essentiellement le rassemblement d’âmes d’élite autour de quelques pôles d’attraction qui ont nom Mme Acarie et le Cardinal de Bérulle.

Malgré sa profonde décadence due à des causes sociale nous l’avons vu en décrivant la décadence de l’Eglise – institution, et à des causes intellectuelles (le naturalisme humaniste) le milieu religieux français porte en lui des germes de renouveau possible. Il prend naissance autour d’une sainte femme, épouse d’un parlementaire au caractère à la fois pusillanime et pénible, et cette mère de famille nombreuses devient le point de rassemblement d’un élite spirituelle avant d’entrer elle-m^me une fois veuve, au Carmel qu’elle a contribué à introduire ne France, c’est Mme Acarie. Elle a pour directeur, un prêtre éminent qu’elle forme par son expérience mystique, autant qu’il la forme par sa science théologique, le futur cardinal Pierre de Bérulle, fondateur de l’Oratoire, et Bérulle est le père d’une spiritualité nouvelle qui alimentée et répandue pas ses disciples Condren, Gibieuf, Monsieur Olier et tout naturellement Saint Jean Eudes, va apporter à la France du XVIIIe siècle un renouveau spirituel étonnant auquel des hommes comme Bossuet puiseront largement.

Notons, à coté de renouveau spirituel, distinct et différent de celui de Bérulle, et celui de François de Sales qui tentera de réaliser une première synthèse des tendances religieuses qui échouera partiellement sur le plan purement intellectuel des idées, mais réussira pleinement sur celui de la vie chrétienne et qui sera à l’origine de tout courant psychologique dans l’ascèse et dans la direction (6)

La caractéristique première de cette spiritualité est la notion du néant de l’homme, blessé par le pêché originel. Une telle conception est bien éloignée de celle de l’humanisme de la Renaissance mais l’aspect dur et implacable de l’époque est bien là pour l’expliquer. On est loin de la merveilleuse redécouverte du monde antique et des ses grâces, on est à l’époque ou Callot grave la suite de ses planches saisissantes intitulées « les misères de la guerre » et cela explique le pessimisme des contemporains.

Nous devons regarder notre être comme un être manqué et imparfait dit Bérulle. Par ses crimes et infidélités Adam nous prive tous de grâce, naissant il nous flétrit d’une marque d’ignominie, nous faisant enfant d’ire, vivant il nous condamne à la mort par son iniquité qu’il nous communique, et mourant il nous rend coupables de la damnation éternelle.

Et Saint Jean Eudes suit les enseignements de son père Bérulle, aussi bien que ceux de Condren, lorsque dans le Royaume de Jésus il proclame : « comme enfant d’Adam comme pécheurs nous sommes nés en péché originel ennemis de Dieu et sujets du Diable, objets de l’abomination du ciel et de la terre, incapables de faire aucun bien et d’éviter aucun mal de nous –mêmes et par notre propre vertu et nous n’avons aucune voie de salut que de renoncer à Adm et à tout ce que nous tenons de lui, à nous-même, à notre esprit, à nos propres forces pour nous donner à Jésus-Christ en entier en son esprit et ses vertus (7)

Ce pessimisme foncier est donc aussitôt contrebalancé par une immense espérance dont nous venons d’entendre les accents, mais il est le fondement de psychologie de l’homme de notre saint. D’où vient donc qu’il ait si peu confiance dans la nature humaine ? C’est que, comme toute l’Ecole Française, et sur ce point, mais sur celui-là seul, il rejoint les jansénistes, il est délibérément Augustinien. Pour eux la nature humaine est incapable par elle-même de produire le moindre acte don et cette croyance est renforcée par son expérience de missionnaire et d’apôtre, plus en contact avec le pêcheur qu’il faut remettre dans le droit chemin, qu’avec des hommes bons vertueux, tout droit sortis d’une étude théorique des capacités de l’homme à être un saint.

Mais cette connaissance de la misère de l’homme s’inscrit dans une riche théologie que l’on baptise d’un mot barbare mais significatif, le Christocentrisme mystique. De même que Copernic a decouvert que le soleil était le centre de notre petit monde planétaire, de même notre monde spirituel n’a pas l’homme pour centre, il n’est pas anthropocentrique, il a Dieu pour centre.

La création du monde est à qui sait déchiffrer le livre de la nature, un témoignage de la puissance infinie et des attributs divins. Nous voyons le Créateur « dedans la nature inférieur » dans les montagnes et le tumulte des torrents qui montent sa force et sa puissance invisible, nous le voyons encore « dedans la nature animée » dans ces oiseaux au plumage éclatant dont les chants révèlent sa grâce. Ainsi pale Monsieur Olier, le futur fondateur de la Compagnie de Saint-Sulpice, de Virgile chrétien, assagi par la lecture des « confession de Saint Augustin » et éclairé par la métaphasique de Bérulle.

La découverte de la création entraîne l’âme à l’adoration, reconnaissance des grandeurs et des bontés divines mais également acte d’amour car « si Dieu est loin de nous par sa grandeur, sa charité le rend tout proche » (Bérulle)

Mais comment adorer avec nos moyens bornés ? Notre adoration si brûlante qu’elle soit si lyrique qu’elle apparaisse demeure défaillante et dérisoire. Comment compenser la méconnaissance du mystère de Dieu, comment dépasser nos impuretés et nos égoïsmes ? Faut-il donc se résigner à n’offrir à Dieu qu’un amour dérisoire et langage imparfait ?

Bérulle nous donne la réponse : « nous avons en Jésus le parfait adorateur de Dieu : il est adorateur, le serviteur infini en puissance, qualité et dignité ; pour satisfaire pleinement à ce devoir d’adoration, à nous d’adhérer pleinement à lui et ainsi nous serons des adorateur du Père. »

Et nous avons alors le chef de la doctrine spirituelle de l’Ecole Française « L’adhérence du Verbe incarné ». Pour être parfait chrétien il faut participer au mystère de Jésus, auquel nous sommes admis par le contrat du baptême passé entre Dieu et la créature ; l’expression est du Père Eudes et sent bon son normand. Il faut désormais adhérer au mystère de Jésus, c’est-à-dire « traiter ces choses et mystères non comme des choses et même éternelles, donc nous avons aussi à recueillir ce fruit présent et éternel. »

Mais pour adhérer au verbe incarné il faut se désapproprier de soi, renoncer à l’esprit de propriété qui nous prive de la vie, « si quelqu’un veut venir en moi qu’il renonce à soi-même parce que cette propriété et plénitude de soi bouche l’entrée de Jésus en nous et qu’elle est la source de tous les maux. »

Malgré le péché originel, l’homme demeure capacité de Dieu c’est-à-dire susceptible d’être rempli de l’esprit de Dieu et ainsi rien n’est définitivement perdu (8).

