Praecantor - 2016-01-24 15:13:20
Réponse.....
Pourquoi, comment et peut- on présenter l’Islam comme « religion de l’amour de Dieu et de l’amour du proche » - Une lecture de la racine hbb [aimer] dans le Coran
• Rendre le bien, pour le mal : le Coran abroge la loi du Talion.
s13 22 : « et qui endurent dans la recherche de l'agrément d'Allah, accomplissent la Salât et dépensent (dans le bien), en secret et en public, de ce que Nous leur avons attribué, et repoussent le mal par le bien. A ceux-là, la bonne demeure finale, »
s41 34 : « La bonne action et la mauvaise ne sont pas pareilles. Repousse (le mal) par ce qui est meilleur; et voilà que celui avec qui tu avais une animosité devient tel un ami chaleureux. »
• L’interdiction d’attenter à la vie du prochain ?
• Le respect de la vie dans le Coran :
“Quiconque tuerait une personne, c’est comme s’il avait tué tous les gens ensemble”. s5,32
Ce verset est très intéressant. D’abord, il faut le lire en entier :
“À cause de cela [le crime de Caïn], Nous avons prescrit sur les enfants d’Israël que quiconque tuerait une personne – non en prix d’une personne [c’est-à-dire en vertu de la loi du talion] ou en prix d’un désordre sur la terre [car il est licite d’éliminer ceux qui s’opposent à Dieu] –, [c’est] comme s’il avait tué tous les gens ensemble.
Et quiconque l’aurait fait vivre [c’est-à-dire aurait sauvé une personne], [c’est] comme s’il avait fait vivre tous les gens ensemble” (s.5,32).
Il existe un parallèle dans un passage de la Mishna , le livre qui forme la base des deux Talmud-s et de l’enseignement rabbinique ; il s’agit d’un commentaire relatif au crime commis par Caïn, fils d’Adam :
“L’Homme fut d’abord créé individu unique, pour qu’on sût que quiconque supprime une seule existence, l’Écriture le lui impute exactement [= le tient pour responsable] comme s’il avait tué tout le genre humain ; mais quiconque sauve une seule existence, l’Écriture lui en tient le même compte que s’il avait sauvé tout le genre humain” (Mishna, traité Sanh. 4,5).
Entre le Coran et la Mishna, la différence tient à ce qui est ajouté dans le premier : “à moins que ce soit en prix d’une personne ou en prix d’un désordre sur la terre”.
Ces mots enlèvent le caractère absolu de l’interdiction du meurtre ; ils suggèrent même qu’il est licite ou nécessaire de tuer pour défendre l’ordre voulu par Dieu sur terre. Certes, on peut se demander s’ils n’ont pas été ajoutés après (ils viennent mal dans le texte). Mais comme c’est le texte actuel qui fait autorité, ce verset ne peut que recevoir la signification suivante : le meurtre est un mal sauf s’il s’agit de défendre son honneur (spécialement en cas d’homicide) ou l’honneur de Dieu sur terre (c’est-à-dire l’honneur… de l’Islam). Le meurtre est donc licite dans beaucoup de cas.
En fait, ce verset s5,32 pourrait fonder une ouverture à l’autre, qui commence par l’ouverture au droit qu’il a d’exister. Simplement, il faudrait que ceux qui disent faire une lecture moderne du Coran acceptent l’idée que le texte a été modifié et qu’il est donc non seulement possible mais nécessaire de se fonder sur un état antérieur du texte. Car il y a des états antérieurs du texte, malgré ce que professe l’islam orthodoxe. Jusqu’à présent, ces « nouveaux penseurs de l’Islam » ont toujours refusé de commencer une exégèse du texte, ouvrant l’accès à un état antérieur, y compris le islamologues musulmans, comme Mohamed Arkoun (université de Nice) conspués par les « islamistes ».
• La tolérance : vertu islamique cardinale ? « Pas de contrainte en matière de religion » ? Deux sens.
La phrase en quatre mots “Pas de (lâ) contrainte (ikrâh) dans (fî) la religion (ad-dîn)” ne présente pas un sens immédiatement évident.
Si le texte avait voulu désigner le fait religieux universel compris à l’européenne (au sens où l’on voudrait lire : “Pas de contrainte en [matière de] religion”), le mot dîn n’est pas le plus adéquat au regard du vocabulaire coranique lui-même. Dans le Coran, le terme de millah signifie justement religion-doctrine en général, et celui de ‘ibâdah désigne la religion en tant que service divin d’adoration : ils conviendraient très bien.
1er sens :
Voici les commentaires qu’a donnés TABARÎ (839-923) :
“Les termes Lâ ikrâta fî d-dîni signifient que personne ne peut être contraint à embrasser l’Islam... [Mais] il est également possible d’admettre que l’article a été introduit ici avec une fonction de pronom de rappel [ad-dîn valant ainsi pour dîni-hi] qui renverrait au Nom divin mentionné dans le verset précédent. Le sens serait alors le suivant : Il est le Sublime, l’Immense ; pas de contrainte dans sa religion [c’est-à-dire à l’intérieur de l’Islam, entre les différentes factions]. Les commentateurs sont partagés sur le sens de ce verset...
Enfin, selon d’autres, ce verset a été abrogé car il a été révélé avant que le combat contre les associateurs ne soit imposé [selon le principe que des versets postérieurs abrogent des versets "descendus" antérieurement].
