“Une doctrine funeste, lugubre, affreuse comme le péché, triste comme la mort ! Une nuit sombre qui descend avec un poids de plomb et avec un froid de glace sur les intelligences et sur les cœurs, un chancre de mort qui ronge toutes les parties lumineuses et élevées de l’âme humaine, une folie meurtrière qui supprime la joie de vivre et qui fait de l’existence d’ici-bas quelque chose comme un mauvais rêve, voilà l’hérésie des albigeois ! Ne la comparez à aucune autre : toutes les autres ont laissé debout la bannière sacrée de l’espérance, ont gardé la foi au Christ rédempteur, ont maintenu dans les âmes cette haute et mâle assurance que la vie vaut la peine d’être vécue, et que le combat du bien et du mal se dénouera finalement comme le réclame la voix de la conscience humaine. Selon l’hérésie albigeoise, au contraire, il n’y a plus aucun salut certain, ni dans l’Église, puisqu’elle est désignée à tous les mépris, ni dans le Rédempteur, puisqu’il a subi lui-même la loi du péché, ni dans Dieu, puisqu’il n’est pas tout-puissant et qu’il est combattu par un principe mauvais dont la puissance égale la sienne. A la place de cette harmonie que la foi chrétienne avait montrée réalisée dans l’univers par le règne de la sagesse divine, maintenant l’équilibre et la hiérarchie de toute la création, nous ne voyons qu’une lutte atroce et effroyable entre le bien et le mal, se disputant le monde dans un duel dont notre propre âme est le tragique enjeu.
Pour l’albigeois, la foi chrétienne est devenue vaine et la Rédemption n’est plus qu’un leurre. Le mal est un principe éternel et le monde créé, avec toutes ses magnificences, est son œuvre. Si l’homme est composé d’une âme, qui est l’œuvre du Dieu bon, et d’un corps, qui est celle du Dieu mauvais, cela tient à sa propre faute ; l’âme s’est laissé attirer dans le corps par les séductions de ce dernier, elle y est prisonnière, et le seul espoir de salut pour elle, c’est d’en sortir à tout prix. Voilà pourquoi le suicide est un acte religieux, parce qu’il affranchit l’âme ; voilà aussi pourquoi le mariage doit être réprouvé, parce qu’il éternise, par la reproduction indéfinie, la captivité des âmes enfermées dans les corps. L’on voit de loin s’indiquer, comme la seule solution, le cauchemar monstrueux d’une certaine philosophie moderne : le suicide collectif.
Tels sont les grands traits de cette doctrine désolante qui tarit dans sa source la vie surnaturelle de l’humanité et qui replonge la conscience humaine dans les cruelles ténèbres d’où le Christ l’avait appelée à la lumière de la Rédemption. Ah ! il faut que les hommes de cette époque aient été bien abandonnés, bien désabusés de l’idéal chrétien pour que, dans leur désespoir, ils se soient jetés en si grand nombre dans les bras d’une pareille religion ! Et cependant, tous les jours, elle se répandait davantage. Semblable à quelqu’un de ces fléaux meurtriers qui nous venaient autrefois de l’Asie, elle s’avance de proche en proche, on peut suivre sur la carte les progrès de son itinéraire de mort, on la voit comme une grande tache noire couvrir successivement tous les pays.”
G. Kurth, L’Église aux tournants de l’Histoire, Librairie Dewit, 1922, p. 65-67.