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Florian Michel,Traduire la liturgie.Essai d’histoire
par Jean Kinzler 2016-06-10 14:46:33
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Titre ample, mais visant juste, disant vrai, apportant du neuf. Il convient immédiatement de situer le moment et donc l’enjeu, la France des années postconciliaires, plus précisément entre 1964 et 1970. Le cadre : le passage au français comme langue liturgique. L’opérateur principal : le Centre national de pastorale liturgique. Trois dossiers sensibles, le Pater noster, le Credo, et le Canon de la messe. Et à chaque fois une cristallisation sur un passage plus problématique : Mysterium fidei pour le Canon, Consubstantialem patri, mais aussi ecclesiam catholicam, pour le Credo. Trois dossiers donc, mais quatre récits nourris, pour la première fois, de sources inédites, précieuses, indispensables. Dans le prolongement du Concile, et à l’initiative de l’Église de France, l’épiscopat manifeste le désir de publier très rapidement des traductions nécessaires pour promouvoir une liturgie en langue vulgaire. Au moment de leur parution, la polémique éclate, les ripostes s’organisent, puis vient le temps des ajustements, parfois à la baisse, et de l’apaisement. Cette histoire qui se répète permet tout à la fois d’esquisser un modèle idéal typique d’un conflit d’un nouveau genre et de chercher à mieux comprendre les raisons de ces fièvres soudaines, tierces voire quartes !

2Ce dossier très riche peut suggérer plusieurs lectures. D’abord, en adoptant le point de vue de l’opérateur de ces traductions, le Centre de pastorale liturgique. Celui-ci – point national a ses débuts – a été fondé en 1943 par des Dominicains pour accompagner les initiatives liturgiques en cours. Le Centre dispose rapidement d’une collection aux Éditions du Cerf, Lex orandi, lancée en 1944, et surtout d’une revue, La Maison Dieu, qui paraît à partir de 1945. Les précurseurs des années 1940 sont devenus, vingt ans plus tard, les opérateurs indispensables pour un épiscopat qui traite les traductions à travers sa propre commission liturgique, créée en 1951. Le travail de traduction émane donc d’une structure relativement autonome, en voie de bureaucratisation, selon une perspective sociologique.

3Autre perspective, celui des opposants. Le singulier ici s’impose puisque le premier intervenant est un éminent intellectuel catholique, Étienne Gilson, philosophe et historien du thomisme, ancien professeur du Collège de France. C’est lui qui lance une querelle de vocabulaire qui avait, en grec et au ive siècle, nourri une polémique d’une autre ampleur et d’une durée incomparable. Il faut pour se faire comprendre, prendre un exemple. Le Credo, dans la partie trinitaire du Symbole de Nicée, déclare Jésus, Fils de Dieu consubstantialem patri, en grec, ὁμοούσιον τῷ Πατϱί, Les traductions antérieurs se contentaient de décalquer le latin, en disant Jésus consubstantiel au Père. Formulation incompréhensible, estime-t-on en 1964 : il faut, pour que les fidèles comprennent, remplacer substance par nature. Jésus est donc de même nature que le Père. Gilson hurle quasiment à l’hérésie, obtient le soutien de Congar, Lubac, Maritain. Chenu par contre vole au secours du Père Gy, la référence en matière de liturgie, qui cautionnait le changement. Cette querelle de vocabulaire est symptomatique d’une illusion des traducteurs qui estimaient que le passage au français devait rendre accessible des textes très techniques. Mais plus encore, elle arrive dans un contexte plus large où les mutations en cours qui s’accélèrent sont appréciées selon les protagonistes comme un prolongement du Concile ou comme son dévoiement. Gilson – autre interprétation possible du psychodrame, du point de vue du principal opposant – se complaît dans le rôle du simple laïc, quelque peu savant toutefois, qui se refuse de passer sous les fourches caudines d’une bureaucratie cléricale relayée par une poignée de jeunes prêtres aussi ignorants que zélés. Vieux intellectuels contre nouveaux apparatchiks ?