L’avis le plus pertinent est de considérer que ce verset a été descendu à propos de certaines catégories de gens : les gens des deux livres, les Mazdéens (Majûs) et tous ceux qui professent une religion différente de l’Islam et desquels la capitation peut être acceptée. Tous les musulmans rapportent que Mahomet contraignit certaines catégories de gens à embrasser l’Islam, qu’il n’acceptait aucune autre profession de foi de leur part, et qu’il les condamnait à mort s’ils refusaient ; c’était le cas des Arabes idolâtres, des renégats et d’autres cas semblables.
Il n’y a pas à contraindre à faire entrer dans la religion quelqu’un dont il est licite d’accepter la capitation dans la mesure où il acquitte cette capitation et agrée le statut [d’infériorité] que lui confère l’Islam”.
En clair, il ne convient pas de contraindre les juifs et les chrétiens à devenir musulmans, mais bien de les soumettre, la domination politique islamique devant s’exercer particulièrement par un impôt spécial qu’ils devront payer et qui leur vaudra d’être « tolérés ». En quelque sorte, cet impôt, payé par individu (adulte ou enfant – cf. s.9,5.29 ci-après), confère le droit de vivre dans la société musulmane, ou plus exactement le droit de vivre tout simplement. Dieu le veut ainsi, explique TABARÎ. Il s’agit donc bien d’une tolérance par rapport à un mal : les juifs et les chrétiens sont des maux mais ils deviennent tolérables s’ils rapportent de l’argent et constituent des citoyens de seconde zone – les dhimmis.
Au demeurant, Dieu n’oblige pas à réduire en esclavage les non musulmans :
“Dieu ne vous interdit pas d’être bons et équitables envers ceux qui ne vous ont pas combattus à mort dans la religion” (s.60,8)
La permission est donnée d’être bon et équitable. Si on ne l’est pas, c’est bien également. Ainsi, quelles que soient les nuances, il paraît difficile de regarder les quatre mots formant s.2,256a autrement qu’à la manière de TABARÎ : “Pas de contrainte dans l’Islam”. On peut remarquer ceci : cette formule est à sens unique : il faut laisser la liberté à un non musulman d’embrasser l’islam, mais rien n’est dit de la démarche inverse où un Musulman choisirait de renoncer à sa religion
Ceci dit, certaines fatwa-s récentes émises dans les Émirats arabes ont édicté que celui qui renonce à l’islam n’a pas seulement quinze jours pour y revenir (avant d’être tué), mais toute sa vie, ce qui est une manière élégante de tourner le principe et de renvoyer la vengeance de Dieu à un monde meilleur. Mais une telle subtilité a-t-elle une chance d’être reçue par la multitude des gens simples et dans un contexte de tensions exacerbées ?
Le sens originel (source : EM Gallez)
Une petite digression s’impose ici concernant les mots de ce verset.
D’abord, il n’est pas évident que le mot dîn signifiait religion dans le feuillet primitif qui devint un jour la sourate 2. Or, dès la première sourate, ce sens ne convient pas : Dieu y est dit “mâlik yaûmi d-dîni ”, ce qui signifie non pas “Maître du Jour de la religion”, mais bien “Maître du Jour du Jugement” (s.1,3), comme TABARÎ l’indique lui-même. Quel était exactement le sens primitif du mot dîn ?
Selon la racine sémitique, dîn est en rapport avec ce qui est dû (en arabe, on a précisément ce sens dans le mot basé sur cette racine, dayn, dette) ou avec le fait de rendre ce qui est dû c’est-à-dire la justice (connotation prédominante dans les 38 occurrences de l’hébreu biblique, ce qui donne surtout les sens de jugement et de juge). Ce qui est dû en justice à Dieu, c’est évidemment le culte; de cette manière, on a pu glisser tardivement du sens de culte à celui de religion (ce dernier terme ne recouvrant pas que le culte).
Quant au mot ikrâh, sa signification est inséparable de celle de la racine krh, c’est-à-dire partager en deux ou, au sens figuré, diviser intérieurement, troubler (cf. Daniel 7,15). On retrouve ce sens dans l’arabe karata, affliger (t et h ont une équivalence originelle). Le verbe kariha, détester, semble être ainsi un doublet artificiel d’où dérive notre forme causative ikrâh, le fait de faire détester, d’où est extraite par glissement l’idée de contrainte. Mais le sens originel de ikrâh serait plutôt le fait de causer un trouble intérieur.
Alors la totalité du verset 2,256 prend un sens beaucoup plus cohérent :
“[Pour le croyant, il ne doit y avoir] pas de cause de trouble dans le culte, car le bon chemin se distingue de l’errance, etc.” (s.2,256).
Du reste, il apparaît que le sens premier de la racine krh reste sous-jacent dans les diverses occurrences coraniques, quelle que soit leur forme verbale. Par exemple, en s.2,216, le mot kurh signifie plutôt trouble ou source d’hésitation que contrainte ou désagrément :
“On vous a prescrit le combat à mort (qitâlu) ce qui vous est un trouble (kurhun)”.
Le verbe correspondant, qâtala, est habituellement traduit par combattre, mais il s’agit d’un affadissement trompeur : c’est la 3e forme du verbe qatala signifiant tuer, forme propre à une action qui se concrétise envers un tiers et va jusqu’au bout ; elle signifie : ne pas hésiter à tuer, combattre à mort. )
De plus, avant le verset s.2,256, il est justement question du
“Jour où il n’y aura plus ni marchandage ni amitié ni intercession” (2,254) ;
L’enseignement du passage n’est-il pas d’affirmer que les croyants guidés par Dieu et sûrs de leur récompense rendront un culte à Dieu dans la tranquillité d’esprit – à la différence des autres ? Dieu ne voit-il pas mieux que l’homme quel est le bon chemin et quel est le mauvais ?