Notre misère elle-même peut concourir à notre relèvement et à notre grandeur si bien que ce que l’on appelle parfois le pessimisme de l’Ecole Française peut se transmuer en un magnifique optimisme. Si le péché a enténébré notre intelligence et diminué la force de notre volonté, il n’a pas aboli nos facultés maîtresses ; aidées de la grâce elles peuvent reconnaître, répondre et posséder leur créateur. Ainsi pense Bérulle et avec lui toute l’Ecole Française. Dans cette magnifique définition de l’homme qui aurait inspiré le texte de Pascal « Misère de l’homme sans Dieu, grandeur de l’homme avec Dieu », qu’est –ce donc que l’homme ? L’homme est composé de pièces toutes différentes, il est miracle d’une part et de l’autre un néant ; il est céleste d’une part et terrestre de l’autre. C’est un ange, c’est un animal, c’est un néant, c’est un miracle, c’est un centre, c’est un monde, c’est un Dieu, c’est un néant environné de Dieu, capable de Dieu et rempli de Dieu s’il le veut (Bérulle 9).

Pénétré de cette doctrine à laquelle il adhère pleinement et qu’il enrichit parfois de notations personnelles, Saint Jean Eudes en est le prédicateur populaire. Sa spiritualité est simple, limpide, logique à la manière d’un théorème, l’objet de la religion chrétienne est Dieu dans l’unité de sa nature et trinité de ses personnes.

« Depuis Jésus-Christ c’est vers le Verbe incarné que s’oriente la vie religieuse de l’humanité, la spiritualité de la nature de Dieu le dérobe aux prises de nos facultés sensibles, sa perfection déconcerte notre intelligence, sa majesté nous écrase, le Dieu de la crèche et du Calvaire est plus proche de nous, le centre de l’attraction des âmes s’est déplacé, non pour s’éloigner de Dieu mais pour le rencontre dans la personne du Verbe incarné. Mais Jésus est en toute chose et notamment dans les Saints. Nous devons adorer Jésus en eux et de même dans notre prochain ; nous devons regarder notre prochain comme le Temple de Dieu vivant qui porte en soi l’image de Sainte – Trinité et le caractère de Jésus-Christ qui est partie de Jésus, os de ses os, chair de sa chair.

Si nous pensions bien ces vérités, quelle charité, quel respect et quel honneur aurions-nous au regard les uns des autres ?

Jésus n’est pas seulement l’objet de notre religion, poursuit St Jean Eudes, il est aussi notre vie, tout ce que nous possédons de vie chrétienne vient de lui et n’est que la continuation et achèvement, en chacun de nous, de sa vie. Nous sommes incorporés à Jésus par le baptême, il est devenu notre chef et vous êtes un de ses membres et le renoncement, en faisant mourir le vieil homme, écarte le grand obstacle à la vie de Jésus en nous. Pour que cette vie se développe il faut rester unis au Christ, nous soumettre à ses actes, nous laisser conduire par lui « c’est la doctrine de l’adhérente ». Chaque homme doit être désapproprié et anéanti, approprié à Jésus, subsistant en Jésus, enté en Jésus, vivant en Jésus, opérant en Jésus, fructifiant en Jésus.

Et Saint Jean Eudes conclut : nous devons prendre une liaison et une union très intense et une adhérence en application très parfaite à Jésus en toute notre vie, en tous nos exercices et en toutes nos actions. »

Tandis que Bérulle et ses compagnons étaient des auteurs des traités peu lus, ou simplement par des spécialistes ou des directeurs d’âme d’élite, le Père Eudes est en pleine pâte : c’est avant tout un missionnaire, le seul à proprement parler de toute l’Ecole.

Tandis que Bérulle est happé par la diplomatie, que Condren est professeur en Sorbonne, que Monsieur Olier fait de l’apostolat dans sa paroisse de St Sulpice mais a renoncé à la prédication populaire, seul le Père Eudes s’y abonne.

Le contacte avec le peuple, l’expérience de son indigence spirituelle, la nécessité d’être compris de tout le monde et surtout la préoccupation de convertir, de toucher les cœurs endurcis, de les attacher définitivement à Jésus, tout cela a amené le Père Eudes à repenser la doctrine spirituelle de ses maîtres à l’adapter, à insister sur certains points d’ordre pratique et à laisser dans l’ombre bien des considérations métaphysiques ; de même la connaissance réaliste de la vie quotidienne des hommes de son temps, lui donne une connaissance précise des mœurs de son époque qui en font le témoin exceptionnel de la vie quotidienne au XVIIe siècle. Enfin, ce pasteur a su découvrir le culte du Sacré-Cœur qui donne aux humbles, comme aux âmes d’élite, un moyen aisé d’accéder à la doctrine qui est la sienne.

Le père Eudes est d’abord un prédicateur et un missionnaire. Il sait parler au peuple dans un langage qui lui est familier et puise dans les événements donc ce peuple est la victime ou le témoin, des arguments ou des images qui le frappent. Son éloquence est vive, imagée, pleine d’expressions vigoureuses qui sentent souvent sa campagne. Bossuet, et plusieurs autres personnes de considération, et de savoir, écrit Hérambourg, le premier biographe de St Jean Eudes, lui faisaient l’honneur d’assister aux sermons qu’il faisait et en sortaient tellement édifiés qu’il se disaient les uns aux autres « c’est ainsi que nous devrions parler. »

La prédication était en effet, dans un triste état au XVIIe siècle. Ne parlons de ces prêtres ignorants ou illettrés au nous évoquions plus haut et qui étaient incapables de prononcer le moindre sermon, mais même chez les prêtres érudits et pieux, l’instrument d’expression qu’est le discours et inadapté à son but. Il en est d’ailleurs de même dans la plaidoirie à la même époque où , assistant au Grand Jour d’Auvergne, Fléchier déclare qu’il n’a rien entendu aux discours des avocats tant étaient enflées leurs paroles et sans rapport avec le sujet traité.

