La question se pose certainement. En effet, on peut situer l’émergence de la "théologie africaine" avec la publication de l’ouvrage collectif «Des prêtres noirs s’interrogent» (1956) qui visait à dénoncer la mainmise du christianisme européen et à favoriser l'adaptation de l’Église avec la culture africaine. Or, cet ouvrage fut préfacé par Mgr Marcel Lefebvre, qui était alors archevêque de Dakar.
Dans cette préface, Mgr Lefebvre préconise une adaptation du chant «dans toutes les langues et sur les mélodies du pays». Tout en ayant des réserves envers la danse, il tente tout de même de s’en accommoder : «adapter à la danse des thèmes religieux peut très bien se comprendre pour des fêtes extérieures et des cortèges».
Côté artistique, Mgr Lefebvre croit que «la peinture et la sculpture dans les églises pourraient bien être confiées à des artistes du pays» et reconnaît qu’il y a «des chapelles de brousse très bien ornées de scènes naïves mais très éloquentes».
Sur le plan du développement liturgique, Mgr Lefebvre affirme que "l’Église, au cours des siècles, a ordonné des cérémonies qu’elle peut modifier, certes, mais elle ne le fait qu’à bon escient et assurée que le fruit spirituel en sera meilleur".
Plus encore, il confirme que «rien n’interdit l’étude d’une certaine adoption de cérémonies coutumières qui pourraient être christianisées, surtout en ce qui concerne les funérailles ou certains usages accompagnant le mariage».
Concernant l’adaptation rituelle, il convient que «le rituel pourrait très bien s’augmenter de certaines bénédictions particulièrement adaptées aux habitudes et coutumes africaines.» Mais, il rappelle tout de même le principe que «rien ne peut se faire sans l’Église.» À ce sujet, il invite à remarquer «la confusion et la contradiction des Églises qui ne sont pas unies à Pierre!»
Enfin, il a la conviction que «l’Église est belle parce qu’elle possède la splendeur de l’ordre, et l’ordre c’est l’unité dans la diversité. Ce n’est pas l’uniformité. Ce n’est pas l’anarchie.» Il précise que «l’Église tient essentiellement à garder la variété et la diversité compatible avec l’unité de la foi et des mœurs.»
Voici donc le texte complet de la préface de Mgr Lefebvre :
LETTRE-PRÉFACE
Délégation Apostolique
de Dakar.
"Mes Chers Amis,
Vous me demandez de composer quelques lignes en préface à vos articles réunis dans ce numéro de « Présence Africaine ». J’accepte bien volontiers d’encourager tous ceux qui parlent utilement de l’Afrique et de ses problèmes, que ce soient des laïcs ou des clercs.
Aujourd’hui, c’est en fils de l’Église que vous parlez, n’engageant cependant que votre propre signature, et approuvés d’ailleurs par vos Ordinaires. Vous évoquez des thèmes de pensées qui font partie de l’histoire de l’Église, mais se situant dans un cadre nouveau.
C’est un sujet d’un intérêt captivant, parce qu’il touche à la plus grande des causes, celle de l’évangélisation et du salut des âmes.
Permettez-moi d’esquisser à grands traits la doctrine de l’Église en cette matière, que plusieurs d’entre vous ont citée fort heureusement.
En ce qui concerne le chant, par exemple, nous souhaitons que les efforts louables qui ont été tentés soient davantage connus. Il nous est arrivé, au cours de nos tournées, d’avoir entendu, en Côte-d’Ivoire en particulier, des adaptations très heureuses, qu’on devrait généraliser.
Il n’y a, certes, aucune obligation à maintenir uniquement les mélodies de compositions européennes. Il y a là un travail à accomplir, dans toutes les langues et sur les mélodies du pays.