“Pas de trouble dans le culte à rendre à Dieu. Le bon chemin se distingue en effet de l’errance… Dieu est le Patron de ceux qui croient : Il les fait sortir des ténèbres à la lumière. Mais ceux qui « kafarent » ont pour patrons les tâghût [démons rebelles ou entités idolâtres] : ceux-ci les font sortir de la lumière aux ténèbres” (s.2,256b-257).
Les vrais croyants qui rendent à Dieu un culte sont sur le bon chemin de lumière, tandis que les autres sont dans l’errance : ils sont voués aux démons et aux ténèbres. Le texte est clair.
Autres versets parfois cités concernant la tolérance islamique
Parmi les autres versets parfois cités pour fonder la tolérance, il arrive que l’on cite le beau verset s9,6 qui rappelle le devoir d’hospitalité, même vis-à-vis d’un associateur :
“Si un associateur te demande asile, donne-lui asile de sorte qu’il entende la parole de Dieu ; ... ce sont vraiment des gens qui ne savent pas”.
Ce verset est positif. Ou plutôt le serait s’il n’y avait pas le verset immédiatement précédent qui dit :
“Lorsque seront accomplis les mois sacrés, alors tuez (fa’qtulû) les associateurs où que vous les trouviez...
[mais s’ils] acquittent l’impôt, laissez-leur le champ libre” (s.9,5).
Parfois, cet autre verset, dont nous avons déjà parlé, est cité :
“Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté” (s.5,48).
Évidemment, il convient de déterminer qui est ce "vous". Est-ce à l’humanité entière que le verset s’adresse ? À cette question, la tradition musulmane a toujours répondu avec une grande unanimité : il s’agit des seuls musulmans, en tant qu’ils se répartissent entre diverses écoles juridiques et théologiques. Ce verset ouvrirait donc la porte à un certain pluralisme à l’intérieur de l’Islam, ce qui rejoint une des interprétations données par TABARÎ du verset s.2,256a, exposée plus haut. Ce verset ne concerne donc pas les non musulmans.
Les versets s.10,99-100 sont également cités quelquefois :
“Si ton Seigneur voulait, tous ceux qui sont sur la terre, tous, croiraient. Est-ce à toi de contraindre (krh) les gens à être croyants ? Il n’est en personne de croire, que par permission de Dieu. Et Il mettra (yaj‘alu) la souillure sur ceux qui n’auront pas compris”.
En note, Régis Blachère indique – sans expliquer pourquoi –: “Ces deux versets sont, selon toute apparence, une addition ultérieure”. En tout cas, ils expriment bien la manière islamique de penser la tolérance, qui se réfère ici implicitement à l’idée de prédestination : Dieu ayant prédestiné certains à aller au Paradis et les autres en Enfer, il n’y a pas lieu de se soucier des non musulmans qui, de toute façon, iront en Enfer.
• « Amour de Dieu, amour du prochain » :
C’est le thème de la Lettre des 138 dignitaires de l’Islam envoyée entre autres à Benoît XVI (intitulée en anglais A common Word) ; elle présentait l’islam, selon la version arabe de la Lettre comme « religion de l’amour de Dieu et de l’amour du proche ». “Le proche” (ou voisin), al jâr en arabe, a un sens très restreint par rapport à la portée universelle du mot prochain (mot qui correspondrait à al qarîb en arabe): il est employé par Jésus en Luc 10:23-37 (Parabole du bon Samaritain), rappelle Samir Khalil, le principal organisateur de la rencontre. Cette nuance significative n’est plus apparente dans la version française ou anglaise. Alors, perspective d’avenir ou impasse ? Non sans quelques silences, la déclaration finale du colloque prône “le respect de la personne et de ses choix dans les domaines de la conscience et de la religion”, et cela sur une base de “droits égaux”. L’affirmation d’un tel principe est capitale, on ne saurait trop s’en réjouir. Il est question encore de “renoncer à toute oppression, toute violence agressive, tout terrorisme, spécialement lorsqu’il est commis au nom de la religion”.
Certains signataires musulmans ont hésité sur ces formulations qui les pouvaient les mettre en difficulté, mais le pas fut franchi. Ces principes sortent renforcés par la perspective d’un rendez-vous pris pour avant 2010 : même si ce colloque n’a eu quasiment aucun écho dans les pays islamiques, il pourrait en avoir dans l’avenir. L’une des principales ambiguïtés concerne sans doute les droits communautaires à défendre : les communautés islamiques en Occident – qui se présentent très sérieusement comme opprimées – sont mises sur le même plan que les chrétiens en pays islamiques, dont la vie même est souvent menacée, sans parler de leurs biens et de leurs enfants. Le texte tend également à accréditer une idée implicite : toutes les religions sont bonnes mais ce sont leurs excès qui sont mauvais. Certes, une telle idée pouvait difficilement être évitée : elle est martelée depuis près de vingt ans par la plupart des médias, et les intellectuels musulmans s’en font l’écho. Ne nous y attardons pas.
