La voix de Dieu est entendue par tous les hommes dans leur conscience
La haine de Dieu comme l'amour de Dieu sont invisibles à tout œil humain, même si les faux prophètes sont reconnaissables à leurs fruits. Les religieuses qui l'ont connue ont été frappées par le côté ordinaire de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, parce qu'elle appliquait simplement l'évangile: "Ton Père qui est dans le secret te le rendra". Les bonnes oeuvres comme les méchancetés se font dans le secret du cœur, tout comme ce qui peut paraître bon ne l'est pas ou ce qui peut paraître méchant ne l'est pas. C'est pour cela que le Bon Dieu demande de ne pas juger les cœurs dont le secret est connu de Lui seul (et éventuellement des saints des anges). Mais si le Bon Dieu a prévu un jugement dernier pour absolument tous les hommes, c'est qu'il est un dogme de foi qui établit clairement et en vérité que tout homme a au moins une grâce pour se sauver. Voici donc la très belle prose de saint Bernard à ce sujet:
"CHAPITRE II. La voix de Dieu se fait entendre de tous les hommes et les traduit malgré eux, au tribunal de leur propre conscience.
3. Et certes la difficulté n'est pas d'entendre la voix de Dieu, elle serait plutôt de fermer les oreilles à ses accents; car elle parle d'elle-même, d'elle-même elle s'insinue dans les âmes et ne cesse de frapper à la porte de nos coeurs : « Pendant quarante ans, dit le Seigneur, je me tenais auprès d'eux, répétant sans cesse: Leur coeur est égaré (Psalm. CXCIII, 10). » Eh bien, aujourd'hui encore il est auprès de nous, il nous parle, et peut-être aujourd'hui encore personne ne l'écoute; il dit toujours: « Leur coeur est égaré; » et la sagesse, maintenant encore, répète clans les carrefours: « Pécheurs, rentrez en vous-mêmes (Isa., XLVI, 8). » Ce sont, en effet, les premiers mots que le Seigneur fait entendre, et c'est par ces paroles que semblent avoir été prévenus tous ceux qui font un retour sur eux, non-seulement elles les rappellent à eux-mêmes, mais encore elles les ramènent et les contraignent de se considérer en face; car elles sont pleines, non-seulement de force et d'énergie, mais encore de lumière et d'éclat; et tandis qu'elles rappellent leurs péchés aux hommes, elles font pénétrer la lumière jusque clans les replis les plus secrets et les plus ténébreux de leur coeur. D'ailleurs, il n'y a aucune différence entre cette voix divine et la lumière qui l'accompagne, puisque le Fils de Dieu est en même temps le Verbe du Père et la splendeur de sa gloire. Il en est de même de l'âme, substance spirituelle, simple et dépourvue d'organes; il semble que tout entière elle entend et tout entière elle voit, s'il est permis de s'exprimer ainsi. En effet, que produisent sur elle cette voix du ciel et ce rayon divin? Ne la forcent-ils point à se connaître? n'ouvrent-ils point sous ses yeux le livre de sa conscience ? ne déroulent-ils point à ses regards la misérable trame de sa vie? ne lui retracent-ils point toute sa lamentable histoire? ne portent-ils point la lumière dans sa raison, et ne contraignent-ils point sa mémoire à revenir sur ses pas et à comparaître, en quelque sorte, à ses yeux? D'ailleurs, mémoire et raison sont moins des facultés de l'âme que l'âme elle-même, de sorte qu'elle est en même temps l'objet regardé et le sujet qui regarde ; que c'est devant elle-même qu'elle comparait; et que c'est à son propre tribunal que la traduisent ses propres pensées, qui remplissent alors comme l'office d'impitoyables appariteurs. Or je vous demande quel homme pourra entendre l'arrêt de ce tribunal sans une consternation profonde. « Mon âme, dit le Prophète du Seigneur, s'est vue et elle s'est troublée (Psalm. CXLIII, 4), » et vous vous étonneriez de ne pouvoir comparaître devant vous-mêmes, sans remords, sans trouble et sans confusion?
(...)