La danse religieuse est plus sujette à caution et il y aurait danger de tomber dans le « negro spiritual » qui devient d’ailleurs la seule cérémonie des sectes pagano-chrétiennes du Harrisme, du Mat’huanisme. Par contre, adapter à la danse des thèmes religieux comme le font les Malgaches, thèmes qui ne sont pas à proprement parler des cantiques et qui corrigent dans une certaine mesure ce que la danse peut avoir de lascif, peut très bien se comprendre pour des fêtes extérieures, des cortèges. C’est très discutable pour les processions.
La peinture, la sculpture dans les églises pourraient bien être confiées à des artistes du pays dont certains manifestent un talent remarquable. J’ai eu l’occasion, plusieurs fois, d’admirer leurs travaux. À Madagascar, chez les Betsileo en particulier, on trouve des sculpteurs sur bois qui sont des artistes. Au Cameroun, on voit des chapelles de brousse très bien ornées de scènes naïves mais très éloquentes. Un petit artisan du Sénégal réalise des statues en bois admirables.
Les cérémonies, plus ou moins fétichistes ou superstitieuses qui accompagnent les événements de la vie sociale, naissance, entrée dans l’adolescence, mariage, funérailles, doivent faire l’objet d’études particulières. Cependant il est certains principes qu’on ne peut oublier avant d’aborder ce travail.
Notre-Seigneur a précisé lui-même, et par son Église, des rites sacramentels destinés précisément à marquer les étapes de la vie individuelle et sociale afin de la sanctifier. Il a attaché un sens, un esprit, une grâce de rénovation, de résurrection, de vie nouvelle, qui vaut pour tous les hommes et pour tous les temps.
Auprès de ces rites essentiels et pour en expliquer la grâce et la développer, pour éveiller dans les âmes des récipiendaires les sentiments qui disposent à la grâce, l’Église, au cours des siècles, a ordonné des cérémonies qu’elle peut modifier, certes, mais elle ne le fait qu’à bon escient et assurée que le fruit spirituel en sera meilleur.
Rien n’interdit cependant l’étude d’une certaine adoption de cérémonies coutumières qui pourraient être christianisées, surtout en ce qui concerne les funérailles ou certains usages accompagnant le mariage.
Le rituel pourrait très bien s’augmenter de certaines bénédictions particulièrement adaptées aux habitudes et coutumes africaines. Mais, comme l’un ou l’autre d’entre vous le rappelle, rien ne peut se faire sans l’Église. Combien nous devons estimer cette règle d’or! C’est tout le bienfait de l’assistance promise par Jésus à Pierre et aux apôtres unis à Pierre. Voyez la confusion et la contradiction des Églises qui ne sont pas unies à Pierre!
Au contraire on peut vraiment dire de l’Église qu’elle est belle parce qu’elle possède la splendeur de l’ordre, et l’ordre c’est l’unité dans la diversité. Ce n’est pas l’uniformité. Ce n’est pas l’anarchie. De même que la nature est un exemple admirable de cette diversité infinie gardant précieusement à chaque être sa spécification et sa variété tout en maintenant une unité profonde qui relie les espèces aux genres, les genres aux règnes. Ainsi l’Église tient essentiellement à garder la variété et la diversité compatible avec l’unité de la foi et des mœurs, dans le cadre de la discipline ecclésiastique.
Votre première ébauche a le mérite de montrer un effort de réflexion sur des problèmes de l’apostolat africain fait par des enfants de l’Afrique. Je souhaite que cet effort soit poursuivi par tous ceux qui sont africains d’origine ou d’adoption.
Ayons, chers Amis, la conviction que dans la nature, hormis le péché, rien n’est étranger à Dieu, à Jésus-Christ : à Dieu comme auteur de toute chose, à Jésus-Christ parce que tout ce qui est à Dieu est à Lui, et enfin à l’Église parce qu’elle doit sanctifier toute créature pour la ramener par Jésus-Christ à Dieu."
Marcel Lefebvre
Archevêque de Dakar,
Délégué Apostolique
Pour l’Afrique noire française"
Source : Des prêtres noirs s'interrogent, Paris, Editions du Cerf, 1956, (avec imprimatur, nihil obstat et imprimi potest)