A toutes les époques la prédication pose les mêmes problèmes. Elle n’est puissante que lorsqu’elle est adaptée à son auditoire et de même que de nos jours on peut dire que nous cherchons le style de prédicateurs modernes qu’attendent les fidèles et qui ne peut être ni improvisation, ni vulgarité, sous prétexte de langage directe, de même le XVIIe siècle cherchait lui aussi son style. Fénelon soutenait que de la décadence de l’école patristique jusqu’à son temps, neuf siècles de barbarie on pesé sur la chaire (Fénelon « Dialogue sur l’éloquence »). Le mauvais goût en tout cas avait envahi la chaire sacrée, scholastique raisonneuse, grossièreté burlesque, politique échauffée, érudition profane, précieuse et excessive, tels étaient les défauts qui régnaient à la fin du XVIIe siècle dans la prédication, comme dans ka plaidoirie (10).

Le Père Coton qui plaisait tant à Henri IV, est boursouflé de scholastique jusqu’à l’invraisemblance. Selon lui les œuvres des chrétiens sont vives, mortes, mortifères, mortifices ou vivifices, leurs causes efficientes, finales, méritoires, formelles, exemplaires ou instrumentaires ; les œuvres vives ou vivifices sont, à leur tour, méritoires, satisfactoires, impétratoires et consolatoires (Pioger page 24). Comprenne qui pourra.

D’autres sont d’une vulgarité surprenante. Le petit Père André qui fut une des célébrités de son temps et qui ne manquait pas de courage, trouve ingénieux pour frapper son auditoire de comparer les quatre docteurs de l’Eglise latine aux quatre Rois du Jeu de cartes : Saint Augustin, roi de cœurs par sa charité, Saint Ambroise, roi de trèfle par son éloquence, Saint Jérôme, roi de pique par son mordant, Saint Grégoire, roi de carreau par son peu d’élévation.

Mais les prédicateurs font de la politique en chaire et sous couleurs de pourfendre les huguenots, les moines ligueurs continuent à discuter dans l’église ; toutes les invectives sont bonnes ; c’est un perpétuel appel à la haine : les uns mettant publiquement en doute la sincérité de la conversion de Henri IV et en concluent qu’il est pas le Roi légitime, d’autres, tel le célèbre Coeffeteau, prétendant que les protestants ne sont pas nos frères, et qu’on est dispensé de prier pour eux.

L’un de ces exaltés, le Père Gontier, appelle les protestants « vermines et canailles » et après l’Edit de Nantes, précise que les catholiques ne doivent pas les souffrir parmi eux, à tel point que le Gouverneur de Guyenne dit au roi que si cela s’était produit dans sa province, il eût fait jeter le prédicateur dans l’eau au sortir de la chaire.

Dernier trait, l’engouement pour l’antiquité, un luxe de comparaisons folles avec les personnages de l’antiquité « chaque sermon devient une sorte de musée, une marqueterie où se voyaient les richesses les plus hétérogènes Virgile y figure à coté de Moïse et Hercule auprès de David, Sénèque est cité autant que Saint Paul, Cicéron plus que Saint Augustin, Platon et Homère y tiennent leur place et il n’est guère de Passions où ne figure Brutus 11 ». La Bruyère dénonce un mal réel lorsqu’il dénonce « le sacré et le profane qui ne quittaient guère, ils étaient glissés ensemble jusque dans la chaire, Saint Cyrille, Horace, Saint Cyprien, Lucrèce parlaient alternativement, mes poètes étaient de l’avis de Saint Augustin et de tous les Pères, on parlait latin et longtemps devant les femmes et les marguilliers, on a parlé grec. Il fallait savoir prodigieusement pour prêcher si mal. »

Et Massillon, dans son discours de réception à l’Académie Française condamne ces deux défauts, la sècheresse et la bouffonnerie : « La chaire semblait le disputer ou de bouffonnerie avec le théâtre pu la sècheresse avec l’école et la prédicateur croyait avoir remplit le ministère le plus sérieux dans la religion quant il avait déshonoré la majesté de la parole sainte en y mêlant des termes barbares qu’on attendait pas ou des plaisanteries qu’on n’aurait pas du entendre. »

Saint Jean Eudes, au contraire, est un prédicateur direct. Comme d’autres orateurs de son style, il n’hésite pas à user d’un langage «grossier», n’entendons d’une langue accessible au vulgaire, ce qui n’empêche pas la noblesse de le goûter (Olier. Lettre I -24).

Il a une éloquence vive, imagée et pleine d’expressions vigoureuses qui sentent souvent la campagne et il est vraisemblable qu’en Normandie il prêchait en patois et même en plusieurs dialectes tels que le hanguais ou le hauptois.

Un missionnaire qui parle une langue que son auditoire entend bien, lui plaît ; un missionnaire qui ressent ce que sent son auditoire et sait le lui dire, le saisit. (12)
Les thèmes sont simples. Le pessimisme augustinien tout d’abord. Quand Augustin parle de cette masse de corruption qu’est l’humanité entière, Jean Eudes fixe dansa sa mémoire la métaphore qui lui plaît et le massa luti, massa peccati cher à Pascal devient : « depuis que notre nature a péché nous ne sommes plus engendrés selon l’esprit mais selon la chair, nous sommes tous devenus une pâte de boue. Ainsi puisque nous avons perdu le mérite par le péché nous n’avons plus droit à une autre chose qu’à la damnation. » Les événements familiers, mauvaises recolte, occupation de troupes ennemies ou des gens Roi, incendie de la Galerie de Peinture du Louvre le 6 février 1661, illustrent les sermons, et le prédicateur, au nom de Dieu, donne une signification aux événements, surtout aux événements pénibles qui peuvent tout aussi bien, être une épreuve qu’un châtiment de Dieu (Berthelot de Chesnay, page 146).

La foule exaltée devient émue et crie spontanément : « Miséricorde, Miséricorde »

Le missionnaire alors reprend ans l’émotion général et fait renaître l’espérance : « Oui mes frères c’est cette miséricorde infinie qui, seule, peut ranimer votre espérance, c’est à elle seule que vous êtes redevables de n’être pas encore livrés à la justice de Dieu… » et il s’étend alors sur la gratuité et sur l’immensité de cette miséricorde. Le pécheur pardonné peut tout entreprendre et il renvoie l’auditoire bien décidé à se convertir.

On était dans l’admiration, écrit un contemporain, de voir à la parole d’homme, un auditoire entier, saisi de cet enthousiasme dont les plus froids et les plus insensibles avouent eux-mêmes qu’ils n’avaient pu se parer (Pioger, page 165).