CHAPITRE IV. Le pécheur est l'ennemi de son corps autant que de son crime, il ne se reconnaît que quand il n'est plus temps de faire pénitence.
5. Peut-être avez-vous été frappé de ce mot du Prophète: « C'est haïr son âme que d'aimer le péché (Ps. X, 6). » Eh bien, moi, je vous dis que c'est également haïr son corps. Ne le traite-t-il point avec haine, en effet, quand il accumule tous les jours pour lui les tourments de l'enfer, et lui amasse par son endurcissement dans le mal et son cœur impénitent des trésors de colère pour le jour des vengeances ? Il est vrai que c'est bien moins par l'intention que par les effets qu'on doit juger que le pécheur est ennemi de son corps autant que de son âme. On dit, par exemple, que le frénétique qui, pendant l'assoupissement de sa raison cherche à se faire du mal, se montre ennemi de son corps. Or peut-il se voir frénésie plus terrible que l'impénitence du cœur, et la persévérance dans le péché? Ce n'est plus sur son corps que le malheureux porte une main violente, mais c'est sur son âme qu'il blesse et qu'il déchire. Vous est-il arrivé de voir un homme se gratter la main et ne cesser qu'après l'avoir mise en sang ? C'est l'image exacte de l'âme du pécheur. En effet, la douleur succède au plaisir, de même que la cuisson succède à la démangeaison. Cet homme savait bien qu'il en serait ainsi, mais il n'en tenait pas compte pendant qu'il se grattait. Voilà comment nous déchirons de nos propres mains nos malheureuses âmes et les chargeons de plaies, avec cette différence pourtant que le mal que nous leur faisons est d'autant plus grave qu'étant des êtres spirituels, elles sont d'une nature plus excellente, et que les blessures qui leur sont faites sont plus difficiles à guérir. Il est vrai qu'en agissant ainsi nous cédons moins à un sentiment de haine pour notre âme que nous ne sommes victimes d'une sorte de stupeur qui a engourdi notre cœur. En effet, répandu au dehors, ce cour ne sent même plus le mal intérieur qui le ronge; au lieu d'habiter en lui-même, il a établi sa demeure ou dans notre ventre ou même plus bas encore ; il y en a même dont le cœur est tout entier dans les plats ou dans les coffres-forts, selon ce qu'a dit le Maître : "Votre coeur est où se trouve votre trésor" ( Matth., VI, 21). Faut-il s'étonner ensuite que notre âme ne sente pas son mal, alors que s'oubliant elle-même et constamment hors d'elle, elle court dans de lointains pays? Mais un jour viendra où, rentrée en elle-même, elle reconnaîtra quelle fut sa cruauté de s'éventrer de ses propres mains dans l'espérance d'une misérable proie. Mais elle ne pouvait le sentir tant que, captivée par l'insatiable désir de s'emparer d'une proie comparable à de vils moucherons, elle semblait, à l'exemple de l'araignée, tirer de ses propres entrailles la trame qui devait l'en mettre en possession.
6. Mais enfin elle rentrera certainement en elle-même, ne serait-ce qu'après la mort, alors que se fermeront pour elle, toutes les issues des sens par lesquelles elle se répandait au dehors, à la poursuite de la figure du monde qui ne fait que passer. Il faudra bien qu'elle demeure en elle-même, puisqu'elle n'aura plus aucune issue pour en sortir. Mais ce sera pour elle un retour bien funeste, et le commencement d'un malheur sans fuite, puisque, toujours capable de regret, elle ne le sera plus de pénitence. Du moment, en effet, que le corps n'existe plus, il n'y a plus d'action, il ne peut plus y avoir de satisfaction. C'est même dans le regret que gît la douleur, car pour la pénitente elle en est le remède. Enfin, celui qui n'a plus de mains ne saurait plus élever vers le ciel ses mains et son coeur. Or quiconque avant sa dernière heure ne sera pas rentré en soi-même , devra y demeurer ensuite toute une éternité. Mais en quel état sera-t-il? Dans l'état où il se sera mis lui-même pendant cette vie, et dans lequel il se trouvait à sa mort, peut-être même dans un état pire encore; car pour devenir meilleur, jamais: il reprendra bien un jour ce corps qu'il laisse maintenant sur la terre, ce ne sera pas pour faire pénitence, mais pour subir son châtiment. Dès lors la condition de la chair paraîtra la même que celle du péché, en sorte que de même que le péché pourra être toujours puni sans jamais pouvoir être expié, ainsi le corps pourra toujours souffrir sans pouvoir jamais être anéanti par la souffrance. C'est justice après tout que le châtiment soit éternel là où la faute est à jamais ineffaçable; la chair ne cessera donc point d'exister, pour que ses tourments ne finissent point non plus qu'elle. Mes frères, quiconque tremble à la pensée de ces malheurs travaille à s'en garantir; ceux qui les méprisent y tombent.