• Le contexte du verbe « aimer » dans le texte coranique
En revanche, nous devons regarder longuement le texte coranique pour savoir ce qu’effectivement il dit ou veut dire de l’amour de Dieu et du voisin, puisque tel était le thème du colloque selon les mots du sous-titre en arabe.
• D’abord, il convient de relever là où apparaît la racine hbb, aimer. Le nombre d’occurrences est important – 133 –; il s’agit essentiellement du verbe, qui est employé en des contextes divers, un peu comme son équivalent français. Le substantif apparaît peu, et plutôt en lien avec le verbe. À part dans le verset 2,165 (où la racine hbb apparaît 4 fois), l’expression « amour de Dieu » (hubb Llahi) est absente, mais l’homme est dit ou invité à aimer Dieu quatre fois (2,177 ; 3,31 ; 5,54 + 24,22 aimer que Dieu pardonne).
Il est question quelquefois, en négatif, de « l’amour des biens » (hubb 3,14 ; 76,8 ; 89,20 ; 100,8) ainsi que de (ne pas) les aimer (38,32 ; 49,12 [a contrario] ; 61,13 ; 75,2 ; 76,27 ; 89,20 + 6,76 Abraham est dit ne pas aimer les choses évanescentes).
On peut également aimer (hbb) un but (3,152.188 ; 9,108 + 49,7 aimer la foi). La racine apparaît peu pour évoquer le sentiment humain (3,119 ; 7,79 [négativement]; 12,8.30 ; 28,56 [sens obscur]).
À l’inverse, la racine hbb se manifeste souvent à propos de l’attitude de Dieu envers les hommes, par exemple dans des expressions assez stéréotypées telles que « Dieu aime ceux qui se purifient, ou les pieux, ou les repentants, etc. » (une vingtaine de fois dans le Coran). Elles paraissent assez restrictives. D’autres sont même expressément négatives : Dieu n’aime pas ceux qui transgressent les injonctions (de combattre, 2,190 ; de licéité 5,87 ; de discrétion 7,55), le désordre (2,205), le kâfir usurier (2,276), les kâfir-s (3,32), les prévaricateurs qui ne croient pas (3,57.140), celui qui agit en présomptueux plein de gloriole (4,36) ou agit en traître pécheur (4,107), certaines paroles (4,148), les juifs fauteurs de désordre (5,64), les gaspilleurs (6,141), les auteurs de désordre (7,31), les traîtres (8,58), les orgueilleux (16,23), tous les traîtres kâfir-s (22,38), les arrogants (28,76), les fauteurs de désordre (28,77), les kâfir-s (30,45), aucun présomptueux plein de gloriole (31,18 ; 57,23), les prévaricateurs (42,40). Il ne faut pas oublier qu’être rejeté de l’amour de Dieu, c’est être voué à l’enfer : les juifs, qui encourent la colère de Dieu (ce qui est dit dès la sourate 1, la Fâtiha qui sert d’ouverture à la prière), y ont leur place toute faite (2,80 ; 3,24 ; 4,46-47 ; 5,78 etc. + 98,6), et ils y rejoignent les chrétiens (visés eux aussi dès la Fâtiha + 4,51.116 ; 5,33.72 ; etc.).
• Un Dieu qui n’aime que ceux qui Lui sacrifient tout La vision que propose le Coran se précise. Dieu ny est jamais dit aimer tous les hommes. Mais Il semble en aimer certains – ce qu’on peut trouver aussi dans la Bible, mais un tel langage est équilibré par les affirmations de Son amour universel. Celles-ci sont absentes du Coran. De même, si Dieu est dit miséricordieux – et Il l’est souvent dit –, on doit comprendre qu’Il “fait miséricorde à Qui Il veut” (2,105 ; 3,74 ; etc.). Pour avancer l’idée d’un amour universel de la part du Dieu de l’islam, les auteurs de la déclaration romaine finale ont dû faire appel à une parole de Muhammad supposée avoir été gardée par la tradition : “un hadith indique que la compassion aimante de Dieu pour l'humanité est même plus grande que celui d’une mère pour son enfant (Muslim, Bab al-Tawba 21)”. Mais d’autres hadith-s, sur les six cent mille qui ont été fabriqués, vont en sens contraire. L’intention est néanmoins belle. En tout cas, dans le Coran et dans l’esprit et la tradition de l’islam, c’est une seule catégorie d’hommes qui est aimée par Dieu, et ceci ressort particulièrement du dernier verset coranique où Dieu est dit aimer : Llāha yuḥibbu llaḏīna yuqātilūna fī sabīli-hī : Dieu aime ceux qui vont jusqu’à tuer dans Son sentier (formule qui signifie pour Sa cause) (61,4). Il ne faut pas se leurrer : traduire la 3e forme (aller jusqu’à) du verbe qatala, tuer, par combattre, c’est déplacer le sens, car l’idée de combattre n’implique pas en soi celle de tuer. Du reste, l’idée de lutte-combat mais d’abord d’effort est rendue par un autre verbe, jahada (qui donne le mot jihâd, lutte). Ceux que Dieu aime sont ceux qui sont prêts à tuer pour Lui. Voilà certes qui heurte Benoît XVI, ainsi que certains musulmans qui ne se reconnaissent pas bien dans une tradition coranique qu’ils disent inadaptée à notre époque – mais l’était-elle vraiment au 7e siècle ? En fait, il faut comprendre la logique interne au texte, au delà d’une première perception qui bute sur cette question : comment un Dieu qu’on imagine bon peut-Il recommander des actions mauvaises, tout en commandant le bien et interdisant le mal ? Depuis des siècles, cette question constitue l’impasse dans laquelle s’abîme la philosophie qui cherche à comprendre ce qu’est l’islam. Les choses s’éclairent si on les aborde autrement.