Ses sermons sont toujours soigneusement préparés mais, en même temps, improvisés dans leur expression. Le Père Eudes, à la différence des prédicateurs illustres ou des avocat des son temps, ne lit pas ni ne récite, il improvise sur une préparation écrite. Après avoir choisi son thème, il cherche les principales idées, en préparent la suite, trace les grandes lignes, rassemble les textes des Ecritures et des Pères qui fortifieront son discours puis, parlant d’abondance, il se laisse aller au courant de sa facile et vigoureuse élocution. Il est bien de l’école d’orateurs qui préparent, celle de Démosthène qui refusait de parler sans avoir réfléchi et s’être préparé, ce qui faisait dire à Pythéas que ses discours sentaient l’huile, celle de Lacordaire qui refusait énergiquement d’improviser « J’ai trop de respect, disait-il de la parole publique. »

Saint Jean Eudes, à certains moments et dans certaines missions, absorbé par la confession, ne pouvait se recueillir longtemps, mais il lui suffisait de composer le plan de son sermon avec des éléments déjà connus et éprouvés. Il n’aimait pas les digressions de dernière heure, les idées subites et, s’il s’adonnait à l’improvisation verbale, il ne s’autorisait jamais à introduire quand au fond un développement nouveau qui n’eut pas été prévu avant de monter en chaire : « Si en prêchant il vient quelque pensée ou conception qu’on n’ait pas étudié ou préméditée, il faut la rejeter, proclame-t-il dans son livre, qui résume son expérience : « Le prédicateur Apostolique ».

Mais ne croyons pas pour autant que son éloquence soit intemporelle ; les événements quotidiens, les petits scandales locaux ou politiques y sont inclus. Après l’incendie du Louvre il y voit la main de Dieu, car on y travaillait pendant les dimanches et fêtes et qu’on construit ce palais pendant que les veuves et les orphelins et les peuples sont accablés de misère. La reine prit bien ces reproches ; c’était l’honneur des Rois de France de tout supporter de leurs prédicateurs, mais le ministre Le Tellier prit moins bien la chose et comme l’Intendant de Normandie, quelque temps plus tard, proposait au ministre de subventionner le Séminaire de Caen fondé par Saint Jean Eudes, en lui donnant une partie du produit de la taille, Le Tellier de répondre : « Je ne puis vous cacher que j’ai été fort surpris d’apprendre que des gens qui nous prêchent l’excessif accablement des peuples par les levées qu’on fait sur eux et la charité envers les pauvres, sollicitent le produit des impôts, diminués par la grâce du Roi, dans une région ruinée par les mauvaises récoltes deux années consécutives » (Berthelot du Chesnay, page 147 note 44). Saint Jean Eudes était un saint, mais Le Tillier était un grand ministre, celui qui n’oublie jamais rien, même s’il pardonne tout comme son Roi et qui sait faire respecter l’Etat qu’il a charge de gérer.

Par des exemples précis, le Père Eudes s’attaque à toutes les professions. Loin de lui des exhortations théoriques et générales ; de la doctrine on passe à la pratique, et Saint Jean Eudes connaît parfaitement, en précieux confesseur qu’il est, les problèmes qui se posent aux magistrats, aux intendants, aux apothicaires comme aux marchands de vins ou aux cabaretiers ; nous y reviendrons plus loin. Il sait tirer partie des situations locales avec fermeté et bonhomie : à Valognes en 1643 il fait une mission étonnante de portée ; un jour même il prêche sur la place du Château, un orage éclate, les assistant vont s’éloigner pour se mettre à l’abri, mais l’orateur les retient et, s’il pleut à brève distance, la place du château est préservée. Miracle, petite grâce délicate, phénomène météorologique, toujours est-il que les assistants sont frappés. Au cours d’une mission précédente il avait remporté une victoire autrement plus importante : il avait cloué le bec aux Pecques de Lalognes. Il s’agissait d’un groupe de précieuses à la mode du temps, semblables à celles que Molière nous a dépeint ; elle s’étaient formées en académie et s’arrogeaient le droit de décider du mérite des prédicateurs, de les critiquer, de les tourner en ridicule, à tel point que les prêtres n’osaient plus paraître dans les chaires de Valognes. Saint Jean Eudes, informé de cet état de choses, se concilie d’abord les auditeurs par des paroles gracieuses en soulignant l’esprit et la politesse des habitants de Valognes puis il tourne si agréablement en ridicule, dit un mémorialiste, les précieuses et les charges d’un telle confusion que depuis ce temps elle n’osent plus d’assembler ni se mêler de juger, ni d’exercer leur critiques. (Pioger, page 279).

Voilà un trait d’un véritable orateur, d’un homme habitué au maniement des foules et non pas d’un discoureur de cénacle. Saint Jean Eudes est vraiment l’orateur de l’Ecole Française, le Lacordaire du XVIIe, l’initiateur de Bossuet.

Il se défend d’écrire ou de parler avec art « le discours du prédicateur ne doit point être trop recherché ni trop peigné, vu que rien ne diminue tant le zèle et l’ardeur de celui qui prêche et de celui qui écoute, qu’un discours pompeux et enflé au lieu que quand il est sans fard et sans artifice, qu’on parle cœur à cœur, alors on persuade parfaitement et l’on touche son auditeur. » (Pioger, page 360). Cela retrouve Bossuet qui demande que l’orateur écarte le bel esprit, mette de coté tout désir de plaire et tire toute la force de son discours de l’étude des Ecritures et de l’ardeur de sa foi.

Tous les procédés de l’art oratoire sont utilisés par Saint Jean Eudes pour accomplir son but : il ne refuse pas à plaire, il a des procédés pour éveiller l’attention, il recommande de se servir de transitions variées, de parler correctement, il veut qu’on évite en prêchant ce qui pourrait choquer, mais un portait plaisant, un mot pittoresque, une expression familière illuminant parfois sa parole d’un rayon joyeux et clair (Pioger page 361). « Combien y en a-t-il, s’écrie-t-il, parlant des dames prétentieuses qui viennent eu sermon, qui voulant être vues de toutes parts et donner plus de facilité à leurs yeux de se promener de tous cotés, se perchent sur les hauts bancs élevés comme des oiseaux de mauvais augure… elles entrent dans le sanctuaire comme si elle venaient à un bal et à une danse, avec des habits pompeux et des cheveux frisés, crêpelés et annelés. »

Mais il est surtout pathétique. Un exemple : Que font à Paris tant des docteur et tant de bacheliers pendant que les âmes périssent à milliers, fautes de personne qui leur tendre la main pour les retirer de la perdition et les préserver du feu éternel. Si j’osais je m’en irai à Paris, crier dans la Sorbonne et dans les autres collèges : au feu , au feu, au feu de l’enfer qui embrase tout l’univers. Venez Messieurs les docteurs, venez, Messieurs les bacheliers, venez Messieurs les abbés, venez tous Messieurs les ecclésiastiques, nous aider à l’éteindre (Costil – Annales p. 612-613).