CHAPITRE V. Il est bon de sentir dans cette vie le ver rongeur de la conscience alors qu'on peut encore le faire périr.
7. Pour revenir donc à la parole qui fut notre point de départ, il est incontestablement de notre intérêt « de rentrer en nous-mêmes, » puisque c'est là que nous trouverons la voie par laquelle Celui qui rappelle les pécheurs avec tant d'empressement veut nous conduire au salut. Mais en attendant n'allons pas nous plaindre de ressentir au fond de notre conscience les morsures du ver qui la ronge, et prenons garde qu'une dangereuse délicatesse et une mollesse pernicieuse ne nous fassent fermer les yeux sur le mal qui nous consume. C'est un très-grand bien de sentir les piqûres de ce ver pendant qu'il est possible encore de l'étouffer. Qu'il nous ronge donc maintenant afin qu'il meure, et que pour nous avoir trop mordus il cesse enfin de nous mordre. Oui ! qu'il ronge maintenant notre pourriture et, qu'en la rongeant, il la consume afin qu'il soit lui-même consumé au lieu d'être ménagé pour l'éternité. « Le ver des réprouvés, est-il dit, ne mourra point et leur feu ne s'éteindra pas (Isa., LXVI, 24). » Qui est-ce qui pourra supporter alors ses morsures? Maintenant du moins bien des consolations tempèrent les remords d'une conscience coupable; c'est un Dieu bon qui ne souffre pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, ni que le ver du remords nous torture outre mesure; un Dieu qui, surtout dans les premiers moments de notre conversion, fait couler sur nos plaies l'huile de sa miséricorde et ne nous laisse soupçonner, qu'autant que notre bien le demande, la gravité de notre mal et la difficulté de le guérir. Il semble même plutôt faire briller à nos yeux l'espoir souriant d'une guérison facile, et quand cette espérance s'évanouit, déjà nous avons assez exercé nos forces, de sorte que si, par hasard, la lutte nous est offerte, ce n'est pour nous qu'une occasion de vaincre et d'apprendre que rien n'est fort comme la sagesse. Mais en attendant, celui qui a eu le bonheur d'entendre cette parole du Seigneur : « Pécheurs, rentrez en vous-mêmes (Isa., XLVI, 8), » et qui a découvert tant de choses immondes dans la maison de son cœur, se met en devoir de reconnaître toutes les crevasses et les ouvertures par lesquelles elles ont pu y pénétrer, et, pour peu qu'il se donne la peine de regarder avec soin, il ne lui sera pas difficile d'en découvrir quelqu'une, beaucoup même. Sa douleur n'est pas petite quand l'examen auquel il s'est livré l'a convaincu que c'est par les fenêtres mêmes de la maison que le mal y est entré. En effet, que de souillures il voit n'ayant d'autre source que la licence de ses regards; combien d'autres sont nées de la curiosité de ses oreilles. Combien enfin proviennent des jouissances de l'odorat, du goût et du toucher ? Je ne parle pas des vices qui tiennent à l'esprit, dont j'ai dit un mot plus haut, il est encore trop charnel pour en découvrir aisément la nature. C'est même ce qui fait qu'il est moins ou même qu'il n'est pas du tout ému par les fautes les plus graves et que les péchés d'orgueil ou d'envie le touchent moins que la pensée de ses actions honteuses ou perverses."