Prenons le second thème du colloque, celui de « l’amour du prochain ». Dans le Coran, il n’est question que de l’amour de celui qui est proche (voisin, ami), non de celui qui devient le prochain, et certes pas de l’amour des ennemis. Sauf en un verset très important (3,119), qu’il faut lire à la suite du précédent :3,118 « Ô les croyants ! Ne prenez pas de confidents en dehors de vous-mêmes… La haine certes s’est manifestée dans leurs bouches [celles des gens qui iront en enfer, v.116], mais ce que leurs poitrines cachent est encore plus énorme… 3,119 Vous, vous les aimez, alors qu’ils ne vous aiment pas ; et vous avez foi dans le Livre tout entier. Et lorsqu’ils vous rencontrent, ils disent “Nous croyons” ; et une fois seuls, de rage contre vous, ils se mordent les bouts des doigts. Dis : “mourez de votre rage” » (traduction saoudienne IFTA) 3,119 : hā-’antum ‘ulā’i tuḥibbūnahum wa-lā yuḥibbunakum wa-tu’minūna bi-l-kitābi kullihī wa-’iḏā laqūkum qālū ‘āmannā wa-’iḏā ḫalaw ‛aḍḍū ‛alaykumu l-’anāmila mina l-ġayẓi qul mūtū bi-ġayẓikum
• Quand l’amour devient une justification de la haine Pour saisir toute la portée de ces versets, il faut chercher l’identité de ceux qui y sont visés : ils sont dits être remplis de haine pour les vrais croyants et ne croire qu’en une partie du « Livre ». Quel Livre ? Il ne peut s’agir ici du Coran, qui n’existe pas encore, et en lequel on ne croit pas partiellement. Le reproche, que l’on retrouve fréquemment dans le Coran, de « cacher » une partie du Livre (2,23 ; 4,51 ; etc.) « alors qu’ils le connaissent » fournit une bonne piste, car il vise toujours les juifs (rabbiniques), non à propos d’une certaine mise à l’écart des Prophètes ou des ketuvim mais bien par rapport à un rejet plus radical. Or, comme cela a été montré
1 , le « Livre entier » donné maintes fois en modèle et présenté comme conservé au Ciel, c’est “la Torâh et l’injîl”-évangile au singulier. Sur terre, il se présente sous la forme d’un Lectionnaire (qur’an en arabe) utilisé par les vrais « croyants » quand ils se réunissent – il s’agit évidemment du « coran » auquel le texte coranique fait référence plus de soixante fois
2 . De ce Livre, les juifs rabbiniques ne peuvent qu’en rejeter la seconde partie, l’injîl, tiré de l’évangile de Mt : ils refusent même tout ce qui manifesterait la messianité de Jésus (appelé Messie 11 fois dans le Coran actuel). Un tel refus explique pourquoi, selon le Coran, Dieu ne peut pas les aimer et les voue tous à l’enfer. Il suffit de lire
3 , et cela se tient. Or, ici dans la sourate al-Imrân, on peut être surpris par l’attitude pleine de bons sentiments indiquée par le verset 119 : les croyants sont dits aimer les juifs (rabbiniques). Cependant, le verset continue : comme ceux-ci haïssent les croyants (v.118), ils méritent d’autant plus d’être haïs. Les vrais croyants sont donc en position de victimes : ils ne font jamais que se défendre. N’est-ce pas précisément l’éternelle posture islamique ? Il existe une logique sous-jacente, et elle est implacable. Le vrai croyant aime l’Humanité. Le salut du monde est son but, et ce but est tellement grand qu’il vaut tous les sacrifices. La fin justifie les moyens, parce qu’elle dépasse l’homme individuellement, ou même en communauté. La vie humaine n’est rien devant le salut voulu par Dieu. En retour, le Dieu d’amour aime ceux qui Lui sacrifient tout et qui “vont jusqu’à tuer” pour Lui – et Il prend sur Lui la responsabilité des tueries faites en son Nom (8,17 ; 9,14 ; etc.). On ne trouvera aucune erreur dans le raisonnement lui-même. C’est le but qui est discutable, non les moyens pour y parvenir, qui sont légitimes pour deux raisons :
• au regard de la fin poursuivie ;
• parce que celui qui “combat dans le chemin de Dieu” est nécessairement victime des autres hommes, qui, sous l’emprise de Satan, sont maintenus
1 Le messie et son prophète, éditions de Paris, 2005, tome II, p.180-216. Le livre paru au Cerf, Qui sont les chrétiens du Coran, est la traduction non mise à jour d’un livre paru en allemand en 2005, donc sans connaissance du messie et son prophète, et qui pose – très mal – les problèmes que précisément celui-ci a déjà éclairés.
2 Parmi ces occurrences, il faut retirer celles qui ont été ajoutées après coup en vue de suggérer l’autodésignation du Coran, c’est-à-dire d’un livre qui n’existe pas encore mais qui, grâce à un miracle divin, fait référence à lui-même comme à un livre terminé.