Les images sont riches et familières : la transformation de l’âme par la grâce, pensée aride pour un auditoire de paysans, voici comme il l’illustre : « sublime architecte, l’amour divin a réalisé un plan merveilleux et d’une pauvre cabane a su faire un château royal, un Louvre tout doré, une maison de soleil, une Sainte Chapelle » ; les comparaisons militaires « si les chrétiens sont soldat du Christ, les prêtres sont les chefs, les capitaines de l’armée du Grand Dieu » ; les comparaison médicales : « comme le sage médecin dore les pilules afin que l’estomac débile les reçoive volontiers, ainsi le prédicateur invectivera contre les vices avec prudence et charité. » (Pioger page 403 et suiv.)

Il ne subit aucune timidité ; dans les débuts, son accent et sa tenue témoignent d’une assurance modeste, mais forte, dominatrice, qui impose l’orateur. Sa personne petite, maigre, osseuse, sa physionomie noble, sa tête rudement sculptée, ses yeux perçants, sa voix puissante, sa diction ferme, son accent passionné, son extérieur grave, austère et sans ostentation, son geste imposant, tout cela prêche avec lui et pour lui. (Pioger page 420).

Les prédicateurs, dit d’ailleurs Saint Jean Eudes, doivent avoir soir de bien composer leur extérieur, de faire leurs gestes à propos et de régler tous les mouvements de leurs corps… Il faut prendre garde de n’être pas immobile comme une statue mais il ne faut pas se laisser aller à une grande multitude de gestes étudiés comme si on jouait un personnage sur un théâtre, il ne faut point frapper des mains ni frapper non plus la chaire ni de la main ni du pied, ni courir d’un coté de la chaire à l’autre, ni jeter la moitié de son corps au dehors, ni s’accouder, mais demeurer droit, ni frapper de la main sur la cuisse ou ses genoux, ni souffler d’une narine comme étant hors d’haleine, ni tousser ou cracher que de nécessité (13).

La voix est également l’objet de conseil du saint : « Il faut savoir ménager sa voix pour l’élever et la baisser, la pousser ou la retenir quand il faut, pour lui donner un accent convenable au sujet dont on parle, quelquefois triste, quelquefois joyeux, ne traitant pas les choses légères et médiocres avec une voix forte et véhémence ni celles qui sont graves avec une voix faible et négligente. Il faut se garder de chanter en parlant, il n’y a rien de plus ridicule dans la prédication, comme aussi de réciter comme un écolier qui dirait sa leçon par cœur devant son maître, ou de déclamer, car cette manière d’étant naturelle mais affectée, en touche point, mais il faut parler, c’est-à-dire prononcer ce que l’on dit naturellement, simplement, sans artifice et sans façon. Le souverain artifice c’est d’en avoir point. (Prédicateur Apostolique IV -71-74)

On se prend à regretter en lisant ces pages que nul n’ait songé, à l’époque, et de nos jours pas plus, à les enseigner à ceux qui font profession de parler pour exposer et convaincre, et notamment aux avocats, dont aucun manuel ne donne la moindre leçon d’art oratoire.

On comprend dès lors le succès des missions du Pères Eudes et des ses compagnons, dont les effets se font sentir jusque sous la Révolution. Après une retraite, les missionnaires investissent la paroisse, on y noue des contacts, on se renseigne sur les mœurs et les habitants, on choisit soigneusement la date de la mission en fonction du climat et des travaux des champs ; puis commence une période de prédications qui va d’une semaine à trois mois, on fait réciter les prières du matin et du soir, assister aux offices, on apprend le catéchisme, on fait réciter les prières essentielles, tournées en français ou quelque autre cantiques spirituel. Pas de messe quotidienne ni de communion pendant la mission, mais des communions générales précédées de confessions et généralement en dehors de la messe. Et le Père Eudes, avant de donner la communion, exhortait préalablement les fidèles, tenant une hostie sur le ciboire. Une procession ou un pèlerinage suivi d’un salut termine la mission proprement dite, qui s’achève souvent par une cérémonie spectaculaire et qui fait frémir les amateurs de vieux livres : on brûle dans un grand feu les mauvais livres qu’apportent spontanément les convertis. Mais le Père Eudes sait renoncer à ces autodafés dont on ne trouve trace dans aucune des deux missions des palais royaux, celle de 1671 à Versailles et celle de Saint-Germain en Laye en 1673.

St Jean Eudes apparaît donc incontestablement comme un des premiers orateurs populaires et l’histoire doit retenir son nom lorsqu’elle recherche ceux par qui la chaire catholique où la laissera Bossuet. Certes, il n’a pas atteint dans sa plénitude, la correction, la justesse et la mesure classique, son goût n’est pas toujours sans défaillance, mais il a déblayé le terrain sur lequel d’autres bâtiront l’éloquence religieuse classique, un des plus beaux fleurons de notre histoire littéraire. 5pioger page 433).

Mais plus que Bossuet, Fénelon ou Massillon, le Père Eudes a le contact des hommes. De même que chez La Rochefoucauld le sens de l’observation s’affine au milieu des intrigues dont il fut tour à tour le spectateur, l’acteur et la dupe, que Pascal dans l’épisode du carrosse du Duc de Roanez acquiert le sens du monde, que la Bruyère n’aurait jamais été ce qu’il fut sans « cette place de coin » dont parle Sainte-Beuve qui lui a donné l’occasion de voir le grand spectacle de la vie humaine et de la haute comédie de son temps, de même le Père Eudes, même s’il n’eut point cette place de coin si commode pour le curieux qui veut voir à l’aise, est né observateur. Et dès 1627 il vit au milieu du monde, ayant affaire à tous pour fonder ses œuvres et juger du dévouement, de la vanité ou de l’intérêt de chacun. C’est au contact de tous ces gens comme de ses confessés et des fidèles des missions, qu’il accrut ses connaissances de l’homme (Pioger page 87 et suiv.).

