Merci Signo de nous le faire partager.
Vous avez raison de souligner les propos du stariets qui expriment ses inquiétudes sur le développement de l'église orthodoxe en Russie:
"La société russe est malade, extrêmement malade", "les priorités de l'église ne sont pas toujours les bonnes; on construit, on rénove... cela est compréhensible; mais souvent on perd de vue l'essentiel, qui est le service de Dieu, du Christ en esprit, en vérité, par la prière, le service de la célébration de la liturgie... Il y a beaucoup d'administrateurs aujourd'hui dans l'Eglise, mais il y a très peu de pères, très peu prophètes, très peu de consolateurs.. C'est ça le problème le plus profond."
Je ne connais pas de manière précise l'état de l'Eglise en Russie, les rapports entre les moines et le patriarchat de Moscou. Je ne sais si le père Séraphin a raison de ne pas se manifester son enthousiasme devant les "progrès" de l'Eglise orthodoxe russe, mais il me semble qu'on peut voir là une tendance ancienne des moines à "déconsidérer" leurs coreligionnaires engagés dans le monde.
Retour à un vieux débat opposant les moines aux séculiers
Le problème n'est pas nouveau, surtout en Occident; et c'est du côté occidental que je voudrais rapidement éclairer la question; il y a un antagonisme plus ou moins manifeste entre les moines et les clercs, entre les réguliers et les séculiers. En témoigne la crise à la fin du Xe siècle entre Abbon de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) et l'évêque d'Orléans, Arnoul: le combat d'Abbon est de libérer le monde monastique de l'emprise de l'ordinaire. Avec Abbon, nous avons une des deux grandes figures de "moines doctrinaires", selon l'expression de Dominique Iogna-Prat (article dans la France de l'an mil), l'autre étant Odilon de Cluny. "Clunisiens et Fleurisiens sont attachés à une définition stricte de la condition monastique. Les moines sont, au sein de l'Eglise, délégués au salut collectif. encore faut-il assurer l'indépendance spirituelle de ces contemplatifs." Et nous nous trouvons en cette fin du Xe siècle, dans une période "de violents affrontements entre le parti des évêques et le parti des moines à propos de la définition de leurs pouvoirs respectifs".Il faut dire que dans son Apologeticus, il n'hésite pas à affirmer, un lieu commun parmi les lettrés de l"an mil, qu'il y a trois ordres ou dégrés dans la sainte et universelle Eglise, parmi les fidèles de l'un et l'autre sexe: le premier est bon, le second est meilleur, le troisième est excellent;
le premier ordre est celui des époux de l’un et l’autre sexe ; le second, celui des continents et des veuves ; le troisième, celui des vierges et des saintes moniales.
Semblablement il y a seulement trois degrés ou ordres parmi les hommes, le premier est l’ordre des laïcs, le second, celui des clercs, le troisième, celui des moines.
L'ordre des clercs est inférieur à l'ordre des moines comme la vie active est inférieur à la vie contemplative; l'Evangile l'affirme: Marie a choisi la meilleure part. Les clercs, "après avoir assumé le souci quotidien de toutes les Eglises (II Corinthiens, 11, 28), subissent des peines dans la vie active avec Marthe qui s’agite pour beaucoup de choses (Luc, X, 41). D’ailleurs, l’unique nécessaire dans la vie contemplative, les moines l’ont atteint, ils se plaisent d’autant plus avec Marie à mouiller de leurs larmes les pieds de Jésus et à les essuyer avec leur chevelure qu’ils sont plus éloignés de l’agitation de toutes les affaires du monde."
Le schéma des trois ordres fonctionnels ainsi posé, on comprend que la hiérarchie morale l'emporte sur la hiérarchie fonctionnelle. Pourquoi les moines ne viennent-ils, dans le développement d'Abbon, qu'en troisième position? Vision eschatologique d'un schéma hiérarchique: "le retour de l'humanité vers les pâturages célestes doit se faire en bon ordre: le bon, puis le meilleur, enfin l'excellent, c'est-à-dire les moines qui guident cette procession. Les moines occupent une place d'excellence parce qu'ils sont vierges."
Les Clunisiens, eux, empruntent aussi à un traité de saint Augustin, De la sainte virginité; "aussi les moines sont-ils assimilés aux vierges de l'Apocalypse. Comme tels, ils se trouvent dépositaires de la justice du Christ. Ils sont habilités à prêcher et à diriger le monde en dictant aux autres hommes la morale de leur statut. le moine de l'an Mil est prophète."