3 Une des clefs de lecture tient à la signification de la racine kfr si souvent employée dans le Coran, et qui , dans les prédications « coraniques » qui formeront plus tard la vivier d’où sortira le Coran des Califes, est rapportée de manière caricaturale au judaïsme rabbinique, cf. Gallez Edouard-M., La racine kfr, importance et significations bibliques, post-bibliques et coraniques, in Le texte arabe non islamique. Actes du colloque de Toulouse (2007), coll. Studia Arabica XI, éd. de Paris, janvier 2009, p.67-87. Voir kfr-recouvrir.htm.dans l’ignorance (jahiliyya) de la Révélation islamique ou, pire, la rejettent. Car ils empêchent ceux que Dieu a choisis (3,110) de Le servir en prenant le pouvoir sur le monde.
Comme musulman, le musulman est toujours pur et toujours victime des non musulmans, quoi qu’il fasse – et les prédicateurs actuels ne manquent pas de le rappeler sans cesse. L’islam est bon. L’islam est pur. Un état d’esprit comparable s’est vu parfois parmi les baptisés lorsqu’un christianisme souvent très nationaliste devenait une cause à défendre ; cependant, ce glissement et ses débordements se heurtaient à la conscience chrétienne.
• Sortir des mensonges pour regarder l’avenir ensemble L’unique question de fond est donc : Dieu a-t-Il révélé à l’homme un système lui permettant d’extirper le mal de ce monde ? Si oui, tout se tient. L’impasse philosophique d’un Dieu prônant des actes de mal disparaît. Ceux que Dieu a choisis au-dessus de tous peuvent donc dire qu’ils aiment Dieu : ils adorent un Dieu qui les a placés au-dessus des autres. Ils peuvent dire aussi qu’ils aiment ces autres, même s’ils les massacrent, enlèvent leurs enfants, les chassent, etc. Le croyant coranique aime Dieu et autrui, c’est l’autre qui le hait alors qu’il devrait le remercier. Incontestablement, on se trouve là devant une modification de la Révélation biblique, et plus précisément de celle de Jésus, et cette modification est radicale. Ce n’est pas un homme du 7e siècle qui pouvait « inventer » cela. Un retournement aussi radical, c’est-à-dire touchant la racine elle-même, n’a pu être fait que par des gens qui ont vécu au 1er siècle, et qui étaient proches des apôtres – du moins avant de s’en séparer. C’est pourquoi le petit développement plus haut concernant “la Torâh et l’injîl” n’était pas superflu : il indique le milieu où situer le point de départ. D’une certaine manière, l’islam est la continuation d’un retournement de la Révélation de l’Amour de Dieu reçue en milieu juif ; le christianisme lui-même n’était-il pas exclusivement ou très majoritairement le fait de juifs, et cela durant plusieurs générations ? Cette perspective aide à prendre du recul par rapport à l’histoire du « Prophète arabe » (dont la biographie a été mise au point deux siècles après les événements supposés), au profit d’une recherche historique plus sereine et libérée de ses a priori.
La question soulevée plus haut peut alors apparaître dans tout son enjeu : Dieu a-t Il révélé à l’homme un système lui permettant d’extirper le mal de ce monde ? Si l’on dit qu’un tel moyen de salut n’existe pas, ou, en d’autres mots, que notre monde est inexorablement voué au mal, il n’existe plus que la crainte de l’Au-delà pour donner un semblant de sens et d’ordre à cette vie. De tels discours légitiment les projets islamistes. Jésus a d’ailleurs dit bien autre chose, comme en témoigne le Nouveau Testament, dans des passages qu’on lit généralement très peu. Justement, ce sont ceux qu’il faudrait relire en priorité, non pas à la lumière d’études exégétiques qui ont montré leur inutilité sur ces points, mais ensemble avec des amis juifs et musulmans qui ne manqueront pas de soulever les bonnes questions. Le dialogue interreligieux est très important – Benoît XVI l’a manifesté dès le début de son pontificat –, et probablement plus que jamais à notre époque où les gens sont manipulés jusqu’au profond d’eux-mêmes. Mais ce n’est jamais en enrobant les rancœurs et les haines avec le mot « amour » qu’on les apaise. Et ce n’est pas non plus en cassant le thermomètre des mots qu’on fait tomber la fièvre des discours revendicatifs ou belliqueux tenus au nom de Dieu.
• Miséricorde, Amour et Communion
D'aucuns ont été fascinés par la répétition, comme un « slogan » de la beauté de la religiosité musulmane d'un Dieu qui est « rahman wa rahîm », c'est à dire miséricordieux et qui fait miséricorde. Elle a en effet toute sa valeur, et elle est justement un vrai chemin de dialogue. A condition justement qu'on sache affirmer en même temps quelque chose qui est concrètement bloqué dans la théologie et la philosophie musulmane, à savoir que cette miséricorde s'exerce dans une relation de communion, et non pas de pure transcendance (comme le professe la majorité sunnite d’obédience hanbalite ou du moins aujourd’hui largement sous son influence) d'une part, ou de fusion (c'est la théologie du mystique « soufi » El Hallaj, rendu populaire dans les milieux chrétiens par Massignon mais à la fois minoritaire et persécutée).
Dans le christianisme, la relation à Dieu fondée sur une relation de communion miséricordieuse. (cf P. Antoine Moussali, ancien directeur des relations islamo chrétiennes pour le diocèse d’Ameines. Obéir ou aimer ?)