Aucun analyste, aucun sociologue, ne nous fournit, malgré la pesante méthode statistique dont on use parfois trop de nos jours, dans la nouvelle école historique, un semblable réalisme, une vision aussi exacte de ce que fut le monde de son temps, que le Père Eudes. Lorsqu j’ai voulu retrouver les problèmes spirituels et moraux des avocats du XVIIe siècle, il m’a suffit de lire le Bon Confesseur pour y trouver la trame même de mon étude.

Il décrit les gens d’honneur, qu’il faudrait appeler les gens de l’honneur puisque l’honneur est leur maître absolu et qu’ils sont ses esclaves et dont la vanité les oblige à mettre leurs armes en parade, non seulement sur les murailles ou sur les bancs de l’église mais sur les choses les plus sacrées comme les tabernacles, les ciboires et les calices. Ils veulent que le prêtre leur fasse des révérences et des inclinaisons pour leur apporter l’eau bénite et l’encens ; en témoignant les querelles, les inimitiés ; les effusions de sang et les meurtres qui arrivent pour des préséances auxquelles ils prétendent, pour le pas devant qu’ils veulent avoir.

Les juges et les gouverneurs sont étrillés avec force : ils se font prêter de l’argent par crainte de leur autorité et négligent de le rendre, nul n’osant le leur réclamer ; on croit voir en filigrane le scène de Dom Juan et de M. Dimanche. : ils baillent leur moulin à ferme à un trop haut prix.

Les juges vendent leurs charges à ceux qui ne sont point capables de le tenir, et Saint Jean Eudes s’élève contre la vérité et l’hérédité des charges judiciaires ; les juges prolongent les débats qui pourraient se vider à l’audience, les avocats prennent des causes qu’ils croyaient justes et, ayant connu leur injustice, les poursuivent, ils poussent leurs clients à des transmissions même lorsque l’affaire est mauvaise et alors que leur partie n’avait nul droit ; ils laissent perdre les procès de leurs clients par négligence ou faute d’étudier le droit, ils allèguent faussement des lois ou citent les docteurs contre leurs intentions ; ils convoquent leurs clients sans nécessité et les font venir loin et perdre le temps, faute d’avoir préparé l’entretien ; ils perdrent les pièces des clients par négligence ; ils prennent trop de causes en sorte qu’ils ne peuvent apporter à chacune la diligence requise.

Les notaires font de faux contrats ou des fausses quittances, antidatent des pièces, y glissent quelques clauses obscures qui entretiennent les procès.

Les huissiers, au lieu de prendre les biens suffisants pour la dette qu’ils ont à recouvrer, en prenant de moindre prix pour avoir l’occasion de retourner et de constituer le redevable en de plus grand frais.

Les commissaires-priseurs, les huissiers priseurs à l’époque, achètent des biens qu’ils doivent vendre à leur profit, sous le nom de personnes interposées ou autrement, précipitant les enchères, sans donner loisir aux enchérisseurs de parler et de renchérir.

Les médecins ordonnent des remèdes dangereux sans bien connaître la qualité de la maladie ou du remède ; ils ont connivence avec les apothicaires qui donnent des mauvaises drogues et ceux-ci emploient aux médicaments des drogues trop vieilles et qui ont perdu leur force ; ils n’ont point pris garde à ce que leurs compagnons de boutique ne se trompassent point eux-mêmes et ne trompassent pas les autres.

Les marchants vendent des marchandises en leur boutique puis en livrent l’une pour l’autre, qui n’est pas si bonne ; ils font des monopoles avec leurs autres compagnons.

Les cabaretiers baillent à boire à leurs hôtes plus qu’il ne faut ou mixtionnent le vin ou le cidre (14).

En cette impitoyable analyse des mœurs de son temps et de tous les temps, n’est qu’un court extrait de l’énorme enquête à laquelle s’est livré notre saint dans son ouvrage de pastorale destiné à ses fils, et intitulé « le Bon Confesseur ».

Mais à la différence de nombre des spirituels du temps, qui ne découvrent que les relations entre les personnes, sans soupçonner parfois les dimensions politiques de la charité, le Père Eudes est moderne, en ce que, s’il admet comme inéluctable la structure très hiérarchisée de son temps, il est attentif aux conditions sociales de l’existence et sait mener une action dans le domaine des institution politiques. En 1648, il dénonce la Reine, en termes vigoureux, les désordres de la France : l’un de ces désordres qu’il condamne est le comportement abusif des sergents et collecteurs d’impôts qui viennent saisir les paysans le dimanche jusqu’au pied des autels pour les traîner en prison, chose inique qui ne se fait même pas chez les Turcs. Et il expose les cas d’espèces peut, dit-il, attester et prouver. Puis il dénonce la situation des gens qui ont vendu un peu de sel pour gagner leur vie, ils sont condamnables aux grosse amendes et parce qu’ils ne peuvent pas les payer ils pourrissent en prison et sont contraints de demander comme une faveur qu’au lieu de cette amende ils soient fouettés par la main du bourreau… Tout cela parce qu’il y va de l’intérêt du Roi.

En 1640, après la révolte des Nus pieds de Normandie, il interviendra personnellement auprès du Chancelier Séguier et obtiendra l’élargissement de nombreux détenus.

Mais il ne se borne pas à ces démarches administratives ; ces prisonniers qu’il a fait libérer, il va les visiter, il leur parle d’homme à homme, comme il va voir chez eux les pauvres gens ou les malades à l’hôpital et il les accueille avec « un amour tendre et fort » selon sa propre expression. (Jean Eudes IX 151).

C’est que, par cette action missionnaire ou politique, s’exprime la note essentielle de la vie du Père Eudes, le thème du cœur. Ce respect de l’autre et de son mystère unique, ce sens de l’intériorité des êtres avec lesquelles il entre en dialogue, ce désir de communion mutuelle dans l’amour, s’expriment précisément dans ce signe du coeur sous lequel il présentait volontiers l’amour de Jésus et sur lequel je voudrais terminer cette étude.