4Or les fidèles disposaient de telles traductions de la liturgie depuis fort longtemps ; la génération de Gilson, à partir de 1920, utilisait avec profit les gros missels bilingues de Dom Lefebvre et de ses imitateurs. Mais les traductions proposées, pour toute la liturgie, servaient à aider les fidèles à comprendre ce que le prêtre disait en latin ; il s’agit dans les années 1960 de changer la langue liturgique. Pour comprendre le nouvel enjeu, il convient de prendre un peu de recul. Dans les années 1850, Dom Guéranger et quelques autres imposent brutalement à un épiscopat souvent réticent d’abandonner leurs liturgies propres, dites gallicanes et de se rallier à la liturgie romaine. La langue alors n’était pas en jeu, mais le changement imposé mettait en cause l’autonomie de l’épiscopat et la diversité des sensibilités régionales, comme l’a fort bien montré Vincent Petit pour le diocèse de Besançon (Paul Airiau, « Vincent Petit, Catholiques et Comtois. Liturgie diocésaine et identité régionale au xixe siècle », ASSR, 164, 2013, p. 270). Un siècle plus tard, en 1956 précisément, les catholiques disposent enfin d’une traduction de la Bible en français, savante comme celles des protestants, mais bénie par Rome : la Bible de Jérusalem. Cette publication représente la ponctuation symbolique de la crise moderniste. Elle se diffuse sans conflit apparent. Mais cette nouveauté touchait surtout des élites et elle n’était pas imposée. Il en allait différemment de la traduction en français de la liturgie, qui immédiatement s’imposait à tous. Or la liturgie est aux catholiques ce que la bible est aux protestants, une médiation essentielle qui traduit concrètement l’importance qu’ils accordent à la Tradition. Toutefois, si l’on restitue cet épisode dans une histoire plus ample, ce n’est point sur la traduction de textes anciens, comme le Symbole de Nicée, que le conflit liturgique va dégénérer en schisme, mais bien sur d’autres modifications de la réforme liturgique qui rendaient d’une certaine manière obsolète la liturgie précédente, qui sous le nom de messe de Saint-Pie V, va servir d’emblème aux catholiques traditionalistes bientôt dissidents.

5Florian Michel a eu raison de mettre en lumière les débuts conflictuels du changement liturgique. Il resterait à relier ces prodromes à la crise plus ample qui bientôt éclate et de restituer le tout dans l’histoire d’un renouveau liturgique dont on ne sait s’il commence en 1850 avec Dom Guéranger, en 1920 avec Dom Lefebvre ou à partir des années 1930 avec des expérimentations qui nourrissent un mouvement liturgique, plus dynamique après la guerre. Et, par ailleurs, le refus de la nouveauté liturgique par les traditionalistes peut lui-même être interprété moins comme un symptôme que comme un prétexte. Ce qui ne doit pas faire oublier une amère réalité : le changement liturgique s’est imposé au moment où prêtres et fidèles quittent en masse la scène liturgique paroissiale.


Référence papier
Claude Langlois, « Florian Michel, Traduire la liturgie. Essai d’histoire », Archives de sciences sociales des religions, 172 | 2015, 333.
Référence électronique
Claude Langlois, « Florian Michel, Traduire la liturgie. Essai d’histoire », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 172 | octobre-décembre, mis en ligne le 02 juin 2016, Source :
assr.revues.org





     

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 Florian Michel,Traduire la liturgie.Essai d’histoire par Jean Kinzler  (2016-06-10 14:46:33)
      Encore merci ! par Paterculus  (2016-06-10 20:33:24)
          Des différentes traductions par Nemo  (2016-06-11 09:27:20)
              Je n'ai pas spécialement étudié les anciens missels de ce point de vue. par Paterculus  (2016-06-11 17:42:27)
          Post scriptum par Nemo  (2016-06-11 09:31:32)
              Vous avez aussi par Quaerere Deum  (2016-06-11 13:02:53)
                  Sans doute par Nemo  (2016-06-11 14:29:41)
                      Langue morte par Quaerere Deum  (2016-06-11 16:05:42)
                      C'est un sujet complexe: la notion de langue vulgaire par Athanase  (2016-06-11 16:18:25)
                      Etonnement par Turlure  (2016-06-11 20:43:17)
                          Oui et non par Paterculus  (2016-06-12 21:19:45)
              Merci pour ce lien ! par Paterculus  (2016-06-11 17:44:42)


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