La seule attitude digne pour l’homme, face à la toute puissance de Dieu, c’est de se soumettre à cette toute puissance : c’est une attitude juste, vraie, et conforme à l’ordre des choses et au réél. Dans ces conditions, il faut que Dieu envahisse toutes les sphères du privé et du public, remplisse tous les interstices de la société ; et l’homme devra s’annihiler lui-même, y compris sa propre volonté et son intelligence pour mettre en œuvre une société théocentrée, dans laquelle l’initiative et personnelle et la spéculation sur Dieu sera de façon irrémédiable niée. Et de fait, on se trouve dans une philosophie tout à fait nominaliste, où, en fin de compte, Dieu étant tout puissant, il ne peut y avoir aucune continuité entre la perception de l’homme et la volonté de Dieu. Bien plus, ce qui paraît vertueux à l’homme peut très bien dans l’absolu être non vertueux dans la pensée de Dieu et vice-versa. L’absolu de la loi met un point final absolu à toute question concernant le « pourquoi » ; la question elle-même est déjà une offense à la toute puissance de Dieu, contre laquelle, en ne faisant que poser la question, l’homme s’oppose. L’alternative « post-moderne » à cette attitude est la survalorisation du moi ; depuis Descartes il faut tout soumettre à l’examen critique pour ne plus admettre que ce dont le sujet peut être certain par lui-même. Mais cela ne tient pas longtemps. Le sujet n’est pas autonome par rapport au réél ; et il existe et se structure également en dépendance avec l’extérieur à lui-même et avec « l’autre ». Et l’autre, et même le tout autre, c’est avant tout le Transcendant.
D’un autre côté la religiosité perçoit également en Dieu de façon naturelle quelque chose qui la dépasse et qui la pousse à une relation d’intimité à une réalité plus grande qu’elle-même, une soif de l’exercice d’une liberté qui ferait monter l’homme vers elle. Il y a bien un hiatus entre ces deux postures, également présentes et irrésolues dans l’homme. L’histoire a montré l’existence en son sein de ces deux postures. La première est évidemment celle qui correspond à l’orthodoxie islamique aujourd’hui, qui a rejeté la possibilité de l’ijtihâd avec la défaite des Mu’tazilites. La deuxième a également largement existé en Islam, c’est le courant mystique, et ils furent nombreux : les mystiques ont-ils donné au mot amour toute sa densité spirituelle et ont cherché l'amour même de Dieu, car la perfection est en soi digne d'amour et Dieu est l'absolument Parfait. Les mystiques se targuent même de faire l'expérience de désappropriation en Dieu et d'unification avec lui. Certains ont même été jusqu'à la fusion en Dieu, jusqu'à l'anéantissement en lui (fanâ') pour assurer la pérennité (baqâ'). Le mystique connaîtra des périodes de désenchantement mais aussi d'abandon serein. S'il souffre de l'absence de Dieu, il sait que l'amour de Dieu n'est pas le fruit du vouloir humain, mais de du vouloir de Dieu. Aussi s'en remet-il à Dieu. Il reste cependant que dans sa montée vers l'intimité avec Dieu, il attend beaucoup des techniques ascétiques qui passent par les « stations » (maqâmât) et les « états » (ahwâl). En islam, certains penseurs mystiques, comme Ghazâlî (+ 1111), dans son traité sur l'amour de Dieu, ont placé l'amour dans l'échelle de la montée vers Dieu, au sommet des degrés qui conduisent à Lui. Pour le mystique musulman, lorsqu'il parle d'amour, il s'agit, du côté de Dieu, d'un amour de bienveillance et non de partage. Et, du côté de l'homme, d'un amour de reconnaissance et de soumission. Des relations de réciprocité peuvent s'établir : «Je l'aime et il m'aime» (Co 5,54), mais dans la ligne d'un amour qui existe entre un monarque et un sujet qui, par surcroît, est serviteur, esclave ('abd). Ghazâli ne pouvait pas pousser plus loin, au risque de perdre tout lien avec la foi orthodoxe. Ses livres sont toujours à l'index en Arabie Saoudite, qui est précisément le berceau du hanbalisme, qui sublime le la descente Coran comme seule « media » de communication entre Dieu et l’homme, contre tous ceux qui considéraient jusqu’au Xème siècle qu’il était fait de main d’homme. Un autre mystique, EI-Hallâj, s'y est essayé – il fascinait Massignon (orientaliste français du XXème siècle), qui fut en quelque sorte son apôtre. El Hallâj a suivi la voie de l'annihilation de soi (fanâ '), il est tombé dans le monisme qui lui a fait dire «je suis dieu ». C’est typiquement le « négatif » du messianisme islamique : un gnosticisme. On sait ce qui lui en a coûté, puisqu'il fut crucifié, décapité, brûlé et ses cendres dispersés dans le Tigre en 922. Un autre, Ibn-Arabi, au XIIIème siècle, est tombé lui aussi dans le monisme. Ce fut le point final et le coup de grâce donné à la mystique musulmane qui ne se relèvera pas de son aventure dans le vouloir-être-le-plus proche de Dieu.
En fait, pour que la mystique musulmane réussisse, il aurait fallu à l'islam un médiateur. Un homme-Dieu, un Dieu-homme. C’est pourquoi l'islam orthodoxe a toujours pris ses distances avec les mystiques qu'il abhorre. Il existe cependant toujours des confréries (y compris celle avec qui Christian de Chergé et des pères blancs pratiquaient à Tibhirine le « lien de la paix », c'est-à-dire le Ribât Al Salam) Mais les confréries ne peuvent prétendre qu'à des expériences spirituelles, qui tiennent davantage de l'émotion et de la technique que d'un don reçu de Dieu et d'un rapport d'intimité avec lui.