Le Sacré-Cœur est une dévotion connue, trop connue peut-être, dévaluée en tout cas à l’heure actuelle après un succès qui, au XIXe siècle, en a fait une dévotion centrale de la piété catholique. Quelle est la chapelle ou l’église qui ne possède une statue du Sacré-Cœur, dans une représentation parfois affligeante pour l’esthétique et que Huysmans condamnait sans mélange et sans nuance. Certes, la dévotion a peut être trop appuyé sur des aspects doloristes peu en rapport avec notre sensibilité moderne, l’aspect réparateur a paru à beaucoup plus alimenté par des courants névrotiques que par une authentique et sure piété. Mais il ne faut pas oublier que les caractéristiques de cette dévotion, telle que nous la connaissons aujourd’hui, sont plus issues du courant de Paray le monial et des visions de Sainte Marguerite Marie que de la saine et lucide théologie de l’Ecole Française.

En fait, l’origine de cette dévotion revient eu Père Eudes qui institue le 20 octobre 1672 une fête liturgique du Cœur du Seigneur que Sainte Marguerite Marie a sans doute connue et qui a alimenté sa propre dévotion.

L’évolution de la pensée du Père Eudes est simple et lumineuse ; dès 1637 il explicite dans Vie et Royaume de Jésus, la contemplation de ce qu’il y a de plus personnel et de plus intime dans la personne de Jésus, ce que Bérulle baptisait « l’intérieur de Jésus ». En 1643 il découvre le Coeur de Marie il quitté l’Oratoire-et, méditant sur le vie chrétienne, participation à la vie du Christ, il comprend que nul mieux que Marie ne l’a vécue et qu’elle a réalisé une identification extraordinaire avec son fils… et il découvre alors l’organe qui est le symbole de l’amour, le Cœur.

En 1668 il comprend qu’il est nécessaire de porter une attention spéciale au Cœur de Jésus et il compose une messe et un office en l’honneur de ce Cœur ; le 29 juillet 1672, il l’envoie à ses confrères et fait célébrer, pour la première fois le 20 octobre 1672, la fête du Cœur du Christ.

Sa découverte, atténuée, voire altérée par le message de Paray-le-Monial, c’est que Dieu n’est pas un être lointain et indifférent. Dieu nous aime avec un cœur d’homme, le Cœur même de Jésus, deuxième personne de la Trinité et l’homme peut répondre à son amour par son propre cœur, selon le mot qu’Ezéchiel met dans la bouche de Yaveh : « je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair (Ezéchiel XXXVI-26).

Cette découverte du Cœur de Jésus, intimement lié à celui de Marie pour n’en plus former qu’un seul, c’est l’aboutissement de toute la vie spirituelle et apostolique de Saint Jean Eudes. Toute sa doctrine se synthétise et s’unifie autour de ce thème et il l’annonce avec un chant de victoire à ses fils et à ses filles. « C’est une grâce inexplicable que notre très aimable Sauveur nous a faite, de nous avoir donné, dans notre congrégation, le Cœur admirable de sa Très Sainte-Mère, mais sa bonté est sans borne, ne s’arrêtant pas là, il a passé bien plus outre en nous donnant son propre Cœur pour être avec le Cœur de sa glorieuse Mère, le fondateur, le supérieur, le principe et la fin, le cœur et la vie de cette même congrégation » (Saint Jean Eudes X 459).

Les années passent. En 1856 Pie IX étend à l’Eglise la liturgie du Sacré-Cœur, en 1875 le Parlement français vote la construction de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre ; en 1894 Léon XIII consacre le genre humain au Sacré-Cœur. Pie XI souligne cette dévotion par une Encyclique en 1928 et Pie XII, en 1956, explique que le culte du Sacré-Cœur est le culte de l’amour que Dieu a pour nous et, en même temps, la pratique de notre amour envers Dieu et les autres hommes (Encyclique haurietis aquas). Le Concile de Vatican II en reparle brièvement à deux reprises, mais malgré ces efforts-et pour parler un langage de sondage de popularité-cette dévotion est en baisse.

Le culte du Sacré-Cœur a été trop matraqué par une prédication aux allures de propagande aux générations auxquelles nous appartenons ; on a trop insisté sur les révélations privées dont il était issu jusqu’à lui donner l’allure de dévotion factice, rajoutée après coup à l’Ecriture ; on a trop insisté sur la préparation dont le caractère doloriste choque les jeunes générations ; on l’a lie à des promesses issues également des révélations privées de Saint Marguerite Marie et dont la réalisation, présenté comme automatique (la dévotion aux 9 premiers vendredis du mois) donne à la religion un aspect de marchandage désagréable. (15)

Mais la dévotion voulue par Saint Jean Eudes, parce qu’elle est l’expression populaire d’une théologie authentique fondée sur le christocentrisme mystique et dont elle est en quelque sorte la prédication permanente, conserve toute sa valeur et tout son attrait car elle ne s’est jamais encombrée des scories que nous trouvons dans la dévotion parodienne (celle de Sainte Marguerite Marie). La dévotion du Père Eudes, et là encore nous retrouvons son genre créateur, est la réponse symbolique à une aspiration de tout notre être vers le divin. Selon le mot de Saint Augustin « Inquetum est cor nostrum donec requiescat et te », et de cette rencontre de Dieu se retrouve l’humanité toute entière, entraînée à la suite du Christ dans l’entrée, dans le Sein de Dieu ou il nous procède, Lui, l’aîné de toute une race d’hommes.

C’est en cela qu’on peut parler du prophétisme particulier de St Jean Eude. (16)

Ainsi, dans le XVII e siècle tourmenté, incrédule, malgré les apparences, et peu préoccupé des choses spirituelles, un courant mystique s’est fait jour, une école de spiritualité est née, un homme pénétré de cette doctrine riche et nouvelle a su la prêcher par sa vie et sa parole ; il s’est attaché à transformer des régions entières de France et à leur laisser pour guide, image et symbole de leur conversion, à la manière des bouquets spirituels chers à St François de Sales, une dévotion populaire, simple et nouvelle.

C’est cela l’actualité de Saint Jean Eudes ; les similitudes historiques n’existent pas, mais les crises sont cycliques : crise de foi, crise philosophique créée par un humanisme exacerbé, crise morale, incertitude du devoir, déclin de la liturgie ; la comparaison s’impose.

Le R.P Arragain qui était un des spécialistes incontesté de la spiritualité du Cœur, dans la dévotion Eudiste, a consacré récemment une étude à ce sujet, au Congrès de Barcelone, consacré au culte du Sacré-Cœur, en 1964. Nous extrayons de ce texte le passage qui suit, qui résume fortes bien les caractéristiques de La dévotion Eudiste au Cœurs de Jésus et de Marie :

« Je dis donc que l’objet de la dévotion eudiste aux Sacrés-Cœurs,c’est l’amour de Jésus et l’amour de Marie, dans toute leur extension, à tous leurs degrés : amour sensible du cœur corporel ; amour naturel et surnaturel du cœur spirituel (« cette partie intellectuelle de l’âme… qui n’est point attachée à aucun organe corporel…(en qui ) se trouve la faculté et la capacité d’aimer… d’un amour incomparablement plus excellent… que celui qui procède du cœur corporel ») ; enfin amour du Cœur divin, Cœur du Verbe ou Saint-Esprit animant et vivifiant tout en Jésus et en Marie. Cet amour varié est cependant unique par son dynamisme qui le porte vers le même objet : Dieu, en lui-même, et dans ses créatures, dont au premier plan, les hommes à sauver. Non seulement il est unique, il est unifiant : il réalise l’unité de toutes les puissances de l’être (unité d’orientation de leur activité) ; il réalise l’unité de l’être lui-même, parce qu’il imprègne, imbibe, consume, donc transforme tout l’être de Marie et toute l’humanité de Jésus. Par conséquent, il n’est nullement question d’introduire des séparations, et de prononcer des exclusives : ce sont tous les degrés, tous les niveaux de cet amour, ce sont les trois cœurs qui font l’unique objet de la dévotion aux Sacré-Cœur. »

Mais la leçon c’est que les hommes providentiels ne sont rien sans une doctrine qui sous-tende leur action. Ce n’est pas par de l’action ou des paroles que l’on transforme une société mais par une doctrine qui sache exprimer, à chaque époque, les vérités nécessaires.

Propos recueillis par le Webmaster du site de l’Ordre du Saint Sépulcre

-----------
Renvois

(1) Les enfants Eudes étaient au nombre de 3: Jean notre saint (1601-1680), François l'historien (1610-1683), Charles échevin en Normandie (1611-1679)

(2) Père HULIN St-Jean Eudes "La Grande Famille d'un grand Saint".

(3) Henri PRENTOUT, "La Normandie et le souvenir du Passé" Paris 1931, page 81

(4) Père de Berthier « La France religieuse au temps de Bérulle », in Spiritualité de St Jean Eudes, page 14.

(5) Louis Cognet « Le problème des vertus chrétiennes dans la spiritualité des Français du XVII e siècle in les Vertus chrétiennes selon St Jean Eudes » page 49 et suivantes.

(6) Louis Cognet « La spiritualité de l’Ecole Française au XVIIe siècle » page 101.

(7) R.P Georges « La psychologie de l’homme et la spiritualité de l’Ecole Française » in Spiritualité de St Jean Eudes pages 71-79.

(8) Le moyen de devenir capacité de Dieu et d’adhérer à Lui sont l’ascèse qui désapproprie, l’oraison, la masse, la communion, l’examen particulier, la visite au St-Sacrement, la communion spirituelle et l’accomplissement des devoirs d’état en esprit de religion et en union avec Jésus. Les dévotions sont également celles à l’intérieur de Jésus, au Saint Cœur de Jésus et de Marie. Cf.J. Gautier : « La spiritualité de l’Ecole Française du XVII e siècle in « spiritualité de St Jean Eudes » page 40 et suivantes.

(9) Cf J. Gautier op. cit. page 42

Cf également R.PP Guérandel « l’enseignement de St Jean Eudes sur les motifs du renoncement in renoncement dans la vie chrétienne chez St Jean Eudes et ses disciples » page 54.

On ne saurait mieux définir l’âme de l’Ecole Française que par cette définition courte mais complète du Père Arragain : « Toute pénétrée de la grandeur du verbe incarnée dans l’économie du salut, Cette spiritualité place aussi Jesus au centre de la vie spirituelle des fidèles. Cela lui est facilité par la considération paulinienne que nous sommes incorporés au Christ par la grâce du baptême. Cette incorporation nous arrache à la domination du démon et nous met dans la servitude du Christ, et par lui, nous sommes amenés au Père. » Voilà l’idée essentielle, l’âme de la spiritualité de l’Ecole Française. Cette idée commande toute sa méthode ascétique, faite du double mouvement, d’une part renoncement à tout ce qui n’est pas le Christ et, d’autre part, adhérence à tout ce qu’il est : à son esprit pour qu’il informe tous nos actes, à ses états et mystères pour que nous y participions. J.Arragain in « Introduction au Royaume de Jésus » « La doctrine du Corps mystique dans la vie et Royaume » page 33.

La méthode dont se sert Saint Jean Eudes pour utiliser la doctrine du Corps mystique dans le Royaume de Jésus est très simple :-Vous êtes les membres du Corps mystique-vous devez continuer, accomplir, exprimer la vie de Jésus en vous – Par conséquent abnégation, anéantissez-vous et adhérence, entrer dans l’esprit de Jésus.
(10) Pioger « Un orateur de l’Ecole Française, St Jean Eudes » page 23 et suiv.
(11) Pioger page 29 ;
(12) Cf. Berthelot du Chesnay, op cit. P. 145.
(13) Le prédicateur Apostolique IV – 74-76.
(14) Saint Jean-Eudes a un sens précis de la propriété et du droit : contrats et procès tiennent une place importante, sinon dans sa vie, au moins dans sa pensée, ne serait-ce que pour demander d’y renoncer ; même en spiritualité il pense contrat : contrat d’alliance avec la Ste Vierge, contrat de l’homme avec Dieu par le Saint Baptême. Un auteur récent lie cette psychologie de saint à ce que l’on nomme en caractérologie l’avidité (Père Milcent « Le dévot Eudes » in Vertus chrétiennes selon St Jean Eudes page 111).

(15)Tout ce texte est imprimé presque littéralement par la remarquble étude du R.P. Guillon « Le Cœur de Jésus » actualisé dans la Spiritualité de Saint Jean Eudes, in Vie Eudiste 1973 page 257 et suivantes.

(16)Dans l’antienne des premières mâtines de la fête du Cœur de Jésus, Saint Jean Eudes a pris ce texte très évocateur : « Cor meum caritas es ! qui manet in caritate in corde meo manet et cor meum manet in eo ».
Propos recueillis par le Webmaster de l’Ordre du Saint Sépulcre.
© www.ordre-du-saint-sepulcre.org Retour index général
Nota : pour connaître la congrégation Eudiste cliquez sur le lien : www.eudistes-france-afrique.org


La discussion

 panégyrique de saint Jean-Eudes, de Tardivel [2005-05-25 18:27:11]