Ce qui manque à l’islam, c’est donc le mystère de l’Incarnation, et une de ses immenses et importantes conséquences : notre filiation adoptive et bien réelle (cf. Dom Guéranger).
• La communion, qui n’est ni fusion ni soumission à la transcendance
Dans la révélation judéo chrétienne, la relation de l’homme à Dieu n’est ni une soumission à la transcendance ni une fusion avec la divinité. Elle est une communion : la transcendance – le tout autre - met sa toute puissance au service d’une relation qui prend sa source dans l’amour qui est au cœur de l’homme et dont la source est en Dieu. La toute puissance est alors mise au service du projet de se faire nôtre, et même de se faire tout-nôtre. Ainsi est comblé par un abaissement qui ira jusqu’au néant de la kénose (Cf. S. Paul : « Christus factus est obediens usque ad mortem, mortem autem crucis » – la liturgie romaine ajoute : « pro nobis ») le fossé infini qui sépare l’immanence de la transcendance pour lui substituer une présence d’une grande proximité. Et c’est ici que la notion chrétienne d’obéissance comme vertu prend la place de soumission puisque l’obéissance se comprend comme étant motivée et pratiquée par amour et dans l’amour. L’islam de ses origines chrétiennes lointaines (le nazarésime) conserve quelques éléments de cette réalité non seulement théologique mais historique : il sait que Dieu est plus proche de nous que notre veine jugulaire (s50,16); il désigne Dieu à plusieurs reprises comme « rahmân wa rahîm », (miséricordieux qui fait miséricorde) ; mais il n’a pas les mots, les concepts théologiques et les enseignement scripturaires qui lui permettent précisément de résoudre cette tension entre immanence et transcendance. Et c’est donc en instrumentalisant la transcendance qu’il s’appuie sur la religiosité pour la construction et le maintien d’un projet politico-social où la soumission des individus à une cause suprême (l’avènement du « royaume de Dieu »), assimilée à une Umma et son expansion, régulée par la Chari’a, est le fondement.
Depuis la Révélation (chrétienne – précisons le -, à partir de laquelle l’Islam ne fait – rappelons-le – que se positionner), il n’est plus envisageable de concevoir la résolution de la tension entre immanence et transcendance autrement que dans l’amour. Toute la loi peut se déduire d’un impératif, un seul : aimer : « Ama et fac quod vis » enseigne Saint Augustin. Quand on aime, on ne peut en effet que vouloir que ce qui est conforme aux vrai bien de l’être aimé ; aimer c’est aimer l’autre qui incarne à nos yeux l’absolu de la beauté avec le risque de ne jamais sortir indemne d’avoir aimé. Il ne peut y avoir d’amour sans qu’il y ait accord parfait de pensée et d’action. Mais notre faiblesse regimbe contre un tel projet, concrètement magnifique.
Dieu désire le bonheur de l’homme, il lui indique le chemin de ce bonheur de façon explicite, mais lui laisse la liberté de ne pas prendre ce chemin, car un bonheur imposé ne serait pas un bonheur. C’est la situation d’Adam et Ève dans l’Eden, qui vivent avec Dieu dans le jardin des délices, mais qui savent aussi et en même temps que justement, tout cela peut prendre fin sur un simple geste : le fait de cueillir le fruit de l’arbre et de le consommer. C’est précisément ce que ne perçoit pas l’Islam, qui (cf. cours ) inverse le récit de la Genèse, déprécie le poids du péché de l’homme et donc de son refus d’obéissance.
D'ailleurs le mot Amour ne figure pas parmi les 99 Beaux Noms de Dieu. Rien d'étonnant à cela : le mot amour (hubb) est chargé d'un coefficient trop fort d'affectivité si bien qu’il a un e connotation sexuelle. Hubb en Arabe correspond plutôt au mot éros, grec. L’islam orthodoxe considère que la transcendance de Dieu interdit de songer à une pareille relation entre Dieu et les hommes. Tout amour qui relèverait entre eux de l'amitié ou de l'intimité serait de la part de l'homme un acte d'une insupportable outrecuidance et abaisserait Dieu de manière blasphématoire. Pour parler de Dieu-Amour, le christianisme a eu recours, à la suite de saint Paul et de saint Jean, au mot agapè - le latin biblique emploie dilectio,- qui connote l'idée d'amour-altérité. Le Coran utilise pourtant le mot : « Dieu aime ceux qui font le bien » (s3,134). Et encore : « Dis : suivez-moi, si vous aimez Dieu ; Dieu vous aimera et vous pardonnera vos péchés. » (s3,31). Et ailleurs : « Dieu n'aime pas les semeurs de désordre » (s5,64), c'est-à-dire qu'il les punit.
L’amour du Coran n’est jamais la notion autre que celle de l’Eros ou Philia, jamais Agapê. Alors que le fond de la spiritualité chrétienne est justement la conjonction entre Amour et Obéissance, puisque dans l’amour la contrainte de l’obéissance disparaît: Cf. S. Augustin «ubi amatur non laboratur si laboratur labor amatur» (lorsqu'on aime n’éprouve plus de contrainte, et s’il y a contrainte, alors elle